Un séminaire consacré à différents aspects, en particulier éducatifs, géographiques, historiques et sociaux de la Palestine, est organisé à l’École normale supérieure (ENS) dans le cadre du dispositif des séminaires élèves, validé par plusieurs départements de l’École normale supérieure. Après de nombreuses séances qui se sont déroulées selon les modalités habituelles (exposés introductifs par des spécialistes, parfois autour d’un ouvrage récent, questions, réponses et discussion avec les auditeurs et auditrices), une séance a été interrompue, apparemment à la suite d’interventions houleuses extérieures. Le séminaire a alors été suspendu brutalement par la direction de l’ENS, sans information aux intervenants et intervenantes prévus pour la séance suivante. On trouvera ici un communiqué sur cette annulation et là une information de la part de la direction de l’ENS.
La lettre suivante a été adressée à la direction de l’ENS, juste après la décision de reprise des séances, sous ce qui est annoncé comme de nouvelles règles, là encore sans information aux intervenants et intervenantes. Elle n’a pas obtenu de réponse de la direction de l’ENS.
19 mars 2025
Monsieur le directeur de l’École normale supérieure,
Messieurs et mesdames les directeurs et directrices des départements organisant le séminaire Palestine,
chers et chères collègues,
Je devais participer comme modératrice à une séance du séminaire Palestine consacrée à l’éducide le 17 février 2025. Cette séance a été annulée sans excuse, ni explication, quatre jours avant la date prévue et c’est par un pur hasard que j’ai découvert la semaine dernière que vous aviez maintenant prévu qu’elle se tiendrait le 24 mars. Je considère que l’ENS (j’ignore à quel niveau) a témoigné d’un mépris certain envers les intervenants au cours du dernier mois, et il n’est pas question que je sois présente. J’avais d’ailleurs pris dans l’intervalle d’autres engagements pour le 24 mars. Je souhaite cependant vous communiquer mon point de vue détaillé sur le déroulé des événements et sur ce que j’en conclus.
Pour ceux et celles d’entre vous qui ne me connaissent pas, je suis directrice de recherche au CNRS dans un laboratoire de mathématiques, travaillant plus particulièrement sur l’histoire sociale des mathématiques. Je ne suis donc pas spécialiste professionnellement de la Palestine. J’étais aussi (et l’aurais encore été en date du 17 février) membre du Conseil d’administration de l’Association universitaire pour le respect du droit en Palestine, conseil que j’ai quitté fin février dans le cadre d’un renouvellement des instances. C’est dans ce contexte que j’ai eu l’occasion de traduire en français en 2024 des rapports et écrits de Ibrahim Rabaia et Lourdes Habash (les deux intervenants principaux prévus pour la séance du 17 février) sur l’éducide en Palestine, et d’autres textes portant sur la notion ou le sujet ; leurs interventions au séminaire devant avoir lieu en anglais, j’ai pensé effectivement pouvoir y participer de manière utile, en particulier s’il fallait traduire ou compléter en direct certains échanges, et c’est dans cette perspective que j’avais accepté initialement de participer à la séance du 17 février.
J’ai assisté en ligne à deux séances du séminaire Palestine fin 2024. J’ai été quelque peu surprise d’entendre au début de chaque séance une annonce des organisateurs rappelant l’interdiction de tout propos discriminatoire, en particulier antisémite, raciste, sexiste, etc. Ce genre de propos est interdit par la loi, comme le vol ou l’agression physique, et je n’ai jamais vu, à un séminaire de l’ENS, quiconque rappeler qu’il est interdit de voler un téléphone portable ou d’injurier son voisin. Il va de soi que la loi doit y être respectée. Le fait de devoir s’inscrire aux séances par un processus un peu compliqué m’a aussi surprise. Je dois avouer que j’ai attribué ces procédures à un excès de prudence des organisateurs et organisatrices du séminaire, et non à des exigences ou des interventions de votre part, que je n’aurais jamais soupçonnées. De fait, les deux séances auxquelles j’ai assisté étaient parfaitement normales pour un séminaire, avec des interventions pédagogiques, fondées sur des recherches universitaires de haut niveau, des questions factuelles sur le sujet traité et des réponses sur le même ton. Je n’ai pas assisté à la séance du 10 février.
Le 12 février, la co-modératrice de notre séance, Sophie Roux, professeur à l’ENS, et moi-même avons soigneusement préparé en ligne le déroulé du 17 avec Ibrahim Rabaia. Entre le projet de la séance au début de l’année universitaire et le 12 février, des changements ont eu lieu en Cisjordanie et en particulier dans la région de Ramallah, où se trouve l’université (Birzeit) des intervenants ; Ibrahim Rabaia ne pouvait plus venir à Paris, comme prévu initialement, et nous devions donc préciser le déroulement de leurs interventions entièrement en ligne.
C’est le 13 février au matin que l’organisation étudiante du séminaire m’a transmis par un mail laconique une note tout aussi laconique de votre administration, datant de la veille et annonçant que pour un problème de salle lors de la séance du 10 février, le séminaire était suspendu et notre séance annulée.
Pour être parfaitement claire : je n’ai JAMAIS reçu de votre part, ni de la part d’un service quelconque de l’ENS, ni à cette date, ni plus tard, la moindre excuse ou explication directes.
L’organisatrice étudiante de la séance m’a dit avoir elle-même alors peu d’information et attendre des décisions de votre part.
Fin février, il m’a d’abord été annoncé (uniquement par les organisateurs et organisatrices étudiants, et jamais par l’administration de l’ENS ou l’un ou l’une de vous) que la direction de l’ENS réfléchissait sur le protocole à adopter, puis qu’en raison des vacances, cette décision était repoussée, puis que le séminaire allait reprendre avec une charte de fonctionnement si des dates de remplacement pouvaient être trouvées.
Faut-il vraiment commenter le fait que pendant ce temps, à Ramallah, des centaines de personnes étaient déplacées, leurs études interrompues, que les deux collègues palestiniens devant intervenir à cette séance sur l’éducide devaient refaire en urgence les cursus, sur fond de destruction massive ? Qu’une partie importante de leurs étudiants n’avaient accès ni à l’électricité (donc aux cours en ligne), ni même à de la nourriture suffisante ? Et qu’on leur demandait d’accommoder dans cette tourmente une nouvelle intervention, celle prévue ayant été déprogrammée parce que l’autorisation donnée pour utiliser une salle vide n’aurait pas été confirmée au bon niveau de hiérarchie ? Il aurait été facile, et approprié, il me semble, de maintenir la séance du 17, compte tenu des priorités de la situation, tout en engageant des discussions internes de protocoles si vous le jugiez nécessaire. Je veux croire que c’est surtout le manque d’imagination concrète ou votre ignorance de la situation internationale qui est responsable de l’indécence de ce report de dernière minute, avec ces intervenants spécifiques.
Comme indiqué plus haut, je n’ai jamais eu aucune autre explication de votre part que celle concernant l’utilisation d’une salle. En revanche, dès le 13 février, j’ai reçu de sources extérieures multiples, en particulier de personnes inscrites à la séance du 17 février ou d’autres ayant assisté à celles du 10, des demandes d’explications, des bribes d’informations ou ce qui en tenait lieu, des copies de posts sur des réseaux sociaux. Je n’ai de comptes sur aucun de ces réseaux. Mais j’ai reçu (y compris de collègues étrangers) des copies d’écran, en particulier ceux venant d’une association se disant représentative des étudiants juifs de France, et accusant en ligne l’ENS de former des talibans et d’être antisémite. Selon des personnes présentes à la séance du 10 février, un (UN) élève de l’ENS, accompagné de trois ou quatre individus extérieurs, aurait protesté contre la séance, filmé des participants et refusé de décliner son identité, provoquant une sortie précipitée par la sécurité de l’ENS des intervenants de cette séance. Encore une fois, je n’infirme, ni ne confirme la description de ces événements, n’y ayant pas assisté et n’ayant reçu aucune description officielle et complète de votre part. Je ne peux que constater que cette description est cohérente avec les documents qui m’ont été transmis, largement, et principalement de l’extérieur de l’ENS.
La plupart des établissements universitaires ont mis en place un protocole pour entendre les étudiants et étudiantes victimes, ou se pensant victimes, de discrimination ou de harcèlement. Je pense que c’est aussi le cas à l’ENS-PSL. Il semble donc que l’interruption du séminaire ne soit pas dû non à un ressenti de discrimination ou d’antisémitisme, pour lequel l’étudiant concerné aurait pu faire un signalement à cette cellule, mais à un désir de museler des opinions contraires aux siennes, sur place et par des insultes publiques sur les réseaux sociaux. Ce n’est malheureusement pas une situation inhabituelle, surtout pour les sujets de société. Ce qui est inhabituel en revanche, c’est que parmi les posts affichés sur le site de cette association qui m’ont été transmis, figuraient en bonne place des photos des étudiants perturbateurs dans le bureau de la direction de l’ENS, en présence d’un ministre. J’ai pensé au départ qu’il s’agissait de réprimander ces étudiants pour leur comportement agressif et leur manquement au respect de la liberté académique, mais il semble que ce soit juste le contraire. Je ne peux que m’en étonner.
Pour revenir au déroulé des événements, j’ai donné dès la fin février les disponibilités dans mon propre emploi du temps pour le report de la séance, tout en exprimant mes réserves sur un report sans excuses, ni explications préalables, de votre part ; j’ai aussi indiqué que je ne participerai pas à un séminaire doté d’une charte (!) sans la voir au préalable. Je n’ai eu ni confirmation, ni explication. C’est Mme Sophie Roux, rencontrée lors d’un colloque sur un tout autre sujet le mercredi 12 mars, qui m’a dit avoir vu la séance annoncée sur un des sites de l’ENS comme reportée au 24 mars.
C’est encore grâce à elle, qui a évidemment demandé à voir la charte, que j’ai pu lire cette dernière. J’ai eu le sentiment d’entrer dans un récit dystopique, tant votre charte est, sous une apparence caractéristique de raison superficielle, pleine de contradictions et d’interdictions multiples et vagues tout ensemble. Elle insiste sur l’importance de barrer toute expression discriminatoire, ce que je ne peux qu’approuver. Mais elle s’adresse exclusivement aux organisateurs du séminaire, suggérant qu’il s’agit de les rappeler à l’ordre sur ce point, alors qu’ils faisaient déjà une annonce en ce sens et la faisaient respecter, et que ce sont des extérieurs qui ont, si j’ai bien compris, utilisé un langage injurieux. La charte ne parle d’ailleurs pas des mesures protectrices contre ces interventions extérieures, mais seulement de ce que les intervenants doivent respecter — ce qu’ils avaient déjà fait dans les séances auxquelles j’ai assisté. Selon ces consignes, je n’ai d’ailleurs pas le droit de modérer une séance (ne faisant pas partie du personnel de l’ENS-PSL et n’étant pas spécialiste professionnellement du sujet), et j’aurais dû, si j’y avais participé, refuser de répondre à toute question politique. Il est difficile d’imaginer une seule question sur l’éducide et le scolasticide qui ne le soit pas, et je m’étonne que des universitaires de lettres et de sciences humaines puissent à ce point oublier dans leurs écrits quotidiens ce qu’ils et elles n’ont cessé d’établir dans leurs travaux de recherche. Nous devrions constater la destruction des bâtiments, du personnel et des étudiants, des laboratoires et bibliothèques, des possibilités même d’enseigner sans accès à l’électricité, à internet, à des lieux alternatifs, voire à la nourriture, l’interdiction d’accéder à des matériels, des livres, des fournitures, et même des bulldozers, comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle (alors même que nous savons d’ailleurs que beaucoup de catastrophes naturelles elles-mêmes sont renforcées par une intervention humaine et politique) ? Nous devrions discuter des remèdes ou des aides possibles hors de toute politique ? Votre charte elle-même est une déclaration politique. L’affirmation qu’elle serait destinée à protéger le séminaire m’a paru peu crédible ; elle me semble viser surtout à vous protéger de le maintenir. Elle est aussi contradictoire avec ma propre expérience, puisque rien n’a été fait pour que les intervenants soient prévenus de quoi que ce soit. Il sera par exemple impossible de respecter, pour la séance du 24 mars, les 15 jours de délai maintenant exigés pour une modification des intervenants, puisqu’ignorant son report et les règles qui interdisent ma participation, je n’ai pu en informer les organisateurs que tardivement.…
L’impression pénible que m’a donnée la lecture de la charte ne pouvait qu’être renforcée par le communiqué de presse de l’ENS, public quant à lui. Son ton est accusateur envers les organisateurs et organisatrices et, en cohérence avec les posts répandus sur le web, il accorde une étrange légitimité à une association spécifique, tout aussi étrangement protégée par un ministère, dont le seul représentant à l’ENS semble justement n’avoir respecté aucune règle du comportement académique attendu — un comportement qui doit être basé sur la discussion et les arguments, pas les insultes sur les réseaux sociaux. La comparaison entre votre charte confidentielle et votre communiqué public me semble un bel exercice pour un cours futur. Je constate par exemple que le mot, contesté, d’« islamophobie » a disparu entre les deux, que le communiqué ne mentionne plus du tout les efforts de l’organisation du séminaire pour en maintenir le bon déroulé, etc. Et il semble reprocher au séminaire un comportement dû en fait à des personnes extérieures qui s’en glorifient sur les réseaux sociaux.
J’ai entendu de plusieurs côtés que l’essentiel est de continuer le séminaire et qu’il faut accepter les compromis. Si c’est votre seul moyen d’information sur une situation tragique, certes. Et j’attends avec intérêt les mesures que l’ENS-PSL prendra ensuite pour aider vraiment les Palestiniens à surmonter cet éducide, sans se contenter de les dépouiller un peu plus en récupérant leurs meilleurs étudiants ou en offrant des cours. Mais mon expérience de ce dernier mois, votre charte kafkaienne, contredite en partie par votre communiqué public, et votre manque de considération pour les universitaires intervenants et intervenantes, en particulier M. Rabaia et Mme Habash, au cœur d’une tragédie d’une ampleur incroyable, me semblent surtout des pas clairs vers l’abandon de la liberté académique et de la libre expression, et des protocoles de protection qui devraient les garantir. C’est cela que j’aurais attendu dans le communiqué public d’une institution de recherche prestigieuse et admirée.
Il y a quelques semaines, Yvonne Choquet-Bruhat est décédée et j’avais en tête le chapitre de ses mémoires où elle évoque le sort de son père, Georges Bruhat, directeur-adjoint de l’ENS, arrêté, déporté et mort en déportation pour n’avoir pas dénoncé un élève résistant. Je n’attends pas un tel héroïsme, de quiconque. Mais l’épisode présent me montre que nous sommes à un moment clé. L’Association américaine des professeurs d’université a qualifié il y a quelques jours de lâche l’université Columbia qui, sous une lourde pression financière en particulier, obéit aux injonctions de son gouvernement, voire les anticipe, pour réduire au silence les expressions opposées à la guerre à Gaza.
Comment alors qualifier le report à votre gré, à peine quelques jours avant l’événement, d’un séminaire parfaitement paisible et ordinaire, parce que le sujet ou les intervenants d’une séance précédente ont déplu à un élève ? Votre travail, notre travail, est justement de démêler la différence entre une expression de discrimination et une expression d’une position politique ou éthique argumentée. Les travaux historiques sur la première moitié du vingtième siècle, en particulier, montrent qu’aucune discipline n’est épargnée quand la confusion entre les deux s’établit ; quand, sous prétexte d’éviter la première, on aboutit petit à petit, par de petites règles et de petits compromis, à la répression non tant de la seconde, mais surtout de ce que nous devrions toujours défendre, la liberté de l’exercice de la recherche et de la réflexion, et la capacité à le mener.
Je regrette profondément de constater que des responsables de l’École normale supérieure semblent y renoncer.
Cordialement,
Catherine Goldstein