Les Européens qui souhaitent vivre avec leur famille palestinienne doivent affronter la puissante bureaucratie israélienne

Cela fait presque un an que l’Union européenne (UE) a demandé des éclaircissements à Israël. Une rencontre à ce sujet est enfin programmée pour la semaine prochaine

Une lettre de la délégation de l’UE en Israël, datée du 14 août 2018, a fait son chemin à l’allure d’un escargot depuis les bureaux de l’UE à Ramat Gan jusqu’à sa destination, le département consulaire du ministère des Affaires étrangères à Jérusalem. On peut déduire de quelques indices donnés par des diplomates européens ces derniers mois qu’ils ont été stupéfaits de l’absence de réponse. Mais cela ne fait que peu de semaines que le département consulaire a été informé de cette lettre, a assuré à Haaretz ce mardi [4 juin] le porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères.

Bien que presque un an se soit écoulé depuis l’envoi de la lettre —une Note verbale, selon l’intitulé officiel —, elle reste d’actualité. Le problème sur lequel elle souhaitait attirer l’attention reste brûlant : les citoyens européens, entre autres, font face à des montagnes d’obstacles lorsqu’ils souhaitent séjourner durablement en Cisjordanie ou à Jérusalem. Quelques-unes de leurs histoires ont déjà été relatées par Haaretz.

La lettre souligne également le manque de transparence et la difficulté d’obtenir des informations précises sur les procédures. Celles-ci ont été alternativement durcies et assouplies à plusieurs reprises au fil des 20 dernières années, le dernier durcissement ayant eu lieu il y a 3 ans. Ces dernières années, le Coordonnateur des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT) a fait savoir aux avocats défendant ces ressortissants étrangers qu’une nouvelle politique était en cours d’élaboration concernant l’entrée des ressortissants étrangers en Cisjordanie (il s’agit des enclaves palestiniennes et non des colonies). Pour cette raison, le Bureau du procureur général a demandé de façon répétée à repousser l’échéance des requêtes présentées à la Haute Cour sur cette question par des ressortissants étrangers et leur famille.

La question étant encore d’actualité, la demande courtoise présentée au département consulaire par les auteurs de la lettre reste également valide : ils souhaitent que les missions soient informées de façon claire, complète et transparente de toutes règles applicables aux citoyens européens pour l’octroi de visas leur permettant de vivre, de travailler ou d’étudier à Jérusalem ou en Cisjordanie.

Comme l’a dit à Haaretz mercredi [5 juin] Emmanuel Nahshon, porte-parole du ministère des Affaires étrangères : « Après plusieurs reports (qui n’étaient pas dus au ministère des Affaires étrangères), une séance de travail sur la question a été organisée. Elle aura lieu au ministère la semaine prochaine avec un certain nombre de consuls européens. Des représentants du COGAT ont également été invités, et se pencheront sur ceux des problèmes évoqués qui relèvent de leur compétence. »

Avant même que soit reçue la réponse du ministère des Affaires étrangères, la porte-parole de la délégation de l’UE en Israël a écrit à Haaretz : « L’UE suit de près les procédures concernant l’octroi de visas aux citoyens européens qui vivent, travaillent ou étudient dans le territoire palestinien occupé, notamment en s’adressant aux autorités israéliennes par les voies diplomatiques. »

Des réclamations ne cessent de parvenir

Cette brève note se réfère à une quantité de réclamations émanant de citoyens européens qui se sont accumulées dans ses différents bureaux. La Note verbale de l’UE décrit de façon détaillée les problèmes touchant trois groupes :

1. Les citoyens européens mariés à des Palestiniens ne reçoivent habituellement pas de visas de regroupement familial de longue durée même lorsqu’ils vivent de façon permanente avec leur famille à Jérusalem ou en Cisjordanie. Les personnes mariées à des Palestiniens résidants permanents en Cisjordanie font face à des difficultés lorsqu’elles entrent en Israël et/ou arrivent en Cisjordanie. Elles reçoivent un visa B-2 avec un tampon « Permis de visite en Judée et Samarie ».

Il existe maintenant une nouvelle exigence relative aux visas : les demandeurs de visas de regroupement familial doivent signer une déclaration selon laquelle ils n’ont pas l’intention d’entrer en Israël. À l’occasion, des demandeurs ont été priés de démissionner de leur emploi avant de présenter leur demande. De plus, alors que les visas de cette catégorie étaient auparavant émis pour une durée allant jusqu’à un an, on a vu récemment des cas de visas d’une durée de deux semaines à six mois.

2. Les citoyens européens bénévoles ou employés en Cisjordanie, notamment dans le cadre d’organisations sans but lucratif, se heurtent également à des difficultés quant à l’obtention de visas auprès des autorités israéliennes. Il semble que le personnel étranger employé par des ONG ne bénéficie plus de visas de travail B-1 mais de visas de tourisme B-2. Dans le cas de ces bénévoles ou employés, souvent engagés pour des périodes longues, il semble qu’on ne peut accéder à d’une information transparente et facilement disponible sur la réglementation des demandes.

3. Des étudiants européens, y compris des étudiants Erasmus dans des universités palestiniennes, nous ont informés qu’ils sont maintenant empêchés de prolonger leur séjour au-delà de trois mois parce qu’ils ne peuvent ni obtenir un visa pour une période plus longue ni renouveler le visa qu’ils ont déjà.

Les raisons pour lesquelles les Européens s’impliquent dans cette question sont diverses et évidentes : il s’agit de leurs citoyens et de pratiques que ceux-ci subissent et considèrent comme abusives.

Même si l’UE reste désarmée face aux tactiques d’annexion suivies par Israël, elle continue, du moins sur le mode de la déclaration, à considérer la Cisjordanie et Jérusalem-Est comme un territoire occupé où les intérêts des populations doivent être protégés. Une raison fréquemment avancée par les Israéliens pour expliquer le report de l’approbation des visas – dans les cas où une raison est donnée – est la préoccupation relative à une « installation illégale en Israël », alors que les demandeurs mènent leur vie de famille, travaillent, étudient ou enseignent en Cisjordanie, parmi les Palestiniens.

Israël enfreint par ailleurs des accords mutuels, signés ou implicites, entre pays. Voyez, par exemple, les Israéliens qui travaillent, étudient, se marient dans des pays européens et y obtiennent un visa sur la base de règles claires, même si celles-ci sont devenues plus strictes. Et voyez les citoyens de ces mêmes pays européens qui épousent des Juifs ou travaillent ou étudient dans des institutions israéliennes. Ils ne rencontrent pas de tels obstacles. La situation est la suivante : les personnes qui entendent rejoindre la population palestinienne subissent une discrimination, contrairement à celles qui prennent la direction d’Israël ou des colonies, alors que ces femmes et ces hommes, dans leur pays d’origine, sont des citoyens égaux.

Pendant ce temps, l’Europe est encore dans l’obligation, sur les plans déclaratif et matériel, de contribuer à l’instauration d’un État palestinien, même si son assistance financière s’est fortement réduite, même si les dissensions inter-palestiniennes ont pris un tour épuisant et que les prédictions relatives à l’effondrement de l’Autorité palestinienne (AP) se multiplient.

Le soutien déclaratif à la notion d’État palestinien se traduit aussi par un soutien pratique à diverses institutions ; par exemple, le système juridique, l’éducation, les organismes de protection sociale. Ces institutions ont besoin de l’assistance d’experts étrangers dont le séjour dans la région est durable : chargés de cours à l’université, hommes et femmes d’affaires, enseignants de disciplines musicales ou artistiques, médecins. À long terme, le refus de visas de travail sabote l’activité de nombreuses institutions.

Un cas parmi des dizaines de milliers

Sabrina Russo, psychologue clinicienne italienne, a mis sur pied un programme de psychologie clinique à l’université nationale An-Najah à Naplouse. Elle a aussi dirigé un centre de traitement pour enfants atteints de troubles du développement, rattaché à An-Najah.

Elle a fondé récemment, avec d’autres personnes, un centre du même genre à Ramallah, et commencera bientôt à enseigner à l’université de Birzeit. Mais Russo est également la mère d’un jeune Palestinien de 11 ans ; elle a divorcé il y a trois ans de son père, un Palestinien né à Naplouse et qui y demeure.

Lorsqu’ils étaient encore mariés, leur demande de regroupement familial n’a pas été traitée par les autorités israéliennes (à l’instar de dizaines de milliers de demandes similaires), mais Russo s’en est sortie en utilisant les visas et les prolongations de visa, pour un an à chaque fois. Lorsqu’elle a divorcé et a demandé un visa en tant que mère d’un enfant palestinien mineur, elle a reçu successivement un visa valide pour trois mois, puis deux mois et demi, puis trois semaines, jusqu’en novembre 2017 où sa demande a été rejetée.

Russo a rencontré huit autres Italiennes mariées elles aussi à des Palestiniens, dont les visas ont été refusés « à chaque fois pour une raison différente ». Toutes, comme Russo, ont demandé au consulat italien d’intervenir.

Quand Russo s’est rendu compte que rien ne changeait, elle a demandé de l’aide à l’avocat Yotam Ben-Hillel. Il a commencé à se frayer un chemin dans le dédale bureaucratique qui caractérise le COGAT. À la suite de l’intervention de Ben-Hillel, le COGAT a accepté d’accorder un visa de trois mois à Russo, à condition qu’elle verse un dépôt de garantie de 30 000 shekels (8 330 dollars US). Le représentant du COGAT a également indiqué à Ben-Hillel que, si l’AP ne présentait pas une demande de regroupement familial, « la question de sa résidence dans la région ne sera pas réglée, et votre cliente sera priée de quitter la région après cette période ».

Mais le COGAT sait que le département de l’Autorité palestinienne chargé des Affaires civiles n’a pas soumis de demandes de regroupement familial au COGAT ; les responsables de l’AP ont informé les demandeurs palestiniens que le COGAT ne les laisse pas acheminer les demandes. Le COGAT nie que cela soit le cas.

Selon des avocats comme Ben-Hillel, la procédure de regroupement familial via le COGAT a été gelée en 2009. Le COGAT affirme que ce n’est pas le cas. Mais, en même temps, les réponses fournies par le COGAT au tribunal et aux avocats montrent bien que seuls sont envisagés des cas humanitaires extraordinaires. Des situations simples de mariage et de parentalité ne sont pas considérées comme des cas humanitaires extraordinaires.

Peu avant que le dernier visa de Russo n’expire, sa mère a été atteinte d’un cancer. « C’était ce qu’il y avait de plus dur : choisir entre votre mère et votre fils », a dit Russo à Haaretz, dans sa maison de Naplouse. « Si je vais la voir, je risque de ne pas pouvoir revenir. Si je reste avec mon fils, je ne la verrai pas et je ne pourrai pas les aider, elle et mon père, dans cette période difficile. Finalement, j’ai choisi mon fils parce qu’elle m’a dit de le choisir. »

Russo raconte que sa mère a eu sept opérations, et qu’elle n’a pu être avec elle que pour deux de ces interventions ; l’une alors que le visa était encore valide, et, dans le deuxième cas, après que Ben-Hillel, son avocat, a assuré son départ et son retour. Russo a manqué les obsèques de sa mère parce que les dispositifs de sortie qui passent par une correspondance avec le bureau du procureur général prennent quelques semaines.

Après que Ben-Hillel a présenté une requête à la Haute Cour pour que Russo obtienne des visas de longue durée en tant que mère d’un mineur palestinien, elle a été protégée de l’expulsion. Sur l’ordre du Bureau du procureur général, Russo a également présenté une demande de visa basée sur son lieu de travail : si cette demande est approuvée, c’est encore un visa de tourisme qu’elle recevra, mais elle sera répertoriée dans les ordinateurs de l’Administration civile comme détentrice d’un permis de travail.

En même temps, après que des efforts tout particuliers ont été déployés, sa demande de regroupement familial a été transmise au COGAT par le département de l’Autorité palestinienne chargé des Affaires civiles. (Le COGAT affirme maintenant que des formulaires manquent dans le dossier). Par ailleurs, depuis quelques mois, l’État a demandé à plusieurs reprises un report de l’échéance à laquelle il devait répondre à sa requête.

D’autres ressortissants étrangers, notamment des Américains ou des Jordaniens, qui vivent en Cisjordanie avec leur famille, y travaillent ou y étudient, ne peuvent qu’envier les Européens dont la situation est similaire à la leur. Au moins les représentants européens ont-ils demandé au ministère israélien des Affaires étrangères des éclaircissements et une plus grande transparence, même si 10 mois se sont écoulés depuis l’envoi de cette note, ce qui semble indiquer que l’UE, elle aussi, estime que la question n’est pas de la plus grande urgence.