A Gaza, de nouveaux témoignages sur le « massacre de la farine »

Le 29 février, 118 Palestiniens ont été tués et 760 autres, blessés en attendant un convoi d’aide humanitaire, selon le ministère de la santé local. Des rescapés racontent avoir été la cible de tirs israéliens.

La rumeur courait depuis quelques jours dans la ville de Gaza: des distributions d’aide avaient repris, aux portes sud de la cité. Certains avaient rapporté des sacs de farine une première depuis des semaines. Dans les faubourgs en ruine du nord de l’enclave, la faim a supplanté la peur des bombes.

Le 28 février, Saleh un nom d’emprunt a vent d’une de ces distributions sur la côte. Il hésite à y aller : « A chaque fois, les gens essuient des tirs » en attendant les convois, explique le père de famille de 37 ans, joint par téléphone à Gaza, toujours inaccessible aux journalistes étrangers. Trois jours plus tôt, au moins dix Palestiniens avaient été tués au rond-point Al-Nabulsi. Les Nations unies ont répertorié une quinzaine d’épisodes où des Gazaouis ont été pris pour cible lors d’une distribution – avec, presque toujours, des morts.

« Je n’avais pas vu de la farine blanche depuis deux mois. Le sac [de 25 kilos] se négocie autour de 1 000 dollars. J’ai décidé d’y aller avec des amis. Nous sommes partis tôt, avant le crépuscule, on s’est trouvé un endroit, vers la mer. On a allumé un feu parce qu’il faisait froid », se souvient Saleh. Ce soir-là, ils étaient nombreux, arrivant par petits groupes à mesure que la nuit avançait. « Des gens étaient sur la plage, d’autres sur la route goudronnée, certains avaient pris refuge dans les immeubles détruits autour », décrit le journaliste Mohammed Qreiqea, qui s’est rendu sur place vers une heure du matin, puis est reparti.

D’où venait cette aide ? L’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens et principal pourvoyeur pour les Gazaouis aujourd’hui, n’y participait pas. Le Cogat, bureau de l’armée israélienne chargé des Palestiniens dans les territoires occupés, assure qu’elle émanait d’Etats et d’organisations internationales. Les Israéliens « ont aidé à coordonner des convois avec des prestataires privés », a expliqué au Monde Shimon Freedman, le porte-parole du Cogat pour les médias internationaux. Selon M. Qreiqea, les camions appartiennent à plusieurs grandes familles gazaouies qui travaillaient déjà dans le transport avant la guerre.

« Il est mort dans mes bras »

Vers 4 heures du matin, le 29 février, alors que l’obscurité enveloppe encore l’enclave, le convoi arrive au checkpoint placé sur la route côtière Al-Rachid. Selon le Cogat, il était composé de trente-trois camions. Wissam Shamaly, lui, n’en a compté que « onze ou douze ». Une demi-heure plus tard, les camions sont autorisés à continuer leur route, accompagnés par les chars. « Quand l’aide est arrivée au barrage, les gens ont couru afin de s’en emparer. Les chars israéliens, depuis le checkpoint, ont alors commencé à tirer sur tout le monde », affirme le Gazaoui de 27 ans, qui se terre alors sur la plage attenante « pendant une heure, une heure et demie ».

Selon le ministère de la santé gazaoui, 118 personnes sont tuées et 760 autres, blessées lors de ce que les Palestiniens ont appelé le « massacre de la farine ». L’armée israélienne, qui estime que 12 000 Gazaouis étaient présents à la distribution, affirme que la plupart des victimes sont mortes dans la bousculade ou écrasées par les camions d’aide.

Plusieurs témoins affirment que les tirs ont duré plus d’une heure. Les soldats israéliens reconnaissent avoir ouvert le feu à 4 h 30 du matin puis à 4 h 45, mais disent s’être retirés à 5 heures. La première fois, en plus des tirs de sommation, les militaires ciblent certains Palestiniens directement. « Nos troupes n’ont pas tiré sur le convoi humanitaire, mais elles ont tiré sur un certain nombre de suspects qui approchaient des forces voisines et constituaient une menace », écrit l’armée dans un communiqué.

« Ils tiraient au hasard, sur tous ceux qui étaient présents », affirme, au contraire, Saleh. Dès le début des tirs, il se retrouve coincé. Sept personnes sont tuées juste à côté de lui, et il est blessé sous l’œil par un éclat. Il décide alors de se décaler et se protège du char à une centaine de mètres de là, en cachant sa tête sous un escalier. « Je n’avais pas d’autre choix, je ne pouvais pas revenir du côté du port [plus au nord], j’étais encerclé. Si je descendais sur la plage, les snipers tiraient sur ceux qui s’y trouvaient. Sur la route principale, il y avait aussi des chars qui tiraient. »

Il reste prostré pendant une demi-heure, tétanisé à l’idée de laisser ses deux filles sans père. Ceux qui tentent de fuir tombent devant lui, blessés par les tirs. Au bout d’un moment, Saleh n’y tient plus, il sort de l’escalier et se met à courir. « Un jeune garçon de 13 ou 14 ans répétait : “Je ne veux pas mourir, emmenez-moi à l’hôpital ! » J’ai essayé de le porter alors que je m’enfuyais et demandais de l’aide. Il est mort dans mes bras. Les coups de feu autour continuaient, c’était indescriptible. »

Certains, malgré les tirs, tentent de s’emparer des sacs de farine. « Il y a des gens qui sont morts en martyrs sur les camions », témoigne Wissam Shamaly, revenu bredouille. Saleh, lui, a fini par mettre la main sur un sac, bien plus tard. Vingt-cinq kilos de farine blanche qu’il a partagés avec quatre amis. Les blessés ont afflué aux urgences de l’hôpital Al-Shifa vers 5 h 30, rapporte Mohammed Qreiqea. « Les trois quarts avaient des blessures par balle à la poitrine, au cœur, au cerveau, aux épaules… », décrit-il. Faute de coordination, les équipes de secours « n’ont pas pu récupérer tous les corps, car les troupes israéliennes sont toujours sur place », a fait savoir au Monde leur porte-parole, Mahmoud Basal. Les cadavres sont tombés à différents endroits de la rue Al-Rachid.

Tir dans le dos

Le 1er mars, le bureau du haut-commissaire aux droits humains des Nations unies a fait savoir que les Palestiniens auraient été tués « par des tirs des forces israéliennes, mais aussi dans une bousculade et écrasés par les véhicules en mouvement ». Il a demandé une enquête « rapide, indépendante, impartiale ». L’armée affirme que « l’incident va continuer à être examiné ».

Barbe soigneusement taillée, Bilal Esi faisait plus jeune que ses 29 ans. Le 29 février, le Gazaoui était venu avec ses deux frères. A l’aube, quand il a compris que la foule se précipitait vers le convoi, il a pris peur et rebroussé chemin. Puis, « d’un coup, Bilal est tombé, il n’était pas vers les camions, et pourtant il a été visé. Il a été l’un des premiers à mourir, au nord du rond-point », explique son oncle, qui les attendait un peu plus loin. Le tir a atteint Bilal de dos, assure-t-il. Le jeune homme est décédé avant d’arriver à l’hôpital.

« Pour blesser autant de gens, il faut s’imaginer à quel point les tirs étaient nourris ! C’était un véritable massacre. Ils n’ont pas tiré à terre, des gens ont été blessés à la tête. Comment un civil peut-il constituer une menace pour un soldat qui est à l’intérieur d’un char ? », demande l’oncle, joint par téléphone, et qui n’a pas donné son nom. Bilal avait deux fillettes, de 2 et 5 ans. « Il était parti pour rapporter de quoi nourrir les siens, il est revenu sans rien, les deux pieds devant. »