“Partez d’ici immédiatement”

Les Palestiniens et les Israéliens ont pris l’habitude de guerres dans le sud ces dernières années. Mais la guerre qui a commencé aux premières heures du samedi 7 octobre n’a rien de commun avec les autres. Lançant un assaut stupéfiant, des dizaines ou des centaines d’agents du Hamas, sous une pluie de roquettes, ont franchi la barrière de séparation entre Israël et Gaza pour pénétrer dans des villes israéliennes proches de la Bande soumise au blocus : certains d’entre eux semblent être passés en usant de points faibles des clôtures métalliques, d’autres ont suivi en bateau la côte méditerranéenne, d’autres encore ont utilisé des paramoteurs pour survoler les murs. Une unité du Hamas a ciblé le passage d’Erez, le seul checkpoint civil entre Gaza et Israël, en le faisant échapper au contrôle de l’armée pendant plusieurs heures. Au lever du soleil, des Palestiniens armés arpentaient les rues de Sderot, de Nir Oz et autres kibboutzim, entrant par effraction dans des habitations civiles, combattant contre les forces de sécurité et tirant dans tous les sens. Une rave nocturne, organisée de façon inexplicable dans cette région frontalière désertique, a également été attaquée.

Lorsque les autorités israéliennes se sont enfin rendu compte de ce qui se passait, l’“Opération Déluge d’al-Aqsa”, ainsi dénommée par le Hamas, avait déjà eu de lourdes et sanglantes conséquences. De terribles récits se répandent au sujet des fusillades et des kidnappings, des enfants étant au nombre des victimes. Abu Obaida, porte-parole du Hamas, a menacé d’exécuter des otages si Israël effectuait des frappes aériennes sans avertissements aux civils. Hier soir [le 9 octobre], neuf cents Israéliens auraient été tués, plus de deux mille seraient blessés, et une centaine auraient été enlevés et conduits à Gaza. Entre autres choses, il s’agit d’un échec israélien désastreux au niveau du renseignement et en termes opérationnels, considéré comme le pire depuis la guerre de Yom Kippour : ce n’est sûrement pas une coïncidence si le Hamas a lancé son raid pour le cinquantième anniversaire de ce conflit. Des informations ne cessent d’arriver, mais il est évident que, pour ce qui est des non-combattants, il s’agit là d’un des massacres les plus meurtriers de l’histoire israélo-palestinienne.

Désorientée et humiliée, l’armée israélienne a entrepris en toute hâte d’égaliser le décompte des morts, tuant des centaines de Palestiniens au moyen de bombardements incessants. Et cela ne fait que commencer. « J’ai ordonné un siège complet de la Bande de Gaza”, a déclaré Yoav Gallant, ministre de la Défense. « Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de gaz, tout est coupé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.” D’autres ministres d’extrême-droite, dont certains ont plaidé antérieurement en faveur d’une réoccupation directe de Gaza et d’une « deuxième Nakba” destinée à chasser complètement les Palestiniens, hurlent qu’un châtiment s’impose. « Partez d’ici immédiatement”, a dit Benjamin Netanyahou aux Gazaouis dans une vidéo – sinistre plaisanterie adressée à deux millions de personnes enfermées depuis seize ans dans une enclave surpeuplée.

Les Palestiniens observent tout cela avec un mélange de stupeur et d’une peur paralysante. Le spectacle de Gazaouis survolant en parapente la barrière de séparation d’Israël, et marchant sur la terre dont leurs ancêtres ont été expulsés de force par les troupes sionistes en 1948, a ranimé un sentiment de possibilité politique. Des montages vidéo de combattants et de drones armés en action ont été largement partagés sur les réseaux sociaux arabes, procurant des sièges aux premiers rangs pour assister à l’opération tout en moquant les procédés tapageurs de relations publiques des FDI. D’autres images encore sont devenues virales : un bulldozer palestinien arrache une section de la clôture en barbelé ; des hommes armés dansent sur le toit d’un char israélien capturé ; le point de passage d’Erez est endommagé et incendié.

Mais la terreur est là, et elle est vive. Les Gazaouis se sont hâtés de stocker de la nourriture en pleine offensive israélienne, faisant leurs adieux aux êtres chers que peut-être ils ne reverraient jamais. Les familles fuient d’un quartier à un autre pour échapper au bombardement. Un journaliste avec qui je travaille à Gaza, quelques minutes après avoir remis un article, a envoyé un texto disant qu’il devait faire sortir sa famille de la maison parce que l’armée israélienne avait prévenu qu’elle allait commencer à faire feu sur le quartier.

De nombreux résidents, craignant de s’exprimer contre le Hamas, qui dirige la Bande d’une main autoritaire depuis 2007, sont en rage contre le groupe islamiste qui les expose au déchaînement israélien le plus meurtrier depuis au moins 2014. À l’intérieur d’Israël, les citoyens palestiniens craignent une réédition des évènements de mai 2021, lorsque des foules juives agressives et des policiers ont attaqué des quartiers arabes et arrêté des centaines de personnes. Une recrudescence d’attaques de colons, qui étaient en plein essor depuis des mois, se manifeste déjà en Cisjordanie, sous les yeux de l’armée.

De nombreux analystes estiment que l’offensive du Hamas va « changer la donne”. Cette supposition n’a rien d’excessif. L’attaque ne fera probablement pas grand-chose pour atténuer le siège israélien de la Bande, qui sera certainement renforcé avec une cruauté plus grande. En revanche, elle a fait voler en éclats une barrière psychologique aussi pesante que la barrière physique. Depuis la fin de la deuxième Intifada, et en particulier sous Netanyahou, la société israélienne s’est efforcée de s’isoler de l’occupation militaire qu’elle impose depuis plus d’un demi-siècle, entretenant une bulle que perforent à peine, à l’occasion, des barrages de roquettes ou des fusillades dans les villes israéliennes du sud et du centre. Le vaste mouvement de protestation qui agite Israël depuis janvier contre le projet gouvernemental de réforme du système judiciaire, a consciemment évité de mettre à son programme la question palestinienne. À l’exception d’un petit bloc de manifestants anti-occupation, la plupart se sont accrochés à l’illusion selon laquelle les structures actuelles d’autorité permanente seraient aptes à assurer la sécurité des Israéliens et resteraient compatibles avec leur exigence de démocratie.

Cette bulle a maintenant éclaté de façon irréparable. Mais les Israéliens, qui évoluent politiquement vers la droite depuis des années, sont loin de mettre en cause ou de recalculer leur fidélité à la règle de fer. Pour les démagogues d’extrême droite au pouvoir – au premier plan desquels figurent le ministre des Finances Bezalel Smotrich et le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir – c’est une occasion historique d’exaucer un nombre aussi grand que possible de leurs vœux : la destruction d’une vaste partie de Gaza, l’élimination de l’appareil politique et militaire du Hamas et, si possible, l’expulsion de milliers de Palestiniens vers le Sinaï égyptien.

Qu’attend le Hamas de cette situation ? Au-delà d’un discours ronflant de son principal chef militaire, Mohammed Deif, appelant tous les Palestiniens à exiger le prix d’une longue liste de crimes israéliens, c’est difficile à dire. Depuis que le mouvement islamiste a pris le pouvoir à Gaza il y a seize ans, après que des sanctions internationales et une guerre civile avec le Fatah l’eurent chassé d’un gouvernement démocratiquement élu, les affrontements armés avec Israël ont été la méthode par défaut du Hamas (et d’autres groupes comme le Djihad islamique) pour négocier les libérations de prisonniers, réfréner les prières juives ou le harcèlement policier à la mosquée al-Aqsa, et atténuer les restrictions israéliennes sur les biens et les personnes à Gaza.

Au cours de ces derniers mois, cependant, le Hamas a fait l’objet d’une pression de plus en plus forte des habitants de Gaza qui lui reprochent de ne pas répondre à leurs besoins élémentaires, notamment l’électricité – tâche presque impossible dans les conditions d’un siège et de guerres répétées, et rendue encore plus difficile par la corruption et la distribution inégale de ressources limitées. Au-delà de Gaza, la coalition israélienne d’extrême-droite a galvanisé le mouvement des colons et l’a incité à affirmer sa “souveraineté” sur la Cisjordanie en lançant des pogroms, en construisant plus d’avant-postes et en grignotant le prétendu statu quo sur les sites sacrés de Jérusalem. La perspective d’un accord de normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël, encouragé avec véhémence par l’administration Biden, menace de supprimer une des dernières cartes géopolitiques dont la cause palestinienne bénéficie encore.

Pour le Hamas, donc, une modification mineure du blocus ne suffisait plus. Un spectacle d’horreur et de saisissement était nécessaire pour ébranler l’architecture politique, et les gens du Hamas l’ont réalisé en produisant un effet terrifiant. Même au bout de mois ou d’années de préparatifs méticuleux dans le plus grand secret, le degré de réussite a peut-être été aussi surprenant pour eux que pour les Israéliens.

Mais au-delà de la secousse psychologique, de l’ordre du séisme, on ne voit pas bien comment cette attaque– contre un État doté d’armes nucléaires, soutenu par l’Occident, fortement militarisé – pourrait modifier un équilibre des forces de moins en moins favorable aux Palestiniens depuis des décennies. Les États-Unis se sont hâtés de fournir à Israël leur soutien matériel et rhétorique, et les États européens se sont rapidement mis à prôner la défense d’Israël, en poussant sous le tapis des mois de mécontentement devant la folie de l’extrême-droite. Les autocrates arabes aspirent davantage à profiter de l’économie d’Israël et de ses industries de la sécurité qu’à fournir aux Palestiniens autre chose qu’une aide financière. Le sort de la direction palestinienne est toujours suspendu au souffle d’un président octogénaire, Mahmoud Abbas, tandis que des rivalités fratricides continuent à l’intérieur du Fatah ainsi qu’entre le Fatah et le Hamas. Les Palestiniens perdent leurs moyens de pression rapidement et, même s’il est trop tôt pour le dire, l’offensive fébrile du Hamas n’est peut-être pas suffisante pour qu’ils les retrouvent. Au pire, elle subira un échec catastrophique.

Même ainsi, l’assaut du 7 octobre reste symptomatique d’une situation plus vaste qui n’a pas été traitée. Dans les villes et les camps de réfugiés de Cisjordanie comme Jénine et Naplouse, de jeunes Palestiniens – dont beaucoup ont grandi avec les fausses promesses des Accords d’Oslo , lesquels ont atteint leurs trente ans le mois dernier – ont pris les armes et rejoignent des milices locales qui ne sont pas affiliées aux grands partis politiques. Dans la rue et en ligne, les militants palestiniens ne prennent plus soin d’aborder sur la pointe des pieds les termes diplomatiques ou les références à des lois internationales qui ne leur ont rien apporté. Ils rejettent le narratif amnésique selon lequel leurs sujets de mécontentement ont commencé en 1967 et non en 1948, et qui prévoit que leur avenir réside dans un quasi-État sur seulement un cinquième de leur pays, et non son intégralité. Ils sont fatigués de demander pardon pour leur usage de la violence, aussi déplaisante soit-elle, comme si la violence n’était pas une partie inhérente de toutes les luttes anticoloniales, comme si elle était plus choquante que le système d’oppression qu’ils essaient de démanteler, et comme si leurs efforts non violents de boycotts et de diplomatie n’étaient pas de la même manière écrasés et diabolisés en étant assimilés à du “terrorisme”. Pour eux, l’ennemi est, et a toujours été, un mouvement colonial de peuplement résolu à les gommer de la carte. Le fait d’évoquer la décolonisation ne doit pas entraîner une position à somme nulle qui refuserait toute sympathie devant ce qui est arrivé à des familles israéliennes le 7 octobre mais, pour autant, les meurtres ne doivent pas être un prétexte pour consolider le régime d’apartheid d’Israël et encourager son courroux.