Ilhan Omar met au grand jour le positionnement hégémonique des États-Unis et s’attaque aux deux partis politiques

Ilhan Omar, américaine d’origine somalienne, est membre de la Chambre des représentants des Etats-Unis pour le 5e district du Minnesota. Elue au Congrès des Etats-Unis en novembre 2018, Omar est….

Ilhan Omar, américaine d’origine somalienne, est membre de la Chambre des représentants des Etats-Unis pour le 5e district du Minnesota. Elue au Congrès des Etats-Unis en novembre 2018, Omar est une voix critique forte qui défend des politiques et une législation progressistes en matière de logement, de salaire minimal de subsistance, d’annulation de la dette étudiante et de protection des immigrants.

Depuis février 2019, Omar a fait l’objet d’attaques pour avoir tweeté, retweeté, supprimé, affirmé et reaffirmé un certain nombre de positions, notamment bien sûr le fait que les ressources financières générées par des groupes de pression pro-israéliens ont servi de motivation pour le soutien politique américain à Israël. Omar est actuellement confrontée à une autre attaque de la part de Démocrates haut-placés pour les commentaires sur Israël qu’elle a ultérieurement formulés. Ceci après une récente représentation raciste d’Omar par le Parti républicain de Virginie occidentale sur une affiche qui la relie aux attentats du 11 septembre 2001.

Depuis ces récents développements, la résolution 183 de la Chambre a, de façon historique, mentionné le mot « islamophobie » (loin dans le texte), et a constitué pour beaucoup un signe de progrès en en marquant la première condamnation formelle. En outre, les trois principaux candidats démocrates pour 2020 ont tous rendu publiques des défenses d’Omar, montrant que cette défense, venant de la base, a gagné le courant principal et le centre politique.

Peut-on vraiment croire qu’Omar est une fanatique, manifestant son parti pris ? Probablement pas, mais d’une certaine manière, l’antisémitisme imaginé ne peut rivaliser avec l’islamophobie réelle au sein du Parti démocrate.

Dans cet interview, j’ai parlé avec Richard Falk de l’histoire du sionisme, de l’islamophobie et de la pression et de la vulnérabilité auxquelles sont confrontés les observateurs, les auteurs, les universitaires (y compris lui-même) et les représentants élus comme la députée Omar quand ils s’attaquent aux politiciens de l’appareil et à l’ordre établi, particulièrement dans le domaine de la politique étrangère américaine.

Daniel Falcone : Pour revenir au moment où tout cela a commencé, il y a environ un mois, pouvez-vous rapidement rappeler à nos lecteurs quelles ont été vos réactions initiales aux tweets d’Ilhan Omar et aux événéments qui ont suivi tout de suite après ? S’est-elle mal exprimée ? Le Lobby (ou AIPAC[[American Israel Public Affairs Committee, groupe de pression américain pour le soutien d’Israël (NdT).]]) n’est-il pas de la petite bière, en comparaison avec d’autres groupes ou, en premier lieu, avec la politique officielle américaine ?

Richard Falk : La première fois que j’ai entendu ces commentaires d’Ilhan Omar, j’ai été heureux qu’il y ait une voix nouvelle au Congrès qui s’exprimerait pour le peuple palestinien, soumis depuis si longtemps au calvaire quotidien qu’ils vivent sous l’occupation, ou en tant que minorité discriminée en Israël, ou dans un camp de réfugiés en Palestine occupée et dans les pays voisins, ou en exil involontaire.

Même si j’ai apprécié ces remarques critiques sur l’AIPAC et plus tard sur la double allégeance de certains Américains lorsqu’il s’agit d’Israël, elles m’ont semblé assez familières et assez représentatives de la réalité pour être devenues des truismes presque anodins. Comme j’avais tort ! Après réflexion, il m’est apparu clairement que ses remarques (bien sûr, exagérées dans leur importance et dans leur intention en étant détachées du contexte plus large que leur donnent les déclarations complètes) étaient considérées si incendiaires pas tant à cause de leur contenu qu’à cause de leur source, une Américaine noire musulmane et de son statut de membre du Congrès nouvellement élue.

L’essence de ce qu’elle avait à dire n’avait guère le contenu d’un ardent radicalisme. Après ses excuses pour ce qui pourrait avoir involontairement blessé des juifs, se distanciant de manière convaincante de l’antisémitisme réel (la haine des juifs), son message était vrai, mais n’était important que parce qu’elle était prête, en tant que congressiste nouvellement élue, à exprimer ses inquiétudes dans un contexte à haute visibilité :

« Je réaffirme le rôle problématique des lobbyistes dans notre politique, que ce soit l’AIPAC, la NRA[[National Rifle Association, association en faveur de la liberté de port d’arme (NdT).]] ou l’industrie des combustibles fossiles… Cela dure depuis trop longtemps et nous devons être prêts à en débattre. » Et : « Je veux parler de l’influence politique dans ce pays, qui dit que c’est OK de faire pression en faveur d’une allégeance à un pays étranger. »

La réaction exagérée à ces tweets d’Omar a eu pour effet de mobiliser les establishments tant progressistes que chrétiens sionistes à l’intérieur et à l’extérieur du Congrès. Ces groupes ont fait pression sur les Démocrates du Congrès pour qu’ils concrétisent leurs allégations par de coléreuses demandes d’excuses, de rétractations et de censure. Ceux qui se sont ainsi scandalisés ont répété que les vérités que la députée Ilhan Omar avait osé exprimer n’étaient rien moins que des « tropes antisémites familiers ». Cet élargissement de l’antisémitisme au-delà de sa signification fondamentale, la haine des juifs, est une tactique utilisée pour étendre plus largement le filet d’une accusation d’antisémitisme. La référence aux « tropes » est une manière insidieuse de substituer le « politiquement correct » aux transparences de la vérité.

Une fois la carte de cet antisémitisme élargi mise sur la table, l’exactitude ou l’inexactitude des propos d’Omar n’avait plus d’importance : toute tentative par la personne ainsi accusée de justifier ses assertions par les faits ne peut qu’aggraver la faute et renforcer l’allégation. En réalité, la liberté d’expression passe au second plan quand un trope antisémite est invoqué par des critiques diffamatoires.

Cette dynamique est d’autant plus problématique quand celui ou celle qui parle a un statut qui confère du prestige et est capable d’exercer de l’influence. Pendant des décennies, il a été extrêmement utile à Israël d’avoir pratiquement l’unanimité au Congrès des Etats-Unis sur n’importe quel point de l’ordre du jour touchant ses intérêts ou évaluant son comportement. Cela place sur la défensive les critiques d’Israël dans la société et rend le soutien à Israël, adopté par les deux partis, pratiquement absolu. Et fait que l’opposition à toute initiative importante pro-israélienne, par exemple des crédits militaires annuels, devient politiquement intenable.

Cette tactique a été extrêmement efficace dans le passé. Elle a rendu toute personne politiquement assez stupide pour défier ce consensus général excessivement vulnérable à une défaite politique dans l’élection suivante. Cette personne est clairement ciblée, et, oui, par l’AIPAC, les riches donateurs sionistes et les lobbies chrétiens pro-israéliens et il est probable que l’heureux concurrent, ou l’heureuse concurrente, aura du mal à dépenser tout l’argent coulant à flots dans les coffres de sa campagne.

Ce schéma pour « imposer » l’unanimité peut être repéré au moins depuis l’expérience de Paul Findley, un congressiste courageux, modéré et décent humainement de l’Illinois, qui a été mis sur liste noire et vaincu politiquement après dix mandats parce qu’il avait pris la parole pour décrier l’approche déséquilibrée adoptée par le gouvernement américain pour gérer la relation Israël/Palestine.

Depuis qu’il a perdu son siège en 1982, Findley s’est consacré à mettre au grand jour et à critiquer le rôle joué par l’AIPAC en employant un langage qui n’est pas très éloigné de celui d’Omar. Voir son livre important They Dare Speak Out: People and Institutions Confront Israel’s Lobby (1985, 2003).

Findley n’est pas le seul à avoir été visé pendant toutes ces années, d’autres aussi, qui sont tombés hors du code disciplinaire de l’AIPAC, y compris des personnalités aussi distinguées que Charles Percy, Adlai Stevenson III, Pete McCloskey, et par-dessus tout, Cynthia McKinney, la seule femme et afro-américaine sur cette liste d’honneur. Nier ou obscurcir cette relation de cause à effet équivaut à avaler l’arome artificiel du contrôle de pensée sioniste. Je ne peux que me demander si Madame la députée Omar était consciente de cet arrière-plan quand elle a décidé de s’exprimer avec force, mais sur un ton modéré, avec un message factuellement irréfutable. Et donc la messagère devient alors la cible.

Le statut importe dans ces campagnes pour diffamer les critiques d’Israël. Lorsque quelqu’un d’aussi célèbre que Richard Goldstone a associé son nom à une enquête factuelle des Nations Unies sur les méfaits israéliens lors de l’attaque de 2008-2009 sur Gaza, il a souffert énormément du contrecoup. Le rapport a établi des conclusions qui étaient critiques d’Israël, basées sur des faits, plutôt modérées compte tenu des preuves et complètement documentées. L’impression d’équité était encore renforcée par le couplage des accusations contre Israël avec des dénonciations sévères des actions illégales de représailles de la part de Hamas. Ces caractéristiques du rapport n’ont rien fait pour calmer la fureur des réactions israéliennes, qui ont singularisé Goldstone avec une rage vitupérative. Bien que Goldstone fût à l’ époque une figure internationale largement admirée, qui avait gagné une reconnaissance internationale pour son rôle anti-apartheid en Afrique du Sud, ni sa distinction, ni son professionalisme juridique ne l’ont protégé des tactiques de la terre brûlée de ses détracteurs —bien au contraire.

Une très lourde artillerie diffamatoire a été déployée pour monter une attaque intense contre sa personne et sa réputation. Malgré ses connexions sionistes de longue date, Goldstone a été dénoncé, censuré aux plus hauts niveaux du gouvernement en Israël, ce choeur négatif étant rejoint par plusieurs figures politiques dirigeantes aux Etats-Unis. Il a même été accusé d’être l’auteur d’une « diffamation du sang[[Allégation antisémite prétendant que des meurtres rituels seraient commis par des juifs (NdT).]] » contre le peuple juif. Finalement, Goldstone n’a pu résister à ces pressions et il a reculé de manière humiliante sans le soutien d’aucun des trois autres membres distingués de la commission onusienne. Avec cette rétractation, il a perdu le respect de la communauté des droits humains sans regagner sa respectabilité chez les sionistes. Le revirement de Goldstone montre à quel point ces tactiques israéliennes peuvent être effiaces pour réduire au silence les critiques, éviter la vérité et déplacer la discussion politique du message (en l’occurrence, le Rapport) au messager.

Ma propre expérience à un niveau bien plus bas de visibilité internationale a été très similaire. Tant que j’étais un professeur dissident sur la question Israël/Palestine, j’étais plus ou moins ignoré, mais quand j’ai été nommé Rapporteur spécial des Nations Unies pour la Palestine occupée, tout l’enfer s’est déchaîné. J’ai reçu des menaces de mort et des mails de haine m’appelant de toutes sortes de noms, mais se concentrant pour me dépeindre comme un « antisémite notoire » et un « juif s’auto-haïssant ». Cette campagne de diffamation a continué sans relâche pendant les six ans où j’ai occupé cette position aux Nations Unies, mais immédiatement après la fin de mon mandat en 2014, les attaques se sont calmées, bien qu’elles aient repris en 2017 quand fut rendu public un rapport des Nations Unies dont j’étais un des auteurs. Ses arguments soigneusement construits montraient qu’Israël était un état d’apartheid selon les critères établis par le droit criminel international. Contrairement à Goldstone, j’ai refusé de reculer ou de me taire, et pour cette obstination, j’ai payé une autre sorte de prix.

L’expérience de Ilhan Omar est, bien sûr, plus extrême et plus révélatrice que la mienne. Elle est un sinistre rappel que chaque fois que les Afro-Américains sont autorisés sur la plantation, ils sont durement jetés à terre à coup de gifles s’ils deviennent « présomptueux ». Née et élevée en Somalie, Omar est néanmoins perçue comme présomptueuse. Il y a un aspect Jim Crow[[Les lois Jim Crow ont établi la ségrégation raciale aux Etats-Unis.]] présent ici qui est appliqué aux musulmans, particulièrement depuis le 11 septembre. En grande partie, ce qui opère ici, c’est de dépeindre Ilhan Omar comme une antisémite, parce que ce n’est pas politiquement correct d’être explicitement islamophobe, mais c’est tout à fait correct de l’être indirectement ainsi, sous la bannière de la solidarité avec Israël.

En réalité, c’est perçu comme déjà regrettable de voir des musulmans, et pire, de les entendre, et c’est encore pire s’ils obtiennent d’une façon ou d’une autre une plateforme officielle d’où parler, et pire que tout s’ils utilisent cette plateforme pour s’exprimer de manière à mettre au grand jour des vérités longtemps gardées sous le tapis. A un certain degré, la mentalité raciste dirigée auparavant contre les Afro-Américains a déplacé son centre de gravité contre les musulmans et atteint des paroxysmes quand l’offenseur apparen est non seulement musulman, mais en plus afro-américain.

Des événéments récents confirment que les représailles orchestrées deviennent plus vicieuses si la critique d’Israël vient de la bouche d’une personne de couleur jouissant d’un statut intellectuel ou culturel élevé. Le professeur de [l’université] Temple, Marc Lamont Hill, a été congédié presque instantanément de sa fonction de commentateur et de consultant de CNN, juste parce qu’il a utilisé la phrase « de la rivière à la mer » pour décrire les droits palestiniens pendant un discours judicieux et humain sur les conditions d’une paix véritable entre Israël et la Palestine, prononcé devant les Nations Unis il y a quelques mois. Hill a répondu à la pression en présentant des excuses motivées pour tout malentendu qu’il aurait pu inintentionnellement causer. Il a finalement réussi à survivre aux demandes de licenciement de son poste de professeur titulaire. Même ainsi, la raclée publique subie par Hill a certainement envoyé un message réfrigérant aux autres personnes, dans tout le pays, qui pourraient être tentées de s’exprimer et et elle aura probablement pour conséquence une diminution abrupte du nombre d’invitations qu’il reçoit pour parler à des conférences universitaires au moins pendant les cinq prochaines années.

En d’autres termes, Ilhan Omar, sciemment ou non, a mis la tête dans l’antre du lion et cela a eu des conséquences qui dépassent probablement ce qu’elle imaginait au moment où elle s’est exprimée. Omar a définitivement touché un nerf à vif en défiant de manière si provocante le consensus des deux partis à s’abstenir de toute critique d’Israël et de son système de soutien — particulièrement, quand ses commentaires ont semblé dire qu’il est impossible de réconcilier cette loyauté à un pays étranger avec les obligations d’un représentant américain élu pour donner la priorité aux intérêts nationaux.

Daniel Falcone : Le 13 décembre 2011, Thomas Friedman du New York Times écrivait à propos du discours de Benjamin Netanyahu au Congrès des Etats-Unis que l’« ovation a été achetée et payée par le Lobby d’Israël ». Il a reçu quelques critiques pour cela, mais aucun progressiste n’a baptisé sa phrase « un trope antisémite », que ce soit littéralement, ou proportionnellement à la réaction devant le choix de mots d’Omar. Pouvez-vous décortiquer la différence entre Friedman disant ceci et Omar ? Je pense qu’Omar parlait en réalité de l’hégémonie américaine et tout cela montre indirectement qu’aux Etats-Unis, c’est OK d’utiliser des « tropes » aussi longtemps que vous détestez les musulmans encore plus.

Richard Falk : Ma réponse précédente prépare la voie pour ma réponse à cette question. La stature de Friedman et son rôle de soutien, en général, pour les politiques israéliennes, même s’il est vivement critique de Netanyahu, ont conduit même les plus militants des soutiens d’Israël à interpréter ses commentaires comme étroitement confinés au programme nucléaire de l’Iran. Les fortes objections israéliennes à l’accord nucléaire négocié si scrupuleusement avec la Russie troublaient de nombreux juifs, y compris même de nombreux sionistes. Comme indiqué, Friedman, même s’il était éminent et influent, n’avait pas de position officielle au gouvernement ou dans une institution internationale et le provocant discours de Netanyahu sur une question qui n’était pas au premier chef directement relié à Israël a mis à l’épreuve les limites du soutien des deux partis pour Israël. Tout l’épisode semblait avant tout conçu comme une gifle, de la part de ses hôtes républicains, destinée à la présidence d’Obama et à sa diplomatie nucléaire.

Même dans cette occasion, Friedman a pris la précaution, de manière caractéristique, de coupler ses critiques de l’approche israélienne aux questions de sécurité sous Netanyahu avec des affirmations sur sa croyance constante au caractère sacré de l’état juif et l’avalisation d’une solution à deux états comme étant encore la seule solution qui pourrait être faisable et peut-être négociable (Voir son article Ilhan Omar, AIPAC, and me [Ilhan Omar, l’AIPAC et moi], avec le sous-titre très révélateur et auto-promotionnel « La députée et moi-même avons beaucoup en commun — mais pas sa position sur Israël », NY Times, 6 mars 2019). Cela continue à être la ligne sioniste progressiste, mais c’est plutôt auto-contradictoire.

Tout observateur attentif devrait réaliser que le large spectre de l’opinion publique israélienne est maintenant définitivement opposé à l’établissement d’un état palestinien souverain sous n’importe quelles conditions. Le Likoud a réussi au moyen du mouvement de colonisation à bloquer la solution à deux états comme option politique faisable. Friedman n’est pas stupide. Lui aussi doit être conscient de cela. Cela pousse à se poser une question parallèle à celle suggérée par le titre du livre de Murakami Ce dont je parle quand je parle de courir[[Ceci est la traduction en français du titre original en japonais et de celui de la traduction anglaise. Le titre adopté par l’éditeur français est : Autoportrait de l’auteur en coureur de fond.]]. Ma question est : de quoi Friedman parle-t-il vraiment quand il parle de la solution à deux états ?

Les remarques de Friedman étaient cadrées autour de l’événement particulier du discours de Netanyahu et n’étaient pas formulées de manière à être comprise comme une mise en accusation générale de l’AIPAC ou à attirer l’attention de ses lecteurs sur l’influence disproportionnée exercée par les points de vue pro-israéliens sur la politique étrangère. Il y a quelques années, quand John Mearsheimer et Steven Walt ont publié The Israel Lobby, leur livre a été violemment attaqué comme antisémite parce qu’il construisait une argumentation générale sur la distortion de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient. La thèse centrale du livre était que la politique étrangère américaine est souvent infléchie pour s’ajuster aux intérêts nationaux d’Israël aux dépens des intérêts régionaux américains au Moyen-Orient.

Les auteurs n’étaient, bien sûr, pas membres du Congrès et les insultes des personnes qui les accusaient d’antisémitisme n’ont jamais fait l’objet d’un débat public. Mearsheimer et Walt possédaient des titres universitaires impeccables, étayés par des postes élevés dans des universités de premier plan. La réaction sioniste n’a été ni très sévère, ni très durable, bien qu’elle ait été assez sérieuse pour ternir dans une certaine mesure leur légitimité auprès des médias grand public. Objectivement, il était absurde d’attaquer de tels experts universitaires, que je connais personnellement tous deux, et qui sont connus avant tout dans le champ des relations internationales comme des « réalistes politiques ». Il semble évident qu’ils n’étaient pas motivés par une empathie particulière avec les Palestiniens ou une hostilité contre les juifs, mais qu’ils agissaient au nom de leur conviction constamment exprimée selon laquelle une politique étrangère rationnelle doit être basée sur les intérêts de la nation et non façonnée par des pressions exercées par les intérêts particuliers d’une minorité ethnique, des acteurs du secteur privé, ou au nom des lobbyistes payés par un gouvernement étranger.

Ce qu’il est primordial d’observer dans la comparaison entre Friedman et Omar est la réalité d’un double standard. Ilhan Omar est devenue particulièrement vulnérable parce qu’elle est musulmane, africaine et immigrante, en plus d’être un membre nouvellement élu au Congrès. Si elle avait fait ces commentaires dans le Minnesota avec des tweets ou lors d’une réunion communautaire dans son quartier, cela aurait pu produire quelques réactions de colère de la part des militants sionistes locaux, mais probablement pas de plus grandes vagues. Si elle occupait une position publique à Washington encore plus élevée qu’actuellement, l’attaque contre elle aurait probablement été encore plus intense, comme Jimmy Carter l’a découvert quand il a intitulé son livre inébranlablement modéré sur Israël/Palestine Peace or Apartheid. Le livre est essentiellement un plaidoyer pour la paix et un avertissement sur les conséquences à pousser le bouchon de plus en plus loin.

Il y a aussi la question de savoir si la politique étrangère américaine est façonnée par le lobby israélien ou si Israël et les Etats-Unis partagent des politiques communes dans la région. Dans le deuxième cas, c’est une affaire de convergence, pas d’influence sioniste, qui explique l’orientation de la politique américaine. Les deux points de vue peuvent être défendus, surtout si l’on accepte que l’influence sioniste et celle de l’AIPAC peuvent être plus grandes à cetains moments qu’à d’autres. Par exemple, il semblerait que les deux pays soient assez étroitement alignés sur la politique antiterroriste dans le contexte de l’après 11 septembre.

Pourtant quand on en est arrivé à l’accord nucléaire 5 + 1 de 2015 avec l’Iran, il a été évident que la Maison blanche poursuivait une ligne politique en désaccord avec les priorités de l’approche israélienne vis-à-vis de l’Iran. A cet égard, quand des intérêts géopolitiques majeurs sont en jeu et qu’un président américain est sensible à leur importance, on agira sur la base d’une divergence vis-à-vis des préférences israéliennes, malgré les frictions domestiques engendrées par l’AIPAC et d’autres groupes de pression. Sous la présidence de Trump, l’approche à l’Iran converge bien plus qu’avec Obama, ce qui paraît à la fois refléter une plus grande réceptivité à l’influence de Netanyahu et être consistant avec le point de vue de Trump sur l’Iran comme une menace à l’ordre régional au Moyen-Orient qui est le plus cohérent avec la sécurité américaine.

Daniel Falcone : Dans toute cette discussion, peu mentionnent à quel point le sionisme est antisémite et c’est malheureusement quelque chose dont ne parle pas assez dans l’opinion publique américaine éclairée. Pouvez-vous décortiquer cela pour moi ?

Richard Falk : C’est une question tout à fait pertinente qui va au coeur de ce qu’on pourrait décrire comme « l’usage et le mauvais usage de l’antisémitisme » dans le discours politique. Les enjeux soulevés sont compliqués parce qu’il y a des variations selon le lieu et les circonstances historiques.

Naturellement, la suggestion choquante que le sionisme peut être, de manière responsable, accusé d’antisémitisme est traitée comme un affront par presque tous les sionistes et la plupart des juifs. Certains juifs ont eu un lavage de cerveau au point de croire fermement que le sionisme est consacré inconditionnellement à fournir un sanctuaire aux juifs dans un état souverain juif et à la nécessité pratique d’atteindre cet objectif, combinée avec ses justifications bibliques et son succès anticipé à restaurer l’amour-propre juif individuellement et collectivement.

Pourtant il y avait des sentiments antisémites mêmes dans les écrits de Theodor Herzl et Chaim Weizmann, les pères intellectuels du mouvement sioniste, quand ils décriaient l’image et le comportement des juifs de la diaspora, justifiant presque leur non-acceptation par les cultures politiques dominantes et les structures sociales de l’Europe. La pensée sioniste visait à libérer les juifs de la persécution, mais aussi à ce qu’ils aient un état à eux, digne du respect des non-juifs.

C’est aussi vrai que le sionisme a dès ses origines été préoccupé de l’établissement et de la sécurité d’un état juif, et depuis 1948 il a défendu farouchement Israël. Pourtant le sionisme a toujours montré un côté pragmatique et opportuniste qui a fait, à toutes les étapes, qu’il semblait bénéfique pour le mouvement sioniste de travailler, et même de collaborer, avec les forces antisémites les plus extrêmes lâchées en Europe après la première guerre mondiale, ou dans la région et le cadre global où s’est installé Israël.

De ce point de vue, la vision sioniste d’un état juif en « terre promise » semblait dès le départ une conception utopiste extrême. Nous devrions nous rappeler qu’au moment où le mouvement sioniste a été officiellement lancé en 1897, la population juive de Palestine était de 8%, et quand la Déclaration Balfour s’engageant à soutenir une patrie juive fut rendue publique en 1917, la population juive n’y avait augmenté que jusqu’à 8,1% ; même après le déplacement forcé pendant la période de domination nazie, les juifs n’étaient que 30% de la Palestine en 1947 quand le plan de partition a été ratifié par l’assemblée générale des Nations Unies.

Comment donc les sionistes pouvaient-ils espérer, dans une période de nationalisme croissant dans le monde entier, établir un état juif dans ce qui était si clairement une société non juive ?

C’était le casse-tête animé qui a hanté le sionisme en train de devenir un projet politique et non plus un fantasme utopique. Et il poursuit Israël en rendant la gouvernance et la sécurité dépendantes de structures d’apartheid qui font une moquerie de l’affirmation continuelle d’être « la seule démocratie du Moyen-Orient » (quand les conditions du peuple palestinien tout entier sont prises en compte).

Sans entrer dans les détails d’une histoire compliquée, les bases sur lesquelles une sorte d’antisémitisme sioniste a été érigé incluent le fait de persuader, et dans certains cas de forcer, les juifs à émigrer en Palestine. En d’autres termes, c’est seulement en rendant la vie de la diaspora insupportable pour les juifs que le projet sioniste pouvait avancer vers ses objectifs en Palestine. En ce sens, la montée d’une haine des juifs dans toute l’Europe, et particulièrement en Allemagne, dans la période après la première guerre mondiale, a certainement encouragé l’option juive. Au-delà de cela, les autorités antisémites en Pologne, en Hongrie, en Roumanie, comme en Allemagne nazie, avaient un intérêt commun avec le sionisme pour induire une émigration juive.

Ceci a conduit le gouvernement polonais à aider à l’entraînement de milices sionistes d’élite et à fournir des armes pour que la pénétration sioniste en Palestine n’échoue pas quand elle y rencontrerait de la résistance. En d’autres termes, les juifs de la diaspora ont été manipulés, y compris après la deuxième guerre mondiale, pour qu’ils choisissent la Palestine plutôt que d’autres destinations, y compris ceux qui avaient survécu aux camps de la mort de l’Holocauste.

Depuis qu’Israël a été établi, il a lutté pour être accepté comme un état légitime. Il a réussi à entrer aux Nations Unies, mais il était sujet à l’hostilité agressive de ses voisins arabes et des sentiments pro-palestiniens dans l’ensemble du Sud. Encore une fois, il a réagi en se liant autant que possible à des gouvernements et des mouvements de la société civile antisémites. Netanyahu a développé des relations cordiales avec le dirigeant antisémite de Hongrie Viktor Orban et Israël a fourni des armes et a aidé à l’entraînement de la police et des paramilitaires de nombreux gouvernements d’extrême-droite au fil des années.

Il a aussi courtisé le soutien du sionisme chrétien, qui tout en étant fanatiquement pro-israélien est aussi antisémite dans le sens premier de vouloir que les juifs quittent l’Amérique et d’autres endroits, pour retourner en Israël. Leur fondement est religieux, basé sur leurs interprétations du Livre des révélations (spécifiquement la prophétie que la Seconde Venue de Jésus ne se produira que quand tous les juifs seront retournés en Israël). Il est aussi antisémite dans sa vision qu’après le retour de Jésus, les juifs recevront l’opportunité de se convertir au christianisme et que ceux qui refuseront seront conduits à la damnation.

Daniel Falcone: Noam Chomsky a mentionné l’été dernier comment Israël était en train de perdre son soutien en tant que « chéri de l’Amérique progressiste », à mesure qu’il va de plus en plus soutenir des régimes de droite de l’ère Trump. A l’époque, cela faisait tout à fait sens, mais cela semble avoir eu une durée de vie incroyablement courte. Est-ce que son observation reflète le but de la récente réaction de rejet ?

Richard Falk: Je crois que les deux développements se produisent, et qu’ils sont connectés. Il y a beaucoup de confirmations de l’affaiblissement du soutien public à Israël, pour de nombreuses raisons, et il semblerait que les citoyens américains accepteraient comme une initiative positive un déplacement de la présidence vers une approche plus équilibrée. Pour être crédible, une telle approche aurait à se confronter à quelques questions difficiles. Les Etats-Unis devraient réagir contre les violations flagrantes par Israël du droit humanitaire international, le recours israélien à une force excessive dans leur réponse aux manifestations palestiniennes à la barrière de Gaza qui ont eu lieu chaque vendredi pendant toute l’année.

En plus de cela, une approche équilibrée devrait exprimer son soutien pour le droit palestinien à l’auto-détermination, basé sur l’égalité des deux peuples. Et de manière encore plus ambitieuse, si l’objectif de la diplomatie américaine était d’obtenir une paix durable plutôt qu’un cessez-le-feu, Israël devrait être poussé à démanteler les structures d’apartheid sur lesquelles il s’est appuyé pour soumettre le peuple palestinien et écraser la résistance à l’imposition d’un état juif sur une société essentiellement non juive. Si ces mesures étaient prises, le fondement d’un processus de paix serait finalement établi. Sur une telle base ferme, un compromis politique commence à être imaginable pour que des mécanismes pour une coexistence pacifique et un respect mutuel puissent enfin façonner l’avenir des deux peuples.

Depuis qu’Israël perd sa base de fort soutien dans les secteurs progressistes de la société américaine, la réplique des militants pro-israéliens est devenue plus hideuse et plus sévère, confinant au désespéré, s’appuyant surtout sur la diffamation tout en renonçant aux appels à l’éthique et au droit. Dans cette perspective, un contrôle étroit sur le Congrès est devenu plus important que jamais pour Israël comme moyen d’isoler l’élaboration des politiques d’un sentiment démocratique potentiellement menaçant et critique à l’égard d’Israël et de ses politiques. Comme pour le contrôle des armes, les impôts et la légalisation de la marijuana, les préférences des citoyens sont bloquées par l’argent et le lobbying.

La cause palestinienne a eu un désavantage particulier au Congrès à cause de son incapacité à mobiliser des forces antagonistes pour défier et fracturer le consensus pro-israélien. Cela a créé ce phénomène aveuglement unilatéral, un défi aux preuves et au droit qui ne peut être compris que comme la déformation de la démocratie. Qu’une personne au Congrès exprime ses vraies convictions ou honore sa conscience en s’opposant à Israël a été dans le passé équivalent à un suicide politique, alors que couvrir les mauvaises actions israéliennes n’a aucun inconvénient quelqu’il soit pour les représentants élus. Ce n’est pas sain.

La question la plus intrigante posée par l’incident Ilhan Omar est de savoir si la marée est en train de tourner. D’un côté, les exécuteurs type AIPAC punissent n’importe quel membre du Congrès qui semblent défier le consensus des deux partis. D’un autre côté, on reconnaît qu’il y a une sympathie croissante pour le peuple palestinien et qu’il est temps de réajuster la politique américaine sur Israël/Palestine, et en fait sur tout le Moyen-Orient. Rétrospectivement, il semble que les néoconservateurs pro-israéliens aient contribué à pousser les Etats-Unis à déclencher la désastreuse guerre d’Irak en 2003 et qu’ils soient maintenant, avec le plein appui de la Maison blanche de Trump, au bord d’une guerre encore plus désastreuse initiée contre l’Iran.

Le report du vote sur un projet de loi rédigé de manière à condamner comme de l’antisémitisme toute allégation sur une influence juive collective a été qualifié de « tremblement de terre politique » parce qu’il dévoile des tensions dans les rangs du parti démocrate sur la manière de répondre aux tweets controversés d’Omar et c’est un clair affaiblissement du consensus antérieur. Comme avec la volte-face spectaculaire sur Angela Davis à Birmingham, il pourrait y avoir un espace plus large pour la critique d’Israël et une protection renforcée contre les tactiques des exécuteurs sionistes.

De manière significative, également, plusieurs candidats démocrates à la présidentielle, dont Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Kamala Harris ont pris la défense d’Ilhan Omar. La poussière ne s’est pas encore déposée, mais ce degré de fermentation même peut être le signe encourageant d’un meilleur avenir.

Daniel Falcone : Lawrence Davidson faisait remarquer récemment à quel point les politiciens pro-palestiniens pourraient avoir à élaborer soigneusement leur langage pour empêcher la distortion volontaire de leurs mots. Depuis qu’il a dit cela, cependant, ajoutant une superbe mise à jour et un suivi, il semble qu’aussi prudents que soient leurs mots, ceux d’Omar ou d’autres, les reproches seront monnaie courante en raison de différences politiques. Ce n’est pas réellement ce qu’elle a dit, ce sont les implications de la manière dont cela peut être utilisé pour rediriger la politique étrangère américaine, au-delà de Netanyahu, jusqu’à l’ensemble des politiques consensuelles. Cela me rappelle les points de vue additionnels de Davidson sur J-Street qui contribuerait au contrôle idéologique. Qu’en pensez-vous ?

Richard Falk : Je trouve que les commentaires de Lawrence Davidson sur d’importantes affaires publiques sont incisifs, développant des interprétations moralement cohérentes et politiquement progressistes de questions complexes et souvent controversées. Ici, cependant, je trouve que Davidson pourrait envisager que ceux dans le camp sioniste qui cherchent à discréditer tout message critique d’Israël soient assez indifférents au fait que les formulations sont soigneusement élaborées ou non. Leur seul objectif est de discréditer le messager, ce qui a le bénéfice supplémentaire de déplacer la discussion loin de ce qui est dit vers qui le dit. Ce déplacement de la discussion est aussi important que l’entreprise de diffamation : ainsi même si la personne en réchappe avec sa réputation plus ou moins intacte, la seule discussion sera de savoir si les allégations contre elle sont bien fondées ou non. Nous voyons cela avec l’expérience d’Omar.

Bien sûr, s’il y a des phrases qui peuvent être extraites de la déclaration ou du document offensant pour rendre le travail de diffamation et de distraction plus facile à accomplir, c’est encore mieux. Mais même si le message, le tweet, le document était le travail de scribes célestes, cela n’empêcherait pas la diffamation si la critique a un enjeu politique.

Encore une fois le cas de Goldstone et ma propre expérience aux Nations Unies sont instructifs. Le rapport de la commission Goldstone n’a jamais été l’objet de critiques substantielles de la part de ceux qui ont monté leurs attaques cinglantes sur la personne de Goldstone. Dans mon cas, mes douze rapports comme Rapporteur spécial n’ont reçu pratiquement aucune critique substantielle de la part d’Israël ou de son ONG fantoche, UN Watch, qui a braqué toutes ses armes sur ma prétendue personnalité antisémite ou mes opinions prétendument incendiaires sur des sujets sans pertinence, comme la Révolution iranienne ou des commentaires sur le massacre du marathon de Boston.

Le point crucial ici est ce que j’ai expliqué auparavant. Ces défenseurs d’Israël n’essaient pas de gagner une argumentation sur des faits contestés et des interprétations rivales du droit. Ils essaient de rendre l’auteur de ce qui est choquant pour la perspective sioniste si méprisable que le fait que ces analyses soient vraies ou fausses perd sa pertinence. J’avais l’habitude de dire aux délégués officiels des Nations Unies à Genève et New York qu’il leur suffisait d’être objectifs à 10% pour obtenir les mêmes conclusions factuelles et juridiques que celles présentées dans mes rapports. En d’autres termes, si c’est plus ou moins exact en ce qui concerne les empiètements israéliens sur les droits humains afin de maintenir le contrôle sur la Palestine occupée, alors ce serait pure perte que d’essayer de s’engager sur le fond.

La situation au Congrès est tout à fait spéciale parce que l’unanimité sur le soutien d’Israël a prévalu et est perçue comme étant d’une grande valeur pour Israël, ce qui rend risqué pour un politicien de s’en écarter de manière importante, comme le montre l’expérience. L’attaque contre Ilhan Omar est peut-être allée trop loin, étant donné ce qu’elle est, ce qu’elle a vraiment dit et les courants plus progressistes évidents dans le public qui vote aux Etats-Unis. Exactement de la même façon que son statut et son identité la rendent particulièrement vulnérable, ils font que ceux qui soutiennent un pays pluraliste et démocratique se battent en retour pour elle.

L’expérience du prix des droits humains donné en octobre dernier par l’Institut des droits civiques de Birmingham (BCRI) peut être vue comme anticipant l’expérience d’Omar, particulièrement le contre-coup du contre-coup. Au début, cédant aux pressions attribuées à la communauté juive de Birmingham, le BCRI a annulé le prix. Ce qui a suivi était sans précédent — une flambée de protestations contre cette action, et un revirement du BCRI avec l’annonce que le prix avait été rétabli. A ce moment, on ne sait pas si Angela Davis [la récipiendaire prévue pour le prix] continuera comme dans l’invitation originale à prendre la parole à la cérémonie de remise du prix. Ce qui rend pertinent cet incident est qu’il montre que maintenant, même quand c’est une militante noire qui est ciblée de cette manière punitive, des forces opposées contr’attaquent. L’expérience d’Ilhan Omar renforce cette nouvelle et encourageante réalité, qui fluctuera sans doute au fur et à mesure que ces forces se battront pour prendre l’ascendant.

Nous n’avons pas encore atteint la conclusion de la tempête Omar mais il se pourrait que les attaquants reculent, surtout étant donné les sombres nuages se formant au-dessus d’Israël, alors que Netanyahu accepte le soutien électoral d’une extrême-droite affichée, et les réponses plutôt faibles de la présidence et du congrès au langage suprémaciste blanc dans leurs propres rangs ou aux fameuses manifestations de Charlottesville.

La résolution approuvée à 407 voix contre 23 est un baromètre des changements dans le ton et sur le fond même au Congrès. Après une semaine de débats acrimonieux sur une résolution qui était une attaque à peine voilée contre Omar pour son prétendu antisémitisme, le texte de la résolution votée le 7 mars a été élargi, devenant une condamnation de toute forme d’intolérance, mentionnant spécifiquement « les Afro-Américains, les Amérindiens et toutes les autres personnes de couleurs, les juifs, les musulmans, les hindous, les sikhs, les immigrants et d’autres » ainsi victimisés.

Beaucoup ont apprécié que l’islamophobie ait été finalement condamnée formellement et, dans ce contexte, placée au même rang que l’antisémitisme.

Comme attendu, ces encourageantes réparations morales ont irrité des militants pro-israéliens qui ont qualifié la résolution révisée de « molle » et même de « dégoûtante ». Ils ont été contrariés que la résolution ait retiré le statut privilégié de l’Holocauste dans les annales de l’intolérance et dénié aux juifs et à l’antisémitisme l’exclusivité en matière de victimisation. C’est précisément cet aspect que je trouve encourageant, et comme une forme de justice poétique que Ilhan Omar puisse finir par voter en faveur d’une résolution proposée originellement avec l’intention de la marquer comme coupable d’antisémitisme.

Daniel Falcone : Jeremy Corbyn est une autre personne décente qui a été confrontée à de lourdes critiques et autres allégations pour ces choix de termes en ce qui concerne l’Etat sacré. Il a été mentionné par certains progressistes que la gauche la plus progressiste tolère ou soutient ouvertement l’« antisémitisme » de Corbyn et d’Omar uniquement parce qu’elle veut souligner son opposition au développement colonial illégal et repousser la droite dure. Ils disent que ce n’est pas une excuse pour laisser le « trope » s’en tirer ainsi. En attendant, depuis que ce sentiment s’est exprimé, les mêmes personnes n’ont pas condamné la description islamophobique raciste et humiliante d’Omar par les républicains de Virginie occidentale. En grande partie parce que, de manière cynique, ils supposaient que sa propre identité la protégerait en premier lieu des réactions à ses commentaires initiaux. Carlos A. Rivera-Jones a remarqué qu’« aussi longtems que vous haïssez les musulmans (et les gens identifiés à des musulmans, comme les Palestiniens) plus que les juifs, vous n’êtes pas antisémite et c’est la position dominante [aux Etats-Unis] ». Pourriez-vous commenter ?

Richard Falk : Les canons du sionisme progressiste sont en train de gronder. Bret Stephens, fier de son appel à la démission de Netanyahu, ce qui manifeste à sa grande satisfaction qu’un sioniste américain ne marche pas dans la foulée d’Israël et de son puissant premier ministre, se sent autorisé à condamner Omar pour ce qu’il appelle son « corbynisme » [Bret Stephens, « Ilhan Omar sait exactement ce qu’elle fait », NY Times, 7 mars 2019]. Ce que cette insulte vise à transmettre est que la personne peut être personnellement innocente de toute haine antisémite des juifs et pourtant, à cause de son aversion pour le sionisme ou Israël, elle se qualifie encore comme une antisémite parce qu’elle invoque des « tropes » utilisés pour mobiliser la haine des juifs à travers les siècles. Ses tweets sur la double allégeance et l’argent juif utilisé pour réduire au silence les critiques d’Israël servent de preuves.

Je considère cette sorte d’attaque humiliante contre Jeremy Corban et Ilhan Omar irresponsable au point d’engendrer les sentiments exacts qu’elle prétend condamner. Que des personnalités si sensibles moralement et si progressistes politiquement soient dénigrées parce qu’elles montrent des aspects de la réalité associés à cette « relation spéciale » sans précédent ou qu’elles sont disposées à être amies avec ceux font de telles critiques de l’usage du pouvoir juif pour cacher l’injustice israélienne … de telles lignes d’attaque ne visent pas seulement à restreindre la liberté d’expression quand il s’agit d’Israël mais aussi à s’appuyer sur une sorte d’argumentation-coup de filet qui repose sur la culpabilité par association.

Pour donner encore une fois une illustration tirée de ma propre expérience, un important journal britannique poursuivant sa vendetta contre Corbyn a publié une photo de lui et moi à un événement à Londres où nous discutions le calvaire palestinien, prétendant qu’en apparaissant avec un antisémite comme moi, Corbyn collaborait avec l’antisémitisme.

Daniel Falcone : Il y a des journalistes et des critiques progressistes des « tropes » d’Omar qui afirment que l’opposition à la politique USA/Israël est bien, d’un côté, mais que renforcer des théories conspirationnistes ne l’est pas. C’est tout à fait compréhensible, mais je ne vois pas la rhétorique de type J-street se traduire par un changement significatif dans la construction politique. Pourriez-vous commenter les limites d’une critique d’Israël venant d’un parti, alors qu’il semble qu’elle devrait venir des deux ?

Richard Falk : Je pense qu’identifier et critiquer les efforts collectifs pour contrôler le débat sur Israël/Palestine ou pour décourager les défections vis-à-vis de l’unité des deux partis au Congrès et ailleurs les efforts pour attirer l’attention sur les biais de l’examen et des procédures législatifs, c’est caractérisé comme un trope antisémite, ce qui est supposé établir des tabous qui, s’ils étaient violés, engendreraient une affirmation justifiable d’antisémitisme. La plausibilité de l’usage des « tropes » est le prétendu lien à l’expérience historique des théories conspirationnistes utilisées par les mouvements de droite pour mobiliser la peur et la haine des juifs, fabriquant de prétendus complots juifs qui utiliseraient l’argent juif afin de pénétrer dans les centres de pouvoir et de les dominer, et même de prendre le contrôle du monde entier (par exemple, les Protocoles des sages de Sion).

C’est une erreur de raisonnement que de fusionner les critiques d’une action actuelle collective qui est fondée sur les faits avec des conspirations fabriquées et conçues pour engendrer la peur et la haine et donner naissance à des persécutions ou pire.