Baldassi et al. v. France : Les condamnations pénales des militants BDS violent la liberté d’expression, selon la Convention européenne des droits de l’homme

Le 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l’homme (European Court of Human Rights, ECt.HR) a rendu le jugement très attendu Baldassi et al. v. France (requête no…..

Le 11 juin 2020, la Cour européenne des droits de l’homme (European Court of Human Rights, ECt.HR) a rendu le jugement très attendu Baldassi et al. v. France (requête no. 15271/16). La Cour a décidé à la majorité qu’il n’y avait pas violation de l’article 7 (« pas de peine sans loi ») et à l’unanimité qu’il y avait violation de l’article 10 (« liberté d’expression ») de la Convention européenne des droits de l’homme (ECHR). L’analyse qui suit se focalisera sur ses conclusions concernant l’article 10.

Faits de l’affaire

Les requérants étaient onze membres du « Collectif Palestine 68 », une organisation française soutenant le mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Le mouvement a été fondé le 9 juillet 2005 comme réponse d’organisations palestiniennes non gouvernementales à l’Opinion consultative sur la Légalité de la construction d’un Mur par Israël rendue par la Cour pénale internationale (CPI) l’année précédente. Selon la CPI, le Mur et le régime d’annexion de facto qu’il créait était contraire au droit international et en particulier au droit humanitaire international, à la législation internationale sur les droits humains et au droit du peuple palestinien à l’auto-détermination. La Cour a appelé Israël à mettre un terme à ces graves violations du droit international et les Etats tiers à ne pas reconnaître, aider ou assister la situation illégale ainsi établie. Le mouvement BDS a été créé pour appeler à des boycotts, des désinvestissements et des sanctions vis-à-vis d’Israël, stratégies non-violentes pour faire pression sur Israël afin qu’il respecte le droit international et les principes universels des droits humains.

Le 26 septembre 2009 et le 22 mai 2010, les requérants ont participé à une action à l’intérieur d’un supermarché, au cours de laquelle ils ont placé des produits qu’ils estimaient être d’origine israélienne sur des caddies et ont appelé à un boycott (para. 6). Le 22 mai 2010, ils ont été convoqués par le procureur général de Colmar devant la Cour pénale de Mulhouse pour incitation à la discrimination selon la section 24 (8) de la loi du 29 juillet 1881. Alors que le tribunal de première instance a acquitté les demandeurs le 15 décembre 2011 (para. 12), la Cour d’appel de Colmar les a condamnés le 27 novembre 2013 (para. 13). Les requérants ont fait appel de la décision devant la Cour de cassation pour violation des articles 7 et 10 de l’ECHR, mais la Cour de cassation a confirmé le jugement de la Cour d’appel le 20 octobre 2015. En ce qui concerne l’article 10, la Cour [de cassation] a justifié sa décision en affirmant que le droit à la liberté d’expression peut être limité quand il s’agit d’une mesure nécessaire dans une société démocratique pour la prévention du désordre et la protection des droits d’autrui (para. 16).

Le jugement

La Cour [européenne des droits de l’homme] a commencé son analyse en évaluant si la condamnation pénale française restreignant la liberté d’expression était justifiée, plutôt qu’en démontrant d’abord que l’affaire tombait dans le champ d’application de l’article 10, comme elle le fait d’habitude. De manière intéressante, le fait que l’appel à un boycott des produits israéliens représentait un exercice du droit à la liberté d’expression n’a été mis en question par aucune des deux parties, ni par la Cour elle-même (para. 58). La Cour, par conséquent, a appliqué un test en trois parties, selon lesquelles l’interférence est justifiée seulement si elle est prescrite par la loi, si elle a un objectif légitime et si elle est nécessaire dans une société démocratique.

Par rapport à la première condition, la Cour a conclu que la loi française contenait une telle restriction, rappelant ces précédentes conclusions de non-violation de l’article 7 (pour une opinion alternative, voir l’opinion en partie dissidente du juge O’Leary, paras. 13-34). De même, la Cour a conclu que la mesure française poursuivait un objectif légitime, c’est-à-dire de protéger les droits commerciaux des producteurs ou des fournisseurs de produits venant d’Israël (para. 60). Cependant, qu’une telle restriction n’était pas nécessaire dans une société démocratique, et donc revenait à une violation de l’article 10. En parvenant à ce résultat, la Cour a rappelé les principes répétés dans le jugement de 2013 Perinçek v. Switzerland (commenté ici), où il est maintenu que i) la liberté d’expression s’applique aussi à l’information et aux idées qui peuvent offenser, choquer ou perturber ; ii) l’adjectif « nécessaire » implique un besoin social pressant, qui laisse aux Etats contractants une marge d’appréciation, mais que la Cour peut finalement examiner pour évaluer son respect des exigences de la Convention ; iii) ce n’est pas la tâche de la Cour de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais il relève de son rôle d’évaluer si les raisons présentées étaient proportionnées, pertinentes et suffisantes pour justifier une restriction d’un droit protégé par la Convention (para. 61).

La Cour a ensuite remarqué qu’un boycott est avant tout un moyen d’exprimer des opinions politiques, et qu’un appel à un boycott vise à communiquer ces opinions tout en appelant à des actions spécifiques liées à elles. Donc, par principe, il tombe dans le champ d’application de l’article 10 (para. 63). Cependant, un appel à un boycott est un mode particulier d’exercice de la liberté d’expression, dans la mesure où il combine l’expression d’une protestation avec une incitation à un traitement différentiel qui, selon les circonstances, peut revenir à une incitation à la discrimination contre autrui. De ce point de vue, l’incitation à la discrimination implique un appel à l’intolérance qui, combiné à un appel à la violence et à un appel à la haine, est une limite qui ne peut être dépassée dans aucune circonstance (para. 64).

Finalement, la Cour a fait une distinction entre l’affaire présente et l’affaire de Willem v. France, dans laquelle elle avait conclu que la conviction pénale d’un maire qui avait demandé aux services d’un restaurant municipal de boycotter les produits israéliens n’était pas une violation de l’article 10. Sur ce point, la Cour a souligné qu’un agent public comme un maire a des devoirs et des responsabilités particuliers, y compris de maintenir un degré de neutralité et de réserve par rapport à la communauté territoriale qu’il représente comme un tout. La Cour a aussi remarqué que le maire n’avait pas promu un débat ou un vote sur la question, donc n’avait pas encouragé une discussion libre sur une affaire d’intérêt général (para. 69).

La Cour a affirmé que les citoyens ordinaires n’étaient pas liés par les mêmes devoirs et les mêmes responsabilités que des autorités publiques, et donc que la conclusion de Willem ne pouvait pas être appliquée par analogie à cette affaire (para. 70). De plus, en ce qui concerne la distinction entre l’incitation à un traitement différentiel et l’incitation à la discrimination, la Cour a souligné que les requérants n’étaient jamais condamnés pour remarques racistes ou antisémites et que leurs actions n’avaient causé aucune violence, ni aucun dommage dans le supermarché (para. 71). Finalement, la Cour a conclu que la Cour nationale avait échoué à établir que la restriction de la liberté d’expression des requérants était nécessaire dans une société démocratique dans la mesure où le droit français interdit tout appel à un boycott de produits à cause de leur origine géographique, sans prendre en compte le contenu de l’appel, ses motivations et les circonstances spécifiques dans lesquelles il est fait (para. 75). La Cour a conclu son évaluation avec quelques remarques sur l’appel au boycott des produits israéliens en particulier, soulignant que le respect du droit public international par Israël et la situation des droits humains dans le Territoire palestinien occupé (TPO) sont un sujet d’intérêt général qui forme une partie du débat contemporain ayant lieu en France, comme il a lieu dans la communauté internationale toute entière. De plus, puisque les actions et les déclarations de requérants étaient politiques et militantes par nature, elles étaient particulièrement protégées par l’article 10 et ne pouvaient être limitées que dans des circonstances exceptionnelles (para. 78). A la lumière de ce qui précède, la Cour a conclu que la condamnation des requérants et donc la restriction de leur droit à la liberté d’expression n’étaient pas fondées sur un motif pertinent et suffisant et que l’article 10 avait été violé (para. 81).

Commentaire

Le présent jugement représente un précédent important pour les 47 Etats contractants du Conseil de l’Europe (CoE), et une conclusion bienvenue pour les militants BDS en Europe. En insistant sur le fait que tout le monde a le droit d’appeler à un boycott des produits israéliens, aussi longtemps que cela ne devient pas une incitation à l’intolérance, à la violence et à la haine, la Cour a fermement et catégoriquement rejeté l’idée que le mouvement BDS est discriminatoire et antisémite en lui-même.

L’amalgame entre antisémitisme et critique contre Israël est une tendance de plus en plus courante, qui a eu pour conséquence l’escalade des campagnes de diffamation anti-BDS en Europe dans les quelques dernières années. En mai 2019, le Parlement allemand a voté une motion (fermement critiquée par de nombreux spécialistes, y compris juifs et Israéliens), identifiant le mouvement BDS à de l’antisémitisme. Une résolution similaire a été votée au Parlement national d’Autriche en février 2020. Réagissant au jugement de la ECt.HR, Amnesty International a souligné que « depuis 2010, les autorités françaises ont spécifiquement demandé aux procureurs d’utiliser des lois anti-discrimination contre les militants BDS, lois qui ne sont pas utilisées contre les militants qui participent à des campagnes de boycott analogues visant d’autres pays ».

La relation entre loi anti-discrimination et liberté d’expression est le sujet d’un débat de long terme dans les études juridiques et elle ne devrait pas être utilisée comme moyen de réduire au silence les défenseurs des droits humains ou de censurer la critique légitime des politiques étatiques. De ce point de vue, la Cour de Strasbourg a confirmé que la notion juridique de discrimination intègre des critères de légitimité et de proportionnalité et qu’un traitement différentiel ne revient pas à de la discrimination s’il est fondé sur des justifications objectives et raisonnables, selon l’interprétation du Comité sur l’élimination de la discrimination raciale de l’article 1(1) de la Convention sur l’élimination de la discrimination raciale (art 115, para. 2). A la lumière de cela, il est apparent que l’objectif de BDS n’est pas de promouvoir une discrimination arbitraire contre les citoyens israéliens, mais de cibler une politique étatique délibérée et de promouvoir, par des moyens non violents et non contraignants, l’application du droit international avec le but de mettre fin aux violations israéliennes, reconnues par la CPI dans l’Opinion sur le Mur mentionnée plus haut, et plus récemment par le Cour européenne de justice (CEJ) dans le jugement sur les étiquetages (para. 48), salué par le Rapporteur spécial sur la situation des droits humains dans le TPO. Le traitement différentiel de l’état d’Israël par le mouvement BDS est entièrement dirigé contre ses politiques étrangères et ses pratiques, et non contre le peuple juif, un élément que les politiques anti-BDS déforment. De plus, en ce qui concerne l’appel au boycott en particulier, on doit remarquer — comme cela est souligné dans cet article publié dans Harvard Law Review – que les produits originaires d’Israël ne sont pas nécessairement produits par des compagnies israéliennes mais incluent aussi des compagnies étrangères opérant en Israël/Palestine. Il n’est donc ni nécessaire ni suffisant qu’une compagnie soit juive ou israélienne. Au contraire, une compagnie est ciblée à cause de sa complicité active dans les violations par Israël des droits palestiniens, une conduite qui n’est pas reliée à une identité nationale spécifique (art. 1376). On espère donc que ce jugement historique déclenchera finalement un débat juridique et politique sérieux sur les conséquences, en termes de légitimité démocratique, d’une tendance visant à réduire au silence toute critique des politiques du gouvernement israélien.