A Gaza, récit de la prise de l’hôpital Al-Shifa par l’armée israélienne

L’armée israélienne a pénétré mercredi dans l’hôpital où s’étaient abrités de nombreux civils, sans pour l’instant fournir la preuve que l’établissement avait un usage militaire.

En pénétrant mercredi 15 novembre dans Al-Shifa, le principal hôpital de Gaza, l’armée israélienne a signifié aux derniers Palestiniens encore présents dans cette ville qu’ils n’y disposaient plus d’aucun refuge. Ce n’est pas à un assaut militaire en bonne et due forme que se sont livrés les soldats, contrairement à ce que craignaient les déplacés, qui quittent l’établissement par centaines depuis son encerclement partiel le 10 novembre. C’est à une opération d’intimidation. En vidant l’hôpital, l’armée s’attaque au centre névralgique d’une cité qui comptait un million d’habitants avant la guerre, et qui est aujourd’hui largement dépeuplée et promise à la ruine.

Six semaines de bombardements massifs et indiscriminés, puis une opération terrestre menée lentement et méthodiquement, à partir du 13 octobre, ont déjà en partie détruit cette ville côtière, qui fut jusqu’au IXe siècle un carrefour des routes commerçantes de l’Orient à la Méditerranée, et qui retrouve aujourd’hui son visage de 1917, au sortir d’une guerre de tranchée durant laquelle les artilleries turque et britannique avaient rasé la ville. Au 16 novembre, les autorités de santé de l’enclave, anciennement administrée par le Hamas, dénombrent au moins 11 000 morts, et 1,6 million de déplacés.

Les tanks israéliens ont pénétré vers 2 heures du matin dans Al-Shifa, situé près du front de mer, sur le flanc sud du camp de réfugiés d’Al-Shati, dont l’armée a pris le contrôle mardi matin. Jeudi matin, des soldats y étaient encore, selon le principal porte-parole de l’armée, Daniel Hagari. Ils devaient poursuivre leur fouille, ayant échoué pour l’heure à fournir la preuve que les sous-sols de l’hôpital abritent une importante base militaire du Hamas – ce que nie la direction de l’établissement. L’armée n’a diffusé mercredi que des images de quelques équipements de fantassins (armes automatiques, grenades, gilets pare-balles et insignes du Hamas).

L’hôpital a largement cessé de fonctionner

Les soldats avaient d’abord pénétré dans un département de chirurgie d’urgence, avant de se déployer dans celui voué à l’imagerie médicale et à la radiologie, en chassant personnels médicaux et patients, fouillant et interrogeant les hommes. « Les soldats sont dans notre immeuble et dans la cour, expliquait dans la journée au Monde par téléphone un soignant, qui préfère rester anonyme par peur de représailles de l’armée israélienne. Certains civils ont été arrêtés par l’armée. Nous, les soignants, n’avons pas été appréhendés. »

Selon le ministère de la santé, quarante patients sont morts mardi à Al-Shifa, qui a largement cessé de fonctionner, à cause des combats menés autour de son enceinte et faute d’électricité, de fournitures médicales, d’oxygène, de nourriture et d’eau. C’est aussi le cas des 24 centres de soins du nord de Gaza, tous ciblés par l’armée. Seul l’hôpital Al-Ahli est encore en mesure de fournir des soins à ses patients, selon le bureau pour les affaires humanitaires des Nations unies

« Dans Al-Shifa, il y a 600 blessés et 1 000 civils qui sont venus s’y réfugier, estime la source du Monde. Nous sommes une centaine de médecins et d’infirmiers. Nous buvons et nettoyons nos mains avec de l’eau de mer. Plus de 100 personnes sont mortes dans l’hôpital [depuis son encerclement]. Les cadavres sont partout. Nous ne pouvons pas les enterrer tous. Mardi matin, nous en avons enterré 40 dans une petite cour de l’hôpital. Les corps posent un nouveau risque sanitaire. J’ai enregistré une vidéo de cette scène-là. Mais je n’ai pas d’Internet pour vous l’envoyer. Il y a des dépouilles à l’extérieur et dans les rues que nous ne pouvons pas atteindre. »

Les communications avec Gaza sont rares et parcellaires. Les réseaux des opérateurs de téléphonie mobile commencent à couper, faute d’essence pour alimenter les générateurs. Les ambulances elles aussi sont à l’arrêt : le Croissant-Rouge affirme n’avoir pas pu répondre à des centaines d’appels de Gazaouis, coincés sous les ruines de leurs immeubles. Jeudi, Israël a laissé entrer un peu d’essence à Gaza, mais à l’usage exclusif des Nations unies, qui acheminent un peu d’aide aux déplacés massés dans ses écoles.

Fosse commune dans la cour

Le bureau humanitaire de l’ONU a rapporté lui aussi, mercredi, que les employés d’Al-Shifa ont aménagé une fosse commune dans une cour pour y enterrer cent quatre-vingts corps, qui ne peuvent être évacués. D’autres cadavres gisent, enroulés dans des tapis, au milieu du village de tentes que les déplacés ont improvisé sous les fenêtres de l’hôpital. Jeudi, l’armée israélienne a diffusé des vidéos de ses soldats acheminant des couveuses, pour les nouveau-nés prématurés d’Al-Shifa. L’hôpital n’en manque pourtant pas, mais elles sont éteintes, faute d’électricité.

Le raid sur Al-Shifa a été lancé quelques heures après que Washington a affirmé, sans apporter de preuves, que ses propres renseignements indiquaient la présence, dans les sous-sols de l’hôpital, d’un centre de commandement et de logistique du Hamas. Ce faisant, les Etats-Unis apportent du crédit à une accusation ancienne de l’armée israélienne: dès la guerre de 2009, elle estimait que des commandants du Hamas s’abritaient dans le complexe médical. Elle a d’ailleurs elle-même bâti à Al-Shifa, à l’époque où elle occupait l’enclave, dans les années 1980, un bâtiment doté d’une vaste cave cimentée, qui a accueilli une blanchisserie et des services administratifs.

Durant le précédent conflit de 2014, c’est à Al-Shifa que les responsables du Hamas convoquaient la presse internationale pour leurs briefings. Des Palestiniens ont aussi affirmé y avoir été détenus et torturés par le mouvement islamiste, selon un rapport d’Amnesty publié l’année suivante. Mais, puisque l’armée signale son intention de pénétrer dans les lieux depuis des semaines, il est peu probable que des commandants et des otages israéliens s’y trouvent encore.

Jeudi, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a résumé le sens plus large de cette opération hautement symbolique, face à des soldats de la base arrière de Zikim, à l’extérieur de la bande de Gaza : « Vous souvenez-vous qu’ils nous avaient dit de ne pas avancer dans Gaza ? Nous avons avancé. Ils nous ont dit de ne pas progresser jusqu’aux banlieues de Gaza-ville ? Nous les avons atteintes. Ils nous ont dit de ne pas entrer à Al-Shifa, nous y sommes entrés. C’est dans cet esprit que nous disons quelque chose de simple: il n’y a pas d’endroit à Gaza que nous ne puissions atteindre. Il n’y a pas de cachette. Il n’y a pas d’abri ou de refuge pour les meurtriers du Hamas. »

Ratissage systématique des tunnels

Israël cherche à priver le Hamas de ses boucliers humains, en chassant les civils du nord de l’enclave. Mais l’armée n’a pu encore pousser vers le Sud « des centaines de milliers de personnes » qui ne veulent ou ne peuvent pas partir, selon une estimation des Nations unies. Les forces israéliennes entendent poursuivre dans les ruines leur ratissage systématique des tunnels du Hamas et s’emploient déjà à détruire les bâtiments administratifs et les symboles de souveraineté de la ville palestinienne. Jeudi, la vaste barre d’immeuble blanche où se réunissaient avant guerre épisodiquement les députés de Gaza a été dynamitée, levant un immense nuage de poussière sur la ville.

Six semaines de bombardements ont permis à l’armée d’éliminer des dizaines de commandants de rang intermédiaire du Hamas et de briser en partie les chaînes de commandement de l’organisation, estime-t-elle. Le Hamas apparaît sonné par cette entreprise d’anéantissement, longtemps assumée par les autorités israéliennes, avant que l’armée ne tente plus vigoureusement, depuis une semaine et principalement à Al-Shifa, de démontrer qu’elle respecte une mesure de proportionnalité dans ses frappes, entre la valeur de ses cibles militaires et les morts civils.

Le mouvement islamiste semble incapable de s’opposer à l’entrée de l’armée dans les quartiers où ses brigades sont structurées et opèrent de manière relativement autonome. Ces combattants mènent des attaques sporadiques, émergeant de leurs tunnels pour tirer au missile antichar sur des blindés bien défendus. Il a fallu cinq jours à peine à l’armée pour se déclarer maîtresse du camp d’Al-Shati, un labyrinthe de ruelles aux hauts immeubles décharnés par les bombardements, où les militaires craignent que le Hamas ne déploie des snipers. Les fantassins semblent n’avoir pas encore pénétré l’est et le centre de la ville. Dans le même temps, les tirs de roquettes des factions palestiniennes vers Israël se sont beaucoup réduits.

Mercredi, le ministre des affaires étrangères, Eli Cohen, a estimé que les alliés occidentaux d’Israël pouvaient encore les soutenir durant deux à trois semaines pour mener ses opérations à pleine intensité. Un tel délai contraindrait l’armée à revoir ses plans, censés s’échelonner sur de longs mois. Il lui reste encore à se tourner vers le sud de l’enclave, où les installations souterraines du Hamas demeurent largement intactes. Jeudi, la presse israélienne faisait par ailleurs état de nouvelles offres d’échanges de dizaines de prisonniers par le Hamas, au prix de quelques jours de cessez-le-feu.