A Gaza, braver l’humiliation et la mort pour se nourrir

Chaque jour, plusieurs dizaines de Palestiniens sont tués aux abords des quatre sites de distribution d’aide mis en place par une organisation américaine sous supervision de l’armée israélienne.

Une cour en béton en premier plan. Au loin, sur un terrain désert, des centaines de silhouettes massées derrière des portes métalliques. A leur gauche, d’autres, tout aussi nombreuses, s’entassent à flanc de colline, prêtes à bondir. Des Gazaouis affamés, debout depuis des heures, guettent le signal du départ d’une nouvelle distribution d’aide de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF). Cette organisation privée américaine, opérant sous supervision israélienne, s’occupe de distribuer l’aide alimentaire depuis le 27 mai dans l’enclave palestinienne.

La scène, dystopique, est filmée le 11 juin par un employé de l’entreprise et relayée sur X par Alon-Lee Green, codirecteur du groupe israélien arabo-juif Standing Together. Soudain, la foule se met en mouvement. Tel un lâcher de bétail, des milliers de personnes se ruent vers les cartons de nourriture. L’image d’une bousculade sauvage, désespérée. « Cette vidéo est tout simplement apocalyptique. Ce n’est pas un film catastrophe, c’est l’enfer que nous avons créé à Gaza. Voilà à quoi ressemblent des êtres humains affamés, qui risquent leur vie pour se nourrir. Voilà à quoi ressemble la déshumanisation de millions de personnes », commente le militant israélien Alon-Lee Green.

Ces scènes sont devenues la norme dans la bande de Gaza. L’humiliation et la prise de risques font désormais partie du rituel pour espérer obtenir un peu de nourriture dans un territoire où la totalité des 2,1 millions d’habitants est frappée par l’insécurité alimentaire aiguë depuis que l’Etat hébreu a imposé un blocus sévère le 2 mars – légèrement relâché depuis le 19 mai. Une cinquantaine de camions chargés d’aide entrent chaque jour dans Gaza, contre près de 600 pendant le cessez-le-feu entre le 19 janvier et le 18 mars.

« Des miettes de biscuits »

Ceux qui parviennent à attraper un sac sont, pour la plupart, de jeunes hommes capables de marcher plusieurs kilomètres jusqu’aux centres, dont deux sont situés tout au sud du territoire, autour de la ville de Rafah, complètement rasée et transformée en zone militaire. Les quantités sont limitées. Une fois sur place, la foule est accueillie par des cris en anglais, et les cartons sont jetés à terre. « Moi aujourd’hui, j’ai pu prendre de l’aide mais il y a des vieux qui bravent la mort et attendent des heures et quand leur tour arrive, il n’y a plus rien. Il y a également des personnes qui reviennent chaque jour et revendent les produits », témoigne Fayez Abou Ahmad, père de quatre enfants, joint par téléphone depuis la bande de Gaza, dont Israël interdit l’accès aux journalistes étrangers depuis plus d’un an et demi.

Quand les personnes arrivent à mettre la main sur un carton de nourriture, il est souvent saccagé par les premiers arrivés qui sélectionnent les produits de première nécessité, devenus rares et vendus à prix exorbitant sur le marché, comme la farine, l’huile et le sucre. « Ils cassent les cartons et on essaie de ramasser à terre certains aliments, comme le sel et les biscuits cassés mélangés au sable, ça ne nous suffit pas. Là, j’ai à peine pu récupérer quatre boîtes de petits pois et des miettes de biscuits », raconte, dépité, Ahmad Abou Salem, un jeune homme de 20 ans.

Sur la page Facebook de GHF, interface sur laquelle l’organisation communique en arabe avec la population gazaouie, les commentaires, lorsqu’ils sont ouverts au public, critiquent pour la plupart le chaos et la distribution inégalitaire, et réclament un système informatisé et nominatif. Pour sa part, l’organisation américaine se contente de posts laconiques pour annoncer l’ouverture ou la fermeture d’un de ses quatre points de distribution. Une petite phrase rappelle qu’il ne faut pas s’en approcher ni se rassembler aux portes avant son ouverture, « car il s’agit d’une zone militaire », avec une carte indiquant l’emplacement, la route à emprunter, et la zone « en rouge » à ne pas franchir. Une charte graphique semblable à celle utilisée par l’armée israélienne lors de ses ordres d’évacuation à la population gazaouie.

« Les gens se font tirer dessus »

« Il n’y a aucune logique, aucune procédure, pas même une personne pour regarder les gens, leur dire bienvenue, les accueillir. Moi, dans les centres d’aide, je repère les malades et les dirige vers des cliniques. Ce n’est pas qu’une affaire de nourriture ! », dénonce Amjad Shawa, directeur du réseau d’ONG Palestinian Non-Governmental Organizations Network (PNGO). « Nous n’avons jamais vu dans l’histoire récente, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, quoi que ce soit qui se rapproche de cela. Ça n’est pas la Gaza Humanitarian mais Humiliation Foundation », renchérit Juliette Touma, directrice de la communication de l’UNRWA. L’agence onusienne d’aide aux réfugiés palestiniens, qui opère depuis soixante-quinze ans dans les territoires occupés, s’est vue interdire par Israël de délivrer de l’aide à la population gazaouie dans ses 400 centres au motif, selon l’Etat hébreu, qu’elle serait détournée par le Hamas. Une allégation non étayée.

La GHF a également acquis auprès des Gazaouis et des organisations humanitaires les surnoms de « Fondation inhumaine », « abattoir humain » ou « piège mortel », en raison du nombre élevé de personnes tuées et blessées quotidiennement aux abords des sites. Une quarantaine de morts et 182 blessés ont été enregistrés pendant les distributions entre dimanche 15 et lundi 16 juin, portant le nombre de victimes dans ces circonstances à 338 morts et 2 831 blessés depuis le 27 mai selon la défense civile de Gaza.

Chaque jour, des Gazaouis se retrouvent sous les tirs de snipers, drones et tanks, d’après les témoignages et vidéos circulant sur les réseaux sociaux. « On voit la mort cent fois. Les gens se font tirer dessus devant nous mais on ne peut rien faire pour eux. Si on essaie de les secourir, on peut aussi être visé. La seule chose qu’on peut leur offrir, c’est d’être à côté pour les aider à prononcer leurs dernières prières », raconte avec désespoir Yasser Abou Rayan, à son retour d’une distribution à l’ouest de Rafah.

Attaques et braquages

L’hôpital Al-Awda du camp de Nousseirat, le plus proche du point de distribution de Netzarim, au centre de l’enclave, voit chaque jour un afflux de blessés, transportés sur des chariots par des habitants revenant de la distribution, la zone étant interdite d’accès aux secouristes. « On n’arrive pas à s’en sortir avec la quantité de blessés et la nature des blessures. Il faut des opérations neurochirurgicales, thoraciques et vasculaires. Nous n’avons plus de spécialistes. Nous n’avons même pas de drain thoracique pour gérer les pneumothorax », affirme Yasser Abou Chaaban, directeur médical de l’hôpital.

L’armée israélienne n’a pas répondu aux sollicitations du Monde, tandis que la GHF affirme que tous les incidents se sont produits en dehors de ses zones d’opérations et horaires d’activité. L’organisation, qui dit avoir distribué 25 millions de repas, assure avoir mis en place plusieurs améliorations, comme plus de distributions en journée plutôt qu’à l’aube, ainsi que des files réservées aux femmes et aux enfants – ces dernières étant contredites par les témoignages et les images recueillis sur le terrain.

L’insécurité pour les Gazaouis ne s’arrête pas là. Avec la faim grandissante et le chaos des distributions, ils subissent également attaques et braquages en rentrant chez eux. Beaucoup s’arment désormais de couteaux pour se protéger. « Mon neveu a été attaqué de la sorte et ils lui ont pris les denrées. Alors maintenant, on garde un couteau visible en rentrant. Mais on ne le brandit jamais autour de la zone de distribution, on attend d’être plus loin, sinon les Américains [qui surveillent les sites] nous tirent aussi dessus », affirme Fayez Abou Ahmad.

Une situation réversible

Les quelques camions d’aide humanitaire qui parviennent à passer, malgré les restrictions israéliennes – journées entières de fouilles, diversions d’itinéraires ou opérations militaires rendant les routes impraticables – sont confrontés à une population affamée qui les intercepte pour se servir directement. Très peu de stocks atteignent les entrepôts des organisations, selon le Programme alimentaire mondial. « Je ne m’attends pas à ce qu’il se passe autre chose dans ce genre de situation. Lorsque votre famille est affamée et que vous voyez une opportunité, vous la saisissez ! », estime Olga Cherevko, porte-parole à Gaza de l’OCHA, l’agence onusienne pour la réponse humanitaire. Selon Mme Cherevko, la situation est facilement réversible si le blocus est levé durablement et les organisations humanitaires traditionnelles autorisées à travailler.

Le travail de la GHF « est un échec » du point de vue humanitaire, a dénoncé l’ONU, qui refuse de travailler avec cette entité au fonctionnement opaque en raison de préoccupations concernant sa neutralité et ses procédés.

De son côté, la GHF affirme que huit de ses employés palestiniens, dont elle a publié les noms sur sa page Facebook, ont été tués mercredi 11 juin dans une embuscade qu’elle attribue au Hamas. Le mouvement islamiste n’a pas commenté l’attaque, mais son bureau des médias a qualifié l’organisation de « machine ignoble au service de l’armée israélienne ».