Par Johann Soufi, avocat international, ancien chef du Bureau juridique de UNRWA à Gaza et chercheur associé au Centre Thucydide (Paris II Panthéon-Assas).
Quatorze éléments clés pour comprendre la décision de la Cour Internationale de Justice dans l’affaire de l’Afrique du Sud contre Israël.
1. Le 26 janvier 2024, la Cour Internationale de Justice (« La Cour » ou « la CIJ ») a rendu son ordonnance prononçant des mesures conservatoires dans l’affaire Afrique du Sud c. Israël introduite par Pretoria en vertu de la Convention sur le Génocide de 1948. Jamais depuis sa création en juin 1945, le principal organe judiciaire de l’Organisation des Nations Unies n’avait suscité une telle attention. Les audiences des 11 et 12 janvier, diffusées en direct sur les réseaux sociaux et certaines chaînes de télévision, ont éveillé un intérêt sans précédent aux quatre coins du monde. L’ordonnance du 26 janvier 2024 a été largement commentée dans les médias, avec une précision et une rigueur extrêmement variables. Tandis que de nombreux experts en droit international ont souligné l’importance de cette décision, d’autres « toutologues » (auparavant autoproclamés experts du Covid-19 et de la guerre en Ukraine, et aujourd’hui du Proche-Orient et de la justice internationale) se sont précipités sur les plateaux de télévision pour en dénaturer le sens ou en réduire la portée. Cet engouement soudain des médias et du public pour la justice internationale, dans le cimetière du droit international que représente le conflit israélo-palestinien, constitue toutefois, indéniablement, un progrès. Il comporte aussi des risques importants d’instrumentalisation et de politisation d’une justice internationale souvent incomprise et critiquée. Dans le tumulte politico-médiatique actuel, cet article ambitionne de fournir quelques clefs d’analyse pour comprendre une décision qui, à bien des égards, est déjà historique.
La reconnaissance du risque de génocide : une victoire judiciaire de l’Afrique du Sud.
2. L’ordonnance du 26 janvier constitue indubitablement un succès judiciaire pour l’Afrique du Sud. Tandis qu’Israël, plusieurs de ses alliés (notamment les États-Unis et l’Allemagne) et certains responsables politiques, dont le ministre des affaires étrangères français Stéphane Séjourné, critiquaient le caractère prétendument frivole, voire calomnieux, de l’action sud-africaine, la Cour en consacre le bien-fondé (paras. 19 à 32 de l’ordonnance). Dans la continuité de sa jurisprudence de l’affaire Gambie c. Myanmar, les juges reconnaissent notamment la capacité de Pretoria d’agir en tant qu’erga omnes partes, c’est-à-dire sa possibilité de saisir la Cour pour la violation alléguée par Israël de la Convention sur le génocide, même si la population sud-africaine n’est pas directement menacée.
3. L’ordonnance de la Cour valide également la pertinence de l’usage des termes « génocide » ou de « risque de génocide », employés par l’Afrique du Sud, plusieurs États, et de nombreux défenseurs des droits humains (tels que des experts indépendants de l’ONU, ou l’ancien procureur de la Cour pénale internationale Luis Moreno Ocampo) et organisations spécialisées (telles que le Lemkin Institute for Genocide Prevention, la Commission internationale de juristes, ou la FIDH) pour décrire les crimes perpétrés par Israël et la situation humanitaire catastrophique à Gaza. Les juges de La Haye reconnaissent le caractère potentiellement génocidaire de certains des actes israéliens dans la bande de Gaza, en particulier la soumission intentionnelle de la population gazaouie à des conditions d’existence susceptibles d’entraîner sa destruction physique (Article 6 c du Statut de Rome). En s’appuyant sur les rapports de l’UNRWA, d’OCHA, et d’autres agences des Nations Unies présentes sur le terrain, qui alertent depuis des mois, sur les effets humanitaires désastreux du siège israélien privant d’eau, de nourriture, de médicaments, et d’électricité une population épuisée, malade, et affamée, les juges confirment la fiabilité des témoignages de ces organisations humanitaires dans une zone autrement interdite aux journalistes et aux enquêteurs internationaux (paras. 33 à 49, et 67 à 72 de l’ordonnance). Les efforts israéliens pour décrédibiliser UNRWA, immédiatement après le prononcé de l’ordonnance, doivent aussi s’interpréter dans ce contexte.
4. Dans son ordonnance, la Cour reconnait également l’intention possiblement génocidaire de certains hauts responsables politiques et militaires israéliens, c’est-à-dire leur volonté de détruire en tout ou en partie, les Palestiniens de Gaza. Citant notamment le ministre de la Défense Yoav Gallant, qui a affirmé combattre des « animaux humains », le président Isaac Herzog qui a promis de « briser la colonne vertébrale » des « terroristes de Gaza », et le ministre des Infrastructures de l’époque, Israël Katz qui voulait priver les habitants de Gaza d’eau et d’électricité « tant qu’ils seront de ce monde », (paras. 52 de l’ordonnance), la Cour reconnait le caractère« plausible » de la violation par Israël de la Convention de 1948 sur le génocide, et l’existence d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable, qui constituent les critères de déclenchement de mesures conservatoires (paras. 54, 58, 61 et 74 de l’ordonnance).
Des mesures conservatoires partielles, mais significatives
5. Les six mesures conservatoires ordonnées dans leur grande majorité (15 contre 2 pour la plupart, et même 16 contre 1 pour deux des mesures) par les juges de la Cour ont suscité d’importants débats, portant notamment sur l’absence de cessez-le-feu.
6. L’absence, dans l’ordonnance, de mesure relative à la fin des combats constitue la principale déception pour les Palestiniens et leurs soutiens. La Cour n’ayant pas justifié, dans sa décision, les raisons de l’absence d’une telle mesure, toute analyse à ce sujet sera donc nécessairement spéculative. Plusieurs éléments peuvent expliquer cette décision. D’abord, il est nécessaire de rappeler que le maintien de la paix et de la sécurité internationales relève principalement du Conseil de sécurité et non de son organe judiciaire, la CIJ (Article 24 de la Charte des Nations Unies). Si la Cour avait effectivement ordonné un cessez-le-feu dans l’Affaire opposant l’Ukraine à la Russie en 2022, il convient toutefois de rappeler que le contexte de cette affaire était bien différent, la Russie ayant invoqué la Convention de 1948 sur le génocide pour justifier son invasion de l’Ukraine afin de prévenir un « risque de génocide dans le Donbass ». La Cour ayant considéré que cet argument était un prétexte à l’invasion russe, c’est naturellement qu’elle a ordonné à cette dernière de « suspendre immédiatement ses opérations militaires commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine » (CIJ, Russie c/ Ukraine, Ordonnance du 16 mars 2022 sur les mesures conservatoires). Les raisons du déclenchement de l’opération militaire israélienne à Gaza étaient différentes. En outre, il aurait été délicat pour les juges d’ordonner un cessez-le-feu à un seul des belligérants (Israël), l’autre, le Hamas, n’étant pas un État et donc pas partie à la procédure (voir en ce sens le paragraphe 16 de l’opinion séparée du juge israélien Aharon Barak). Il reste néanmoins évident, pour de nombreux juristes, diplomates et acteurs humanitaires, que l’arrêt des combats constitue le seul moyen de mettre en œuvre les mesures conservatoires ordonnées par la Cour.
7. Malgré l’absence notable de cessez-le-feu, cette décision constitue une défaite juridique importante pour Israël. Non seulement les juges ont reconnu la plausibilité du génocide, mais les mesures conservatoires prononcées à l’encontre de l’Etat hébreu sont strictes. La Cour ordonne en effet à Israël de prendre, sans délai, toutes les mesures en son pouvoir pour empêcher la commission de tout acte relevant de la Convention de 1948 ; de s’assurer, avec effet immédiat, que son armée ne commette aucun acte potentiellement génocidaire ; de prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide ; d’adopter des mesures efficaces pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire d’urgence et de prendre des mesures efficaces pour prévenir la destruction et assurer la conservation des preuves. Le gouvernement israélien a un mois pour soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures prises pour mettre en œuvre ces mesures conservatoires de manière effective. (paras. 83-86 de l’ordonnance).
Des conséquences juridiques importantes
8. Si cette décision ne concerne pas le fond de l’affaire, elle a d’ores et déjà des conséquences importantes pour les Israéliens, les Palestiniens, et pour l’ensemble de la « communauté internationale ».
9. D’un point de vue symbolique d’abord, le simple fait que l’hypothèse d’un nouveau génocide au XXIe siècle soit « plausible » devrait ébranler notre conscience humaine. Comme le souligne le juge israélien Aharon Barak dans son opinion séparée, cette accusation acquiert toutefois une symbolique particulièrement infamante pour Israël, un État créé pour offrir un refuge aux Juifs victimes du génocide en Europe et de persécutions séculaires (paras. 3-8 de l’opinion séparée du juge israélien Aharon Barak). En faisant l’objet de mesures conservatoires de la CIJ au titre de la Convention sur le génocide de 1948, l’État hébreu se retrouve dans l’histoire de la justice internationale, aux côtés de la Serbie de Milošević (avril 1993) et du régime birman au Myanmar (janvier 2020), devenus ensuite des parias de la communauté internationale. Quel que soit le dénouement de cette affaire, cette décision aura aussi inévitablement un impact significatif sur la politique israélienne. Elle va intensifier les critiques à l’encontre de Benjamin Netanyahu et de ses alliés d’extrême droite, et renforcer les manifestants qui réclament un cessez-le-feu dans le pays et ailleurs. Elle est également susceptible de renforcer le pouvoir judiciaire israélien (cible de nombreuses attaques de la part du gouvernement Netanyahu), à qui il est demandé de prendre des mesures contre les dirigeants suspectés d’avoir incité au génocide. Pour les Palestiniens, cette décision est symbole de la reconnaissance du groupe « national, ethnique, et racial » que constitue le peuple palestinien – protégé par la Convention de 1948 (para. 45 de l’ordonnance ; déclaration du juge chinois Xue, para. 2). Cette existence, parfois niée par certains dirigeants extrémistes israéliens, comme Bezalel Smotrich en France en mars 2023, ne saurait plus être contestée. Pour reprendre les termes de l’avis consultatif de la Cour sur la légalité du mur en Cisjordanie en 2004, « l’existence de ce peuple palestinien et les droits qui lui sont conférés, notamment son droit à l’autodétermination, sont désormais indiscutables » (para. 118 de l’avis consultatif sur le mur en Cisjordanie, 9 juillet 2004). L’ordonnance de la Cour symbolise aussi la reconnaissance des souffrances de la population palestinienne et le déplacement forcé dont elle est victime, qui constitue un crime de guerre (Art. 2 a. iv et 2. A vii du Statut de Rome) et potentiellement un crime contre l’humanité (Art. 7 d. du Statut de Rome) – (para. 46 de l’ordonnance).
10. D’un point de vue juridique ensuite, comme l’a rappelé la Cour, la décision est obligatoire pour Israël (para. 83 de l’ordonnance), qui ne peut plus mener sa guerre à Gaza comme par le passé et prétendre agir en conformité avec le droit international. La Cour exige de l’État hébreu qu’il modifie immédiatement son comportement potentiellement génocidaire. Pour le reste de la communauté internationale, cette décision a également des conséquences juridiques importantes. Comme l’a rappelé la Cour dans son arrêt du 26 février 2007 dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Monténégro, « les États ont désormais l’obligation de mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher le génocide ». (para. 430 de l’Arrêt du 26 février 2007). Cette obligation incombe particulièrement aux États qui « disposent de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement craindre qu’ils nourrissent l’intention génocidaire spécifique ». (para. 431 de l’Arrêt du 26 février 2007). Il convient aussi de rappeler que, dans cet arrêt, la Cour avait considéré que « la fourniture de moyens destinés à permettre ou faciliter la commission du crime » pourrait constituer une complicité de génocide (para. 419 de l’arrêt du 26 février 2007). La décision des États-Unis et d’autres États occidentaux de poursuivre leur soutien militaire à Israël, ou de suspendre le financement de l’UNRWA pourrait ainsi engager leur responsabilité internationale.
L’avenir de l’ordre international en question
11. La CIJ, comme toutes les juridictions internationales, ne dispose pas de mécanisme de contrainte pour imposer ses décisions. Elle dépend pour cela de la coopération des États, en particulier des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Bien que le Secrétaire général des Nations Unies ait rapidement transmis l’ordonnance de la Cour au Conseil de sécurité pour sa mise en œuvre, il est probable, toutefois, que celui-ci demeure impuissant, bloqué par ses divisions internes et par le veto américain contre toute résolution perçue comme excessivement contraignante pour Israël. Les réactions initiales d’autres nations occidentales semblent également traduire une réticence à contraindre Israël à respecter ses obligations internationales et l’ordonnance de la Cour.
12. La conséquence la plus immédiate du soutien continu des puissances occidentales à Israël sera probablement la poursuite des hostilités et des crimes israéliens dans la bande de Gaza. Tandis que la population meurt de faim à Gaza, les entraves à l’aide humanitaire et l’intensification des bombardements sur Khan Younis et Rafah accroissent encore davantage les souffrances d’une population gazaouie meurtrie et à bout de souffle. Le risque d’une régionalisation du conflit est de plus en plus grand. La duplicité de l’Occident, dès lors qu’il s’agit de respect du droit international par Israël, mine aussi profondément l’édifice rhétorique et juridique qu’il a lui-même forgé à la fin de la seconde guerre mondiale. Elle renforce, au contraire, l’influence des régimes autoritaires et de tous ceux qui s’attaquent aux droits de l’Homme partout dans le monde.
Une opportunité à saisir : un nouveau souffle pour le droit international
13. Dans ce contexte particulièrement sombre, cette crise sans précédent de l’ordre mondial révèle également quelques lueurs d’espoir pour les peuples israélien et palestinien, et pour le reste de la « communauté internationale ». Jamais dans l’histoire de ce conflit historique la situation n’avait semblé aussi désespérée. Cette situation dramatique est pourtant le fruit de plus de deux décennies d’inertie durant lesquelles le monde s’est progressivement désintéressé d’un conflit dont la principale victime est le peuple palestinien, colonisé en Cisjordanie et emmuré à Gaza. Le sang et les larmes versés par les deux peuples depuis le 7 octobre ont remis tragiquement la résolution de ce conflit et la question palestinienne au cœur des préoccupations internationales. De plus en plus de voix s’élèvent, y compris parmi les soutiens d’Israël, pour reconnaître enfin le droit des Palestiniens à un État et à l’autodétermination. Une telle évolution nécessitera inévitablement un processus de décolonisation, seul capable d’apporter paix et sécurité aux deux peuples.
14. L’autre source d’espoir réside dans la portée symbolique de l’action de l’Afrique du Sud devant la Cour Internationale de Justice. Le fait qu’une démocratie du Sud ayant vaincu l’apartheid ait généré un tel enthousiasme planétaire pour sa démarche judiciaire en faveur du peuple Palestinien souligne une profonde aspiration globale à davantage de justice et au respect des valeurs universelles. De fait, la critique de la posture de l’Occident ne doit pas être perçue comme une remise en question des valeurs qu’il prétend défendre. Elle constitue, au contraire, un appel vigoureux en faveur de la démocratie, de la justice, et du droit à l’échelle internationale, sans doubles standards. La déconstruction profonde du monde à laquelle on assiste appelle à une reconstruction, à une révolution : celle d’un véritable « État de droit mondial » fondées sur des valeurs universelles, sur le respect du droit international et sur une plus grande égalité entre les peuples. La décision du 26 janvier 2024 pourrait aussi constituer l’une des premières pierres dans la construction de ce nouveau monde.