A Gaza, des milliers de blessés et de malades risquent de mourir faute d’évacuation médicale 

Les transferts sont quasiment à l’arrêt depuis plus de sept mois. L’Organisation mondiale de la santé estime que plus de 12 000 patients doivent rapidement sortir de l’enclave assiégée par Israël

Hassan Abd Rabbou a été opéré en urgence fin novembre à l’hôpital Nasser, dans le sud de Gaza. Les voies urinaires du petit Palestinien de 6 ans étaient bloquées, un kyste lui a été retiré, sa vessie était inflammée. Depuis, « son petit corps est ravagé par la douleur », décrit au Monde son père, Wissam Abd Rabbou, joint par téléphone à Gaza, dont Israël interdit toujours l’accès aux journalistes étrangers.

Son fils unique souffre d’une rare anomalie congénitale de l’appareil reproducteur; il a déjà subi 25 interventions chirurgicales. Le 11 décembre, Wissam a été informé qu’Israël avait approuvé l’évacuation de Hassan mais que sa mère n’était pas autorisée à l’accompagner. Désespéré, il a renvoyé une autre demande, avec son nom et celui de sa mère à lui, la grand-mère de l’enfant : « Je ne comprends pas comment ils veulent qu’il soit évacué sans qu’il ait au moins sa mère et moi à ses côtés. »

Les décisions ne sont jamais motivées, ajoutant à la douleur des familles dans l’attente. « Je me vois comme un père raté car je ne peux pas faire soigner mon fils. Je me sens impuissant, j’en veux à ce monde injuste et hypocrite », lance Wissam. Avec son épouse, ils étaient avocats, ils n’ont aucun lien avec un mouvement politique, assure-t-il. Quand en 2023, après cinquante jours de « meurtres et de destructions », les membres de la petite famille ont fui leur maison à Jabaliya, dans le nord de Gaza, ils ont été interrogés au checkpoint israélien, clairement identifiés et sont passés sans encombre preuve pour le père qu’ils ne représentent aucun danger.

Wissam a tout perdu avec la guerre : sa famille vit aujourd’hui dans un campement à Deir Al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza. Le dossier médical de l’enfant, que s’est procuré Le Monde, indique qu’il est important que ses parents soient avec lui pour mener des tests génétiques afin d’organiser un traitement adapté. Le service pédiatrique de l’hôpital de Blois a accepté de recevoir l’enfant, s’il pouvait sortir de Gaza.

« Pas un problème logistique »

Les sept premiers mois de la guerre, 4 947 malades et blessés, dont 4 043 enfants, ont pu être évacués de Gaza via l’Egypte. Début mai, l’armée israélienne s’est emparée du terminal de Rafah, frontière entre l’enclave palestinienne et le territoire égyptien. Depuis, pour sortir de Gaza, il faut forcément passer par Kerem Shalom, qui débouche en Israël.

Le 6 décembre, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui coordonne les demandes d’évacuation de patients de Gaza, indiquait que seulement 378 personnes, dont 217 enfants, ont eu l’autorisation de sortir depuis mai, soit une moyenne inférieure à deux évacuations par jour. « Ce n’est pas a priori un problème logistique dans la mesure où, pendant les cinq premiers mois de 2024, dix fois plus d’enfants ont pu sortir de la bande de Gaza pour recevoir des soins », rappelle Rosalia Bollen, responsable de la communication de l’Unicef dans l’enclave.

Alors que les institutions de santé de Gaza, attaquées depuis plus de quatorze mois par l’armée israélienne qui assure y viser des militants du Hamas, se sont effondrées, que l’enclave assiégée manque de nourriture, de médicaments et de matériel médical, l’OMS affirme qu’au moins 12 000 patients gazaouis ont besoin d’une évacuation médicale.

Une estimation conservatrice, compte tenu du fait que de nombreux patients n’ont pas accès à un hôpital et que les médecins manquent de matériel pour poser des diagnostics complexes. Selon le ministère de la santé local, 22 000 patients devraient être évacués – dont 7 000 pourraient mourir prochainement faute de traitement. A Gaza aujourd’hui, « ce n’est pas seulement la violence qui tue mais aussi les conditions de vie et l’absence d’accès aux soins, même quand on a une situation médicale relativement simple » remarque Rosalia Bollen.

Le ministère de la santé palestinien transmet à l’OMS le nom des patients concernés par une éventuelle évacuation. Leur dossier médical est ensuite transféré au Cogat, l’administration israélienne au sein de l’armée qui gère les affaires civiles des Palestiniens des territoires occupés. « Toute affirmation suggérant des refus arbitraires d’Israël d’évacuer des patients est infondée, a détaillé le Cogat dans une réponse au Monde. La grande majorité des demandes d’évacuation de mineurs sont approuvées. Cependant, des refus liés à la sécurité peuvent survenir concernant les personnes accompagnantes. Si les accompagnants sont impliqués dans des activités terroristes, les autorités de sécurité ne les autoriseront pas à traverser Israël. » L’ONG israélienne Physicians for Human Rights Israel (PHRI) a pourtant calculé que seulement 34 % des demandes d’évacuations ont été approuvées depuis octobre 2023 – 51,7 % des dossiers concernant des enfants entre O et 5 ans et 37 % de ceux des enfants entre 6 et 18 ans ont reçu l’aval du Cogat. Les adultes ne représentent qu’une infime partie des patients évacués.

Dans les limbes

« Tout se fait ad hoc, rien n’est écrit, personne ne sait comment cela fonctionne. Il y a beaucoup de retards, le jour d’évacuation est modifié, il y a des erreurs… » ajoute Aseel Aburas, directrice du département des Territoires palestiniens occupés à PHRI. Certains enfants ou accompagnants dont les dossiers avaient été préalablement acceptés ont pourtant ensuite été refoulés à la frontière. PHRI a saisi la Cour suprême israélienne en juin, demandant qu’un mécanisme d’évacuation transparent et permanent soit établi à Gaza. « Israël doit le faire non seulement en tant que puissance occupante [dans l’enclave], mais aussi parce qu’il a détruit la frontière de Rafah, insiste Mme Aburas. La Cour continue de retarder la décision, elle est complice. »

En attendant des réponses, les familles sont coincées dans les limbes, ballottées dans la bande de Gaza écrasée sous les bombes et menacée par la famine. Après quelques jours de silence, Oussama Abou Ajwa s’excuse de ne pas avoir répondu aux messages du Monde. Son abri de fortune, au toit de plastique, a été largement endommagé par le bombardement d’un bâtiment voisin, dans le centre de Gaza. Le Palestinien tente de faire sortir ses neveux, Mossab et Mahmoud Abou Ajwa, âgés de 20 et 11 ans. Le plus jeune souffre d’un vitiligo, et il a été blessé dans un bombardement, le 20 novembre, qui l’a laissé le crâne fracturé avec une hémorragie cérébrale. L’aîné a lui aussi été touché à la tête. Leurs deux parents, leurs deux autres frères et leur sœur ont été tués dans le bombardement. « Psychologiquement, c’est compliqué car Mahmoud ne sait pas que sa famille a été tuée. Il demande constamment après eux », explique Oussama Abou Ajwa qui espère les faire sortir avec une tante.

Tous craignent que la réponse du Cogat n’arrive trop tard. L’Unicef était mobilisée pour faire évacuer Islam, un enfant de 11 ans, atteint d’une leucémie. Il est mort à Gaza, fin novembre, ses douleurs à peine soulagées par la morphine. Sa mère avait déposé six demandes, toutes rejetées.

Avant le 7 mai, l’Egypte a accueilli un grand nombre de patients de Gaza et donc négociait pour eux leur sortie. Aujourd’hui, les négociations se font au « cas par cas », note Amande Bazerolle, responsable adjointe des opérations d’urgence de Médecins sans frontières (MSF). Le Qatar et les Emirats arabes unis ont accueilli le plus grand nombre de patients, en affrétant des avions qui atterrissent directement dans un aéroport du Néguev, désert du sud d’Israël. « Tout repose sur une entente bilatérale entre les Israéliens et ces pays-là », ajoute Mme Bazerolle.

MSF, qui possède un hôpital spécialisé dans la chirurgie reconstructrice à Amman, en Jordanie, doit aujourd’hui avoir l’autorisation du pays hôte de l’hôpital et d’Israël. Depuis des mois, l’ONG essaie de faire sortir huit enfants de Gaza ; trois viennent de s’envoler pour les Etats-Unis, « les cinq autres sont encore en attente », détaille Amande Bazerolle.

« Nous avons une très bonne coopération avec la Jordanie, mais le Cogat bloque », précise le directeur de l’hôpital MSF à Amman, Roshan Kumarasamy. L’organisme militaire israélien rejette, lui, la responsabilité sur les pays d’accueil des patients : « Les évacuations médicales sont conditionnées au fait qu’une demande officielle a été présentée et que les pays hôtes soient prêts à accueillir [les patients évacués], notamment via des efforts de coordination. » Aucun Etat ne semble avoir pris les devants pour accueillir autant de patients que ne l’a fait l’Egypte. L’Union européenne a annoncé vouloir faire sortir 1 000 Gazaouis – une goutte d’eau, selon les humanitaires.

La France a promis, en novembre 2023, de soigner une cinquantaine d’enfants dans l’Hexagone, « si nécessaire », avait dit Emmanuel Macron. Une source diplomatique indique que « 17 enfants gazaouis blessés ou malades ont été ou sont pris en charge dans des établissements hospitaliers en France », ainsi que 25 accompagnants, assurant que la France « se tient prête à accueillir d’autres enfants et leurs familles ». Ces enfants « avaient été sortis par l’Egypte puis rapatriés vers la France, explique la sénatrice écologiste du Rhône, Raymonde Poncet-Monge, qui a interpellé le gouvernement à deux reprises sur le sujet. Il n’y a pas la volonté politique ou il y a une obstruction d’Israël qui ne veut pas être dite ».

Besoin de soins psychologiques

« La communauté internationale n’en fait juste pas assez », remarque Aseel Aburas, qui rapporte que la Grande-Bretagne n’a accueilli aucun patient, l’Allemagne un seul. Les patients de Gaza pourraient aussi être admis dans les hôpitaux palestiniens de Jérusalem et de Cisjordanie, qui ont fait savoir depuis le 7-Octobre qu’ils étaient prêts à les accueillir. « L’hôpital Augusta Victoria ou l’hôpital Al-Makassed, à Jérusalem-Est, sont à 70 kilomètres [de la bande de Gaza] », indique Mme Aburas qui rappelle qu’avant la guerre 30 % des patients de ces établissements étaient Gazaouis. Tous les humanitaires sont unanimes : seul un cessez-le-feu sauvera réellement ces milliers de vies aujourd’hui suspendues.

Une fois évacués, les patients gazaouis et leurs accompagnants ont aussi besoin de soins psychologiques. « Il y a des bons et des mauvais jours », dit pudiquement M. Kumarasamy, joint à Amman. Beaucoup sont pendus au téléphone, tentant d’avoir quelques nouvelles de leurs proches restés bloqués dans le nord de Gaza où l’armée mène une opération de destruction quasi systématique, vidant la zone de ses habitants à coups de bombardements et d’ordres d’évacuation chaotiques. Ces patients n’ont aujourd’hui aucune garantie de pouvoir rentrer chez eux une fois le traitement terminé s’ils le désiraient.