« Anti-BDS, Hasbara pro-Israël » : une guerre interne éclate dans le champ des études sur Israël

Un numéro spécial controversé du journal Israel Studies est éreinté par certains universitaires américains qui allèguent sa partialité en faveur d’Israël, mais la co-éditrice rejette la critique comme « une basse campagne de dénigrement ».

Une organisation d’universitaires spécialisés dans les études sur Israël[[Les Israel studies, dénomination construite sur le modèle de Gender studies (recherches sur le genre), African-American studies (recherche sur les noirs américains), etc., est un champ de recherches universitaire interdisciplinaire consacré à l’étude d’Israël. Plusieurs traductions françaises coexistent : « Recherches sur Israël », « Etudes israéliennes » et « Etudes sur Israël », utilisé ici.]] est confrontée à une rebellion interne, sous l’accusation de s’être permis de servir les efforts promotionnels d’Israël et d’avoir ainsi compromis son intégrité professionnelle. Au coeur de la controverse se trouve un numéro spécial de Israel Studies, un journal affilié à l’Association for Israel Studies (Association pour les études sur Israël) — qui est consacré à repousser la rhétorique antisioniste. Les critiques disent que ce numéro ignore les standards de base du savoir universitaire, incline lourdement en faveur d’Israël et s’appuie sur des contributions de personnes de second ordre dans le domaine.

Coordonné par la présidente de l’association, Donna Robinson Divine, ce numéro spécial d’été est intitulé « Crimes de mots : reconquérir le langage du conflit israélo-palestinien. (“Word Crimes: Reclaiming the Language of the Israeli-Palestinian Conflict”). Donna Robinson Divine est professeur en études juives au Smith College dans le Massachusetts.

La controverse a atteint un point critique cette semaine lorsqu’un historien israélo-américain respecté a refusé de recevoir un prix prestigieux de la part de l’association, ainsi que l’invitation à rejoindre son comité de direction.

Dans une lettre annonçant sa décision, Arie M. Dubnov, qui occupe la chaire Max Ticktin d’études sur Israël à l’université George Washington, a écrit, se référant au mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) et à la « diplomatie ouverte » pratiquée par le gouvernement israélien : « au lieu d’une invitation à dialoguer sur le langage conceptuel et les cadres théoriques utilisés par les principaux experts du domaine, le ‘dictionnaire alternatif’ [du journal] semble conçu pour fournir des éléments de langage à des activités anti-BDS et pro-hasbara, et n’a pas d’objectif académique ».

« J’ai de sérieuses inquiétudes sur l’affiliation [de l’association] à un journal à comité de lecture qui publie une ‘novlangue’ digne d’Orwell, au lieu de faciliter un échange ouvert et de bonne foi sur certaines des questions les plus graves de notre temps», a ajouté Dubnov.

Décrivant les articles du journal comme « tendancieux », Dubnov a porté l’accusation que « aucun des auteurs ne présente une question de recherche claire, ne fournit de preuves empiriques pour ses affirmations, ou ne se situe par rapport aux travaux de recherche existant sur le problème Israël-Palestine ».

La lettre était adressée à Ilan Troen, professeur d’études sur Israël à l’université Brandeis qui est aussi un des éditeurs de Israel Studies. Il est également un ancien président de l’Association for Israel Studies.

Entre activité promotionnelle et recherche

Israel Studies n’est pas le journal officiel de l’association, mais Dubnov a expliqué qu’il la tenait pour responsable parce que plusieurs de ses dirigeants ont été impliqués dans le production de ce numéro spécial d’été. Il a réclamé que, les dirigeants de l’association soit admettent leur erreur et retirent le numéro spécial, soit coupent les liens avec le journal.

Dans une conversation téléphonique avec Haaretz, Dubnov a déclaré qu’en s’associant avec ce numéro spécial, l’association « brouille les lignes entre activité promotionnelle et recherche » et « fait le jeu de ceux qui ont dit depuis longtemps que le champ des études sur Israël était un domaine imaginaire, qui n’était en fait rien d’autre qu’une couverture pour le ministère israélien des Affaires stratégiques ».

Il a accusé les articles publiés dans le journal de « se moquer des règles académiques » et a dit qu’ils n’auraient jamais passé la barre d’une publication de recherche sérieuse.

Dans un courriel envoyé aux collègues de l’association, Gershon Shafir, directeur du programme sur les droits humains à l’université de Californie à San Diego, a aussi exprimé son indignation devant le contenu du journal. « Cette tentative pour supprimer les voix critiques et les positions dissidentes à l’intérieur [de l’association] est un microcosme de l’attaque plus large contre les voix et les institutions progressistes en Israël », a-t-il écrit. « L’expression ‘crimes de mot’ fait écho aux accusations hurlées à la face des ‘criminels d’Oslo’, l’affirmation d’une récupération étant parallèle à l’effort de délégitimation de l’opposition politique ».

« Il est ironique », a-t-il ajouté, que l'[association] elle-même a été créée avec l’objectif d’offrir un forum où Israël pouvait être analysé avec les outils communs aux sciences humaines et sociales, de libérer l’étude d’Israël des liens de la loyauté politique et de la subordination dans lesquels elle était empêtrée. Cette réalisation, l’autonomie académique, est maintenant menacée par la repolitisation de l’étude d’Israël via la criminalisation de la recherche et l’attaque contre la liberté académique ».

Interrogé sur ces allégations, Troen a répondu dans un courriel à Haaretz : « Le concept de ‘crimes de mots’ est valide et utilement appliqué à de nombreux aspects des débats et des polémiques entourant Israël. Il se réfère à la manière dont, dans le débat arabo-israélien, le langage a été manipulé pour faire avancer des objectifs partisans. Des termes comme « apartheid », « colonialisme », « autochtone », « holocauste », et d’autres ont évolué et ont été appliqués, et mal appliqués. Un unique numéro, de quelque journal que ce soit, ne pourrait couvrir tout cela. Certains critiques de ce numéro des Israel Studies ont adopté la position contraire de Dubnov. Ils maintiennent que certains essais auraient pu être plus efficaces s’ils avaient été fondés sur des recherches plus aprofondies, mais pas que l’enquête ou les conclusions manquent de mérite ».

Décrivant l’association comme un «grand chapiteau », Troen a ajouté : « L’alarme que Dubnov essaie de lancer à propos d’une inquiétude prétendue pour le domaine et l'[association] n’existe que dans son imagination. Le domaine, l'[asssociation] et le journal ne sont pas en danger. Ils sont en expansion régulière et parfaitement en sécurité.»
Des membres de l’association qui partageaient les inquiétudes de Dubnov, mais ne voulaient pas rendre leurs noms publics, ont particulièrement troublés par le fait qu’une proportion anormalement importante de ceux qui ont dirigé le numéro spécial du journal et écrit pour lui étaient affiliés aux Scholars for Peace in the Middle East (Universitaires pour la paix au Moyen-Orient) — un mouvement pro-israélien sur les campus.

Sur son site web, le mouvement décrit sa mission comme celle d’« informer, motiver et encourager le personnel de l’université à utiliser ses compétences et ses disciplines académiques sur le campus, dans ses cours et ses publications de recherche, pour développer des réponses efficaces aux distortions idéologiques, y compris les calomnies antisémites et antisionistes qui empoisonnent le débat et oeuvrent contre la paix. »

Voyous universitaires

Les études sur Israël sont une discipline relativement nouvelle et la plupart des membres de l’Association for Israel Studies viennent d’autres champs, comme l’histoire, la science politique et la sociologie. L’association a été fondée en 1985 et a environ 500 membres. Ceux-ci couvrent une gamme allant des sionistes traditionnels à des supporters du mouvement international de boycott contre Israël. Le journal officiel de l’association est Israel Studies Review.

Ian S. Lustick, professeur de science politique à l’université de Pennsylvanie et membre fondateur de l’association, a déclaré qu’il pense que la crise déclenchée par la publication de ce numéro spécial jette une ombre sur l’avenir de l’association.

« Par l’affiliation du journal à l’association et parce que l’éditrice du numéro spécial est la présidente actuelle, l’image et la réputation de l’association comme organisation professionnelle, universitaire, et non comme organisation de promotion, sont compromises », a-t-il écrit dans un courriel.

« Le fait que presque tous les contributeurs au numéro sur les crimes de mots soient des membres de Scholars for Peace — une organisation directement militante — ne fait qu’ajouter au problème et aide à comprendre la tempête de protestations qui a éclaté au sein de l’association quand il est soudainement paru. Son contenu était apparemment une surprise complète pour le comité éditorial de Israel Studies, qui inclut de nombreux membres de l’association ».

Lustick a déclaré qu’à la prochaine conférence annuelle de l’association qui doit se tenir en Israël en juin, le bureau «reconsidérera» sa relation au journal.

Sollicitée pour une réponse, Robinson Divine a écrit que l’association « prendra en considération les questions qui ont surgi à propos de la publication du numéro spécial de Israel Studies lors de la réunion de son bureau annuel en juin. Ce n’est pas la première fois que l’association s’est trouvée confrontée à un sujet controversé et je soupçonne que ce ne sera pas la dernière. Elle est forte, et en tant que présidente actuelle, je me suis engagée à protéger son intégrité académique. En tant que l’un des éditeurs du numéro spécial, je demanderai à quelqu’un d’autre de me remplacer comme présidente pour diriger la réunion pendant le débat sur ‘Crimes de mots’ ».

Miriam F. Elman, coéditrice du numéro spécial, était davantage sur la défensive dans sa réponse et elle a accusé les critiques du journal d’être engagés dans une « basse campagne de dénigrement».

« Les accusations sauvages selon lesquelles, comme éditeurs, nous corrompions la procédure d’évaluation des articles, en adoptant un test de sélection politique pour choisir les auteurs de contributions, sont simplement fausses », a dit à Haaretz Elman, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’université Syracuse. « Nous avons contacté les auteurs sur la base de leurs connaissances, en gardant à l’esprit d’inclure des universitaires aussi bien des Etats-Unis que d’Israël et du Royaume-Uni, des femmes, et des personnes avec des perspectives disciplinaires diversifiées.»

Elle a rejeté les demandes pour qu’une action soit prise afin de corriger la situation. « Des appels hystériques pour que les éditeurs du journal s’excusent d’avoir publié le numéro spécial, ou pour le faire annuler, des menaces de boycott du journal et de l’association pour les études sur Israël jusqu’à ce que les éditeurs se soumettent à ces demandes, sont des comportements de voyous en milieu universitaire. Il existe des manières de faire bien établies pour que les lecteurs d’un journal élèvent des critiques et, en ce qui me concerne, j’accueille positivement le dialogue et le débat sur de futures pages du journal. Je suis soulagée que des têtes plus froides aient prévalu ici et qu’on ne cédera pas à ce harcèlement. Je crois que nous parlons d’une très petite minorité, car très peu d’universitaires fouleraient ainsi aux pieds la liberté académique. »

Joel S. Migdal, professeur d’études internationales à l’université de Washington, a déclaré qu’il ne partageait pas les inquiétudes sur l’avenir de l’association. « Je ne pense pas que l’organisation soit en danger », a- t-il dit à Haaretz. « Elle a traversé ces débats auparavant, lorsque des personnes de gauche ont pensé que des personnes de droite contrôlaient l’organisation, et vice-versa, et je pense qu’elle surmontera également très bien cette tempête. »

L’historien de Harvard Derek J. Penslar a dit qu’il avait évalué des articles pour Israel Studies dans le passé et publié ses propres articles dans le journal, qu’il a décrit comme « solide et respectable ».
« Mais je n’ai vu aucun des articles de ce numéro spécial », a-t-il dit à Haaretz. « Aucun n’a atterri sur mon bureau ». Interrogé sur son opinion à propos de ce numéro spécial, il a dit qu’il en était « mécontent et surpris ».