À Gaza, le spectre de crimes de guerre commis par des Français

Le député Thomas Portes a saisi la justice concernant le cas d’un Franco-Israélien s’étant possiblement rendu complice d’actes de torture dans la bande de Gaza. Le fait que des binationaux combattant pour Tsahal puissent être impliqués dans des crimes de guerre fait désormais peu de doute.

La vidéo, qui dure quarante-cinq secondes, a été filmée de nuit. On y voit cinq soldats revêtus d’uniformes israéliens, pour certains cagoulés, qui s’affairent autour de prisonniers. Ils font descendre ces derniers de l’arrière d’un camion. Les prisonniers ont les yeux bandés, les mains attachées et portent une combinaison blanche, identique pour tous. L’homme qui filme les insulte violemment en français : « T’as vu ces enc*lés mon neveu, ces fils de p*tain ? »

L’un des prisonniers est torse nu. Le francophone qui tient la caméra s’amuse : « Regarde, il s’est pissé dessus. » Puis : « Je vais te montrer son dos, tu vas rigoler, ils l’ont torturé pour le faire parler. T’as vu son dos ? » Sur le plan suivant, on voit effectivement le dos du prisonnier, couvert de cicatrices.

D’autres détails de la vidéo confirment le contexte dans lequel elle a été filmée. Une référence au « 7 octobre », une plaque d’immatriculation en hébreu : filmée au cours des cinq derniers mois, elle montre très probablement des Palestiniens faits prisonniers par les forces armées israéliennes.

Les vidéos où l’on voit des prisonniers palestiniens humiliés publiquement par des soldats israéliens, dénudés, agenouillés les yeux bandés ou alignés contre des murs, ne sont hélas plus rares depuis le début des opérations israéliennes dans la bande de Gaza. Les allégations de torture sur ces prisonniers sont également nombreuses.

Mais la vidéo montrant le prisonnier au dos blessé, qui a très largement circulé ces derniers jours sur les réseaux sociaux, a ceci de particulier qu’elle a possiblement été tournée par un ressortissant français combattant dans les rangs de l’armée israélienne.

Grâce à des informations disponibles en sources ouvertes et après avoir échangé avec plusieurs militaires israéliens, un journaliste palestinien, Younis Tirawi, a estimé avoir identifié son auteur, S.O., qui serait originaire de Lyon. Un jeune homme résidant à Villeurbanne et répondant à ce nom a toutefois démenti être l’auteur de la vidéo. 

Éventuelles suites judiciaires

S’est-il trompé ? Pourrait-il s’agir d’un membre de sa famille, comme semblent l’indiquer plusieurs éléments ? L’enquête pourrait bientôt être prise en charge par la justice française : jeudi 21 mars dans la soirée, le député La France insoumise (LFI) Thomas Portes a saisi de l’affaire la procureure de la République de Paris et le Parquet national antiterroriste (qui compte en son sein un pôle spécifique dédié aux crimes contre l’humanité).

Dans sa saisine, que Mediapart a pu consulter, le député attire l’attention de la justice sur la possible « complicité de crimes de guerre et actes de tortur» que constitue cette vidéo et invite la justice à enquêter sur l’identité de son auteur.

Interrogés sur cette vidéo, et sur le fait de savoir si une enquête interne avait été lancée afin d’identifier et de sanctionner ses auteurs, les services de communication de l’armée israélienne ne nous ont pas répondu.

Le ministère français des affaires étrangères, lui, nous a répondu le 21 mars : « Cette vidéo est choquante et les comportements qui y apparaissent sont condamnables. » Le Quai d’Orsay précise, à propos d’éventuelles suites judiciaires, que « la justice française est compétente pour connaître des crimes commis par des ressortissants français à l’étranger, y compris dans le cadre du conflit en cours ».

Une précision qui vient corriger un mini-couac intervenu quelques jours plus tôt. Lors d’un point de presse organisé le 14 mars, l’un des porte-parole du Quai d’Orsay avait jugé que la question de possibles crimes de guerre commis par des Français était « prospective », et avait botté en touche : « Je vous répondrai au moment venu s’ils commettent ces crimes et que c’est avéré. » Une position contraire au droit international, qui oblige les États à enquêter sur les crimes de guerre qui auraient été commis par leurs ressortissants.

Pour comprendre pourquoi des Français pourraient s’être rendus responsables de crimes de guerre dans l’enclave palestinienne, il faut déjà comprendre comment et pourquoi des Français peuvent servir dans les rangs de l’armée israélienne. Cette situation particulière est permise grâce à une convention signée en 1959 entre la France et Israël. Ce texte précise quelles sont les obligations militaires des individus qui détiennent les deux nationalités – et prévoit notamment que les Franco-Israéliens, quel que soit leur lieu de résidence, puissent être mobilisés par Tsahal.

Des chiffres impossibles à savoir

Le député Thomas Portes a demandé le 21 mars au premier ministre la « suspension immédiate » de cette convention permettant aux binationaux de servir dans les rangs israéliens. Mais même dans l’hypothèse où l’exécutif français décidait de revenir sur ce texte, cela ne pourrait pas se faire immédiatement : la convention prévoit un préavis d’un an avant toute dénonciation.

Combien de binationaux combattent effectivement aujourd’hui pour l’armée israélienne ? Impossible à savoir. Un chiffre, « plus de 4 000 », est avancé par plusieurs médias français. Il date en réalité de 2018 (il avait alors été communiqué par l’armée israélienne à nos confrères de Libération).

Il pourrait être bien plus élevé aujourd’hui. D’une part parce que ce chiffre de 2018 était, déjà à l’époque, une fourchette basse (car l’armée israélienne « ne compt[ait] que les personnes qui [avaient] déclaré leur nationalité français» précisait Libé). Ensuite parce qu’à la suite des attaques du 7 octobre, Israël a mobilisé 360 000 réservistes – dont certains peuvent être binationaux.

Interrogés par Mediapart sur le nombre de binationaux combattant actuellement pour Israël, ni le ministère français des affaires étrangères ni l’armée israélienne n’ont souhaité nous répondre. « Le ministère ne dispose pas de chiffres relatifs aux contingents des forces armées israéliennes », évacue le cabinet du ministre Séjourné. « Nous ne faisons pas de commentaire » à ce sujet, indique le service de communication de Tsahal.

Seul point sur lequel l’exécutif français consent à être précis : l’absence de militaires français à Gaza. Questionné sur le fait de savoir si des personnes sous contrat avec l’armée française ont pu rejoindre les rangs de l’armée israélienne après le 7 octobre (à l’image des légionnaires français ayant rejoint les forces armées ukrainiennes début 2022), le ministère des armées fait savoir qu’« il n’ y a pas de soldats français engagés à Gaza ».

L’exécutif français embarrassé

Si l’exécutif français semble embarrassé par le sujet de ces binationaux, c’est peut-être qu’il anticipe les scandales à venir. Car pour les observateurs attentifs de la guerre à Gaza, il ne fait presque aucun doute que des Français sont impliqués dans des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité dans l’enclave palestinienne.

De nombreuses actions menées par l’armée israélienne à Gaza peuvent être considérées comme des crimes au regard du droit international, rappelle l’avocat et ancien procureur international Johann Soufi, et les militaires qui participent à ces opérations peuvent être considérés comme « complices », même si leur rôle n’est qu’indirect.

« Il y a tout un tas de manières d’être “complice” d’un crime de guerre [aux yeux du droit].Par exemple, être un supérieur hiérarchique qui n’a pas prévenu ou puni l’auteur d’un crime. Ou le fait d’avoir participé à une mission d’entrave à l’aide humanitaire, quel que soit votre rôle », rappelle Johann Soufi (qui détaille son raisonnement juridique ici et ).

« Vu le nombre de crimes commis à Gaza et en Cisjordanie – les famines, les entraves à l’aide humanitaire, les pillages… – et vu le nombre de Français servant dans l’armée israélienne,pour moi, il n’y a aucun doute sur le fait que des Français ont pu participer à des crimes de guerre », conclut-il.

Justine Brabant