L’Amérique de Trump, l’Israël de Netanyahou

Les élections législatives israéliennes du 9 avril sont un hommage à la transformation du paysage politique par Benjamin Netanyahou. A aucun moment il n’a été demandé quel candidat pourrait être….

Les élections législatives israéliennes du 9 avril sont un hommage à la transformation du paysage politique par Benjamin Netanyahou. A aucun moment il n’a été demandé quel candidat pourrait être persuadé par la pression américaine (inexistante) ou par la « communauté internationale », de mettre fin à l’occupation. Cette fois, la question était de savoir à quel chef de parti les Israéliens juifs pouvaient se fier – les citoyens Palestiniens d’Israël sont maintenant officiellement de deuxième classe – pour gérer l’occupation et accélérer les diverses tâches que l’État juif maîtrise: tuer des Gazaoui.e.s, détruire des foyers au bulldozer, combattre le fléau du BDS et associer l’antisionisme à de l’antisémitisme. Avec sa promesse d’annexer la Cisjordanie, Netanyahou avait gagné même avant la tenue des élections. Ce n’est pas simplement la reconnaissance par Trump de la souveraineté israélienne sur les hauteurs du Golan qui a accéléré le passage du candidat en place; c’était la nature des débats – et le fait que le chef de l’opposition était Benny Gantz, le commandant de l’armée qui présidait l’Opération «Bordure protectrice » en 2014, au cours de laquelle plus de 2000 Gazaoui.e.s ont été tués.

Les illusions sur le « processus de paix » – et la « recherche de la paix » par Israël – ont la vie dure. Les espoirs investis dans la ‘paix’ étaient jadis immenses, mais elles n’ont jamais paru aussi fragile, même en Amérique qui a souscrit ces fictions pendant des décennies et récompensé Israël de tout cœur pour s’y être dit favorable. Les libéraux américains ne déplorent plus le fait que Netanyahou ait retiré Israël de son parcours conciliant préétabli, et espèrent que «la gauche» pourrait le rétablir. Il n’y a pas de gauche en Israël, sauf quelques groupuscules héroïques. L’Israël de Netanyahou – illibéral, excluant, raciste – est maintenant le centre politique.

Je m’appelais moi-même non sioniste, plutôt qu’antisioniste: ce dernier terme semblait traduire les origines du sionisme, qui était une réponse à la menace existentielle sur la vie juive en Europe. L’ « antisionisme » néglige la richesse des débats au début du sionisme. Le «sioniste culturel» Ahad Ha’am, par exemple, soutenait la création d’une patrie juive en Palestine, mais pas d’un État juif, et fustigeait les sionistes «territoriaux» pour avoir imaginé que «la Palestine est une terre presque entièrement déserte, un désert non cultivé», et que « les Arabes sont des sauvages du désert, un peuple comme des ânes, incapable de voir et de comprendre ce qui se passe autour d’eux. C’est une grave erreur ». L’un des fondateurs du binationalisme – ce qui est maintenant considéré comme un État unique, répondant aux aspirations nationales des deux peuples – Ha’am se considérait comme un sioniste. Comme le journaliste et militant Uri Avnery, l’un des plus féroces critiques des guerres et de l’occupation israéliennes, décédé l’an dernier à 94 ans. Mais ces «sionistes» ne représentent pas le sionisme existant réellement.

En 1948, Hannah Arendt, dont la critique du sionisme territorial devait beaucoup à Ha’am, a averti qu’après la guerre israélo-arabe:

« Les Juifs «victorieux» vivraient entourés d’une population arabe hostile, isolés à l’intérieur de frontières toujours menacées, préoccupés par les questions de défense à un point qui submergerait tous leurs autres intérêts et activités. . . la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire; le développement économique serait déterminé exclusivement par les besoins de la guerre. Et tout cela serait le destin d’une nation qui – peu importe le nombre d’immigrants qu’elle pourrait encore absorber et à quel point elle étendait ses frontières. . . – resterait un très petit peuple largement surpassé en nombre par des voisins hostiles. »

La prédiction d’Arendt a été en grande partie confirmée. Plus remarquable encore, peu d’Israéliens – ou de leurs partisans à l’étranger, parmi les Juifs et les Évangéliques – s’inquiètent de ce «destin». L’avertissement d’Arendt selon lequel un Israël expansionniste ne réaliserait jamais le rêve de Herzl et des fondateurs ni ne deviendrait un État «normal» a perdu sa charge parce que son anomalie est la nouvelle normalité. Israël ressemble maintenant plus à un pionnier du nationalisme illibéral et ethnocratique, un modèle pour les semblables comme Orbán, Modi et Trump.

Aujourd’hui, les Israéliens ne voient pas la nécessité de cacher, encore moins de minimiser personnellement, le militarisme ou le racisme de leur pays. Dans les années 1960 et 1970, des touristes occidentaux se rendaient en Israël pour s’engager dans l’agriculture collective dans les kibboutzim. Les policiers et les soldats y vont maintenant pour apprendre de nouvelles méthodes de punition collective et de surveillance. Le fait que les plus grandes victimes intérieures de l’Europe aient raffiné la répression d’un autre peuple en une science est maintenant considéré comme un avantage plutôt que comme un secret embarrassant, voire une tragédie. Et avec l’aide de Trump, l’identité du sionisme a été émancipée de son surmoi. La loi sur l’État-nation, le déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem, la reconnaissance par le président américain de la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan, une éventuelle annexion de vastes étendues de la Cisjordanie: tout cela marque une intensification de ce que Meron Benvenisti a appelé la ‘judaïsation’ d’Israël-Palestine, au détriment de ses habitants autochtones. Même le houmous, le taboulé et le zaatar sont maintenant proclamés comme spécialités ‘israéliennes’.

La sécurité est la préoccupation dominante, dit Israël, désignant ses ennemis (le Hamas, le Hezbollah, l’Iran) et la volatilité croissante de sa frontière avec la Syrie. Ce ne sont pas des craintes irrationnelles, mais, comme par le passé, elles servent à justifier l’expansion, générant une insécurité accrue, ce qui justifie à son tour de nouvelles saisies de terres. Si la sécurité sur la base de la coexistence était vraiment son objectif, Israël aurait peut-être accepté les offres « terres pour la paix » faites par les Arabes, notamment le plan de paix saoudien de 2002. Mais Israël était moins intéressé par la sécurité que par la terre, avec ou sans paix: une position qu’elle peut se permettre grâce à son immense supériorité militaire sur les Palestiniens. Les États arabes ont cessé de faire pression sur Israël: leur peur de l’Iran l’emporte sur la solidarité qu’ils peuvent ressentir avec les Palestiniens.

Le caractère extrême de la position d’Israël vis-à-vis de sa population arabe peut être mesuré par la loi État-nation, qui légalise explicitement l’inégalité – niée officiellement pendant des décennies – entre Juifs et Arabes. Les critiques les plus virulents de la loi n’ont pas été les citoyens Palestiniens d’Israël, qui ne se font pas d’illusions sur les intentions de l’État, mais les Druzes – représentant 1,5% de la population d’Israël, une minorité au sein d’une minorité arabe – qui servent dans l’armée israélienne et sont vus par beaucoup de Palestiniens comme des traîtres. Comme les Druzes israéliens l’ont découvert, être un non-juif en Israël, aussi loyal soit-on, est être moins qu’un citoyen à part entière, au mieux toléré par la majorité ethnique au pouvoir – un «paria», aurait dit Arendt. Qu’Israël ait réussi à créer une nouvelle classe de parias est un exploit curieux, étant donné l’histoire des Juifs en Occident. L’impact sur la vie palestinienne, en Israël, en Cisjordanie et à Gaza, a été énorme. Mais les auteurs en ont également payé un prix. Selon l’historien Enzo Traverso, Israël a « mis fin à la modernité juive. Le judaïsme de la diaspora avait été la conscience critique du monde occidental; Israël survit comme l’un de ses mécanismes de domination. »

Accusé d’antisémitisme pour ses critiques d’Israël, Noam Chomsky a souvent souligné qu’en Israël, sa position n’aurait guère fait lever un sourcil: le problème réside dans l’absence de débat aux États-Unis. Aujourd’hui, la situation est presque inverse. Le débat n’a jamais été aussi restreint en Israël: même les Juifs dissidents ont vu leurs libertés restreintes. Aux États-Unis, alors que le pouvoir du lobby israélien commence à s’effriter, des arguments féroces surgissent au sein du parti démocrate, où la vieille garde, profondément pro-israélienne, est confrontée à un défi rebelle de la part de politiciens et de militants indignés par l’occupation. Que le soutien américain à Israël soit ou non « 100 % sur les Benjamins » [[Allusion au film « All about the Benjamins » (Chasseurs de primes). Les Benjamins sont les billets de 100$ avec l’effigie de Benjamin Franklin (NDT)]], pour reprendre les mots de Ilhan Omar, membre du Congrès du Minnesota, la vieille garde est bien mieux financée. Mais l’aile jeune et dissidente du parti est plus énergique et plus proche de la base: parmi les Démocrates qui se présentent à la présidence, seul Cory Booker, sénateur du New Jersey, a pris la parole lors de la dernière conférence de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee). Une partie importante du mouvement anti-occupation aux États-Unis est juive, notamment le groupe Jewish Voice for Peace, fervent défenseur du BDS. Traverso n’a que partiellement raison de dire que le judaïsme de la diaspora a cessé de fournir à l’Occident une conscience critique.

Les ultras d’Israël au sein du parti démocrate ont fait valoir à juste titre que le soutien à Israël ne concerne pas seulement les dons («les Benjamins») de partisans Juifs d’Israël, mais aussi quelque chose de plus difficile à déloger: la foi. Le sénateur Charles Schumer de New York a récemment prétendu agir sur ordre divin: «Vous savez, mon nom. . . vient du mot shomer, gardien, observateur … Et je crois que Hachem ’- Dieu -’ m’a réellement donné ce nom. L’un de mes rôles, très important au Sénat des États-Unis, est d’être … un ou le shomer Yisrael. Et je continuerai à l’être de tous les os de mon corps. » Booker est peut-être plus attentif au rôle influent des Benjamins, mais il a aussi parlé dans le langage de la foi quand il s’est adressé à AIPAC:  » Pour moi Israël n’est pas politique … J’étais un partisan d’Israël bien avant d’être sénateur aux États-Unis … Si je t’oublie,Ô Israël, je peux me couper la main droite. » Ilhan Omar a été accusé d’antisémitisme pour avoir dénoncé « l’influence politique » aux États-Unis « qui dit qu’il est acceptable de faire pression pour une allégeance à un pays étranger. », mais Schumer et Booker n’ont pas caché leur allégeance ni n’ont fait face aux insultes lancées contre Omar. Les partisans d’Israël ne firent entendre aucun murmure lorsque Trump s’adressa à un groupe de Juifs américains en qualifiant Netanyahou de «votre Premier ministre».

L’administration Trump a récemment empêché le militant palestinien Omar Barghouti, l’un des fondateurs du mouvement BDS, d’entrer aux États-Unis. Barghouti, un résident permanent d’Israël qui possède un visa américain valide, devait faire une tournée de conférences et se rendre au mariage de sa fille. C’est un militant non violent, mais ceci ne compte pas en sa faveur parmi ceux qui déploraient la lutte armée palestinienne. Au contraire: maintenant que les Palestiniens maîtrisent un moyen efficace de protestation non violente, Israël affirme que c’est pire que le terrorisme parce ça «délégitime» l’État juif. L’antisionisme, de ce point de vue, n’est pas seulement un camouflage occasionnel pour l’antisémitisme; c’est de l’antisémitisme. L’administration Trump a souscrit à cette thèse; Emmanuel Macron aussi. Mais si l’antisionisme est de l’antisémitisme, il serait difficile de trouver un Palestinien, un Arabe ou un Musulman qui ne soit pas antisémite. Et si l’antisionisme est la seule forme d’antisémitisme qu’Israël, l’État des Juifs, considère comme une menace, alors la Hongrie et les autres États d’Europe centrale qui souhaitent réviser leurs antécédents de collaboration dans le Génocide des Juifs, en purgeant de leur vie publique des mondialistes comme George Soros, et qui poursuivent leurs propres politiques draconiennes à l’égard des minorités ethniques (les Roms avant tout), peuvent se déclarer amis d’Israël et obtenir un cachet d’approbation kasher.

Y a-t-il un antisémitisme de gauche? Certainement. L’antisémitisme, comme le racisme anti-noir, est un virus dans la société occidentale. Mais c’est une chose de reconnaître son existence dans les mouvements qui veulent la fin de l’occupation israélienne – en grande partie de gauche – et une autre de prétendre que c’est leur trait essentiel. Israël a refondu l’antisémitisme d’une telle manière auto-promotionnelle qu’il est devenu difficile de faire la distinction entre ceux qui mettent à l’épreuve Israël en tant qu’État juif et ceux qui le critiquent en tant qu’État juif: en tant qu’ethnocratie d’exclusion et puissance occupante. Israël s’est également approprié le droit de définir ce qui est et n’est pas de l’antisémitisme en forgeant des alliances avec des partis, des États et des groupes religieux qui pataugent ouvertement dans l’antisémitisme. Le fait qu’Israël ne semble pas troublé par ces alliances – et accuse simultanément les opposants de gauche d’antisémitisme en invoquant souvent le Génocide des Juifs – n’a pas seulement permis aux antisémites de gauche de nier plus facilement les accusations; cela rend également plus difficile pour ceux de gauche de reconnaître le véritable antisémitisme chez leurs collègues et en eux-mêmes.

Les récentes attaques contre des Juifs en Europe, le discours des Bannonistes sur Soros et d’autres sinistres agents de la mondialisation, les chants néo-nazis à Charlottesville du type « Les Juifs ne nous remplaceront pas »: tout indique que « la question juive », malgré l’intégration des Juifs en Occident, reste à résoudre. Comme l’a dit Aimé Césaire à Frantz Fanon: « Quand vous entendez quelqu’un insulter les Juifs, faites attention, il parle de vous. » L’antisémitisme aux États-Unis n’a pas de signification structurelle: il ne nuit pas aux chances des Juifs, comme le racisme le fait pour les Noirs; le judaïsme n’est pas invoqué par l’État, comme l’est l’Islam, pour empêcher des personnes d’entrer dans le pays ou pour justifier le profilage racial et la surveillance des citoyens américains. Mais cela peut avoir des conséquences fatales, comme le massacre de la synagogue Tree of Life de Pittsburgh l’an dernier. Trump, qui a dit qu’il y avait «de très bons gens» parmi les néo-nazis à Charlottesville, n’est pas trop troublé par ces formes mortelles d’antisémitisme. Mais il a déjà commencé à calomnier le parti démocrate comme antisémite et Ilhan Omar comme djihadiste, ce qui est sûrement une prémonition de sa stratégie lors des élections de 2020.

Le tweet d’Omar sur «tout sur les Benjamins» était simple et inexact: le soutien à Israël n’est pas «tout» sur les campagnes de donation. Amy Kaplan affirme dans Our American Israel que la relation spéciale n’a jamais été un simple reflet de l’influence juive en Amérique. Elle s’inspire de l’histoire – et des imaginaires – des pays en tant qu’États coloniaux et s’est renforcée par des intérêts impérialistes chevauchants. Mais les remarques d’Omar sont tonifiantes: elle a semblé décidée à dire les choses comme elle sont. Elles ont également montré que la discussion sur Israël évolue à mesure que les minorités américaines désavantagées, y compris les Noirs et les Musulmans, surmontent toute une série d’inhibitions – notamment la peur d’être qualifiées d’antisémites – et commencent à parler franchement de la question israélo-palestinienne. Pour des politiciennes telles qu’Omar et Rashida Tlaib, une parlementaire palestinienne de Detroit, et pour des activistes et des penseurs noirs tels que Michelle Alexander et Angela Davis, la Palestine est avant tout une affaire de justice raciale. Le processus de recadrage de cette question risque d’être désordonné et inconfortable, en particulier pour les Juifs habitués à diriger la discussion. Il suggère aussi une vision très américaine d’Israël / Palestine, avec une Cisjordanie ré-imaginée comme une Selma, un site d’oppression où la lutte et la rédemption attendent en coulisses. Mais ce n’est pas plus une illusion que la vision d’Israël qu’il défie, « la seule démocratie du Moyen-Orient », et il vise à mettre fin à un système d’oppression plutôt qu’à le défendre. Maintenant que le débat a commencé, il sera difficile de l’arrêter.