Un suicide à Gaza

Comment la mort d’un jeune et talentueux écrivain palestinien a révélé une forte augmentation des suicides. Par Sarah Helm

Lorsque Mohanned Younis, un étudiant de 22 ans, est rentré chez lui, dans un quartier relativement prospère de la ville de Gaza, un soir du mois d’août dernier [2017], il était très agité. Il souffrait de dépression, se rappelle sa mère, Asma. Mais elle n’a pas éprouvé trop d’inquiétude quand il a verrouillé la porte de sa chambre.

Mohanned, jeune homme talentueux dont les écrits – des nouvelles, souvent postées sur sa page Facebook – touchaient un large public, était sur le point d’obtenir un diplôme en pharmacie ; il s’attendait à être très bien noté. Ses textes exprimaient la douleur et le désespoir de sa génération. Seuls les livres lui offraient un peu d’évasion. Il s’enfermait souvent pour lire, pour écrire, ou pour faire de l’exercice en tapant sur son punching-ball.

Le lendemain matin, Mohanned n’est pas sorti de sa chambre. Asma et son frère Assad ont alors forcé sa porte. Ils ont trouvé son corps inanimé : il s’était asphyxié.

Beaucoup de gens suivaient Mohanned sur les réseaux sociaux, si bien que la nouvelle de sa mort a retenti dans toute la bande de Gaza et au-delà en provoquant la consternation, la tristesse et l’admiration. « C’était un combattant qui avait pour seule arme des histoires tristes » dit un des nombreux commentaires publiés sur Facebook. Mais ce deuil très public suscité par la mort du jeune écrivain plein de talent a un sens : le suicide de Mohanned n’est pas simplement une tragédie de plus dans un territoire où des milliers de jeunes vies trouvent une fin prématurée. Il devenait impossible de dénier ce qui se murmurait à mots couverts : la misère causée par le siège et le désespoir devant un avenir bouché, ressenti encore plus fortement par les jeunes Gazaouis les mieux doués, conduisaient à une multiplication troublante des suicides.

Les événements terribles qui viennent de se dérouler dans la zone tampon de Gaza ont attiré l’attention du monde sur la souffrance et la désespérance des Palestiniens de ce petit territoire, prêts à risquer leur vie par dizaines de milliers pour protester contre leur emprisonnement derrière les barrières et les murs qui les enferment. Depuis le déclenchement de la Grande Marche du Retour, série de manifestations qui se poursuivent depuis la fin du mois de mars, plus de 100 personnes ont été tuées, la plupart par des snipers israéliens alignés de l’autre côté de la clôture d’enceinte.

On a parfois eu l’impression que ces manifestants se plaçaient délibérément sur la trajectoire des balles israéliennes. Dans les premiers jours de cette mobilisation, des jeunes gens rencontrés sur la zone tampon m’ont dit que cela leur était égal de mourir. « De toutes façons, nous mourons à Gaza. Nous pouvons aussi bien mourir sous les balles », m’a expliqué un adolescent, sur la frontière, près de la ville de Khan Younis. Il était accompagné d’amis qui partageaient son point de vue, y compris un jeune homme déjà blessé par balle à la jambe, qui se déplaçait en fauteuil roulant.

Si les preneurs de photos ou de vidéos du monde entier essayaient de s’engager un peu plus en profondeur dans la bande de Gaza, de longer les rues et de pousser les portes des demeures, ils verraient le désespoir dans presque toutes les familles. Après 10 années de siège, les 2 millions d’habitants de la bande de Gaza, entassés sur un territoire minuscule, n’ont souvent pas d’emploi, leur économie a été détruite, ils sont privés des éléments essentiels à la vie – l’électricité ou l’eau courante – et n’ont ni espoir de liberté, ni aucun signe annonciateur d’un changement de situation. Le siège broie les esprits, poussant au suicide les personnes les plus vulnérables dans des proportions sans précédent.

Il y a encore peu de temps, le suicide n’était pas fréquent ici, notamment en raison de la résilience palestinienne, acquise au long de 70 années de conflit, et de la force des réseaux de la parenté élargie, mais surtout parce qu’il est interdit de mettre fin à ses jours dans les sociétés musulmanes traditionnelles. Lorsque le suicide est un acte de djihad, les défunts sont considérés comme des martyrs qui vont au paradis ; dans tous les autres cas, les suicidés vont en enfer.

Il y a presque trente ans que je fais des reportages à Gaza, mais je n’avais presque jamais entendu parler de suicides avant 2016. Au début de cette année-là, alors que le siège au sens plein du terme durait depuis neuf ans, une chirurgienne orthopédique britannique qui travaillait bénévolement à Gaza, à l’hôpital al-Shifa, m’a dit qu’elle et ses collègues constataient un certain nombre de blessures inexpliquées, qui semblaient causées par la chute ou le saut du haut de bâtiments élevés.

À la fin de 2016, les suicides étaient si fréquents que ce phénomène commençait à faire parler de lui. Selon les chiffres mentionnés par des journalistes locaux, le nombre de suicides en 2016 serait au moins trois fois supérieur au nombre relevé en 2015. Mais d’après les professionnels de santé de Gaza, si les chiffres cités dans les médias indiquent un accroissement substantiel, ils sous-estiment la réalité, et de beaucoup. Les suicides sont « déguisés » en chutes ou autres accidents, la désinformation ou la censure étant répandues en raison de la stigmatisation du suicide.

Cependant, depuis 2016, de nombreux hommes se sont immolés par le feu dans la bande de Gaza, donnant ainsi à leur suicide une grande visibilité.

« Ces évènements catastrophiques n’avaient pas lieu il y a 10 ans », dit le docteur Youssef Awadallah, psychiatre à Rafah, ville située à la frontière entre Gaza et l’Égypte. Les professionnels de la santé mentale et les proches des personnes décédées imputent cette évolution au siège, qui, selon eux, est beaucoup plus néfaste pour le bien-être mental et physique de la population que ne l’ont été les guerres successives. Les médecins de Gaza lancent une mise en garde : le siège prolongé du territoire a causé une « épidémie » dans le domaine de la santé mentale qui a de nombreux aspects, parmi lesquels le nombre croissant de suicides, mais aussi les cas plus nombreux de schizophrénie, de troubles de stress post-traumatique, d’addiction aux stupéfiants et de dépression. Pour la première fois, l’UNRWA, agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, a entrepris de rechercher chez tous les patients qui sollicitent des soins de santé primaires d’éventuelles tendances suicidaires, à la suite de ce que l’agence qualifie d’« augmentation sans précédent » des décès.

Des hommes et des femmes de tous les groupes d’âge, de toutes les couches sociales, connaissent des pensées suicidaires, disent les médecins de Gaza. Le même jour, au mois de mars, une jeune fille de 15 ans et un jeune garçon de 16 ans se sont pendus. Il y a parmi les suicidés des hommes désespérés car ils ne peuvent subvenir aux besoins de leur famille, des femmes et des enfants victimes de violences, ou qui subissent souvent des situations de grande pauvreté et de surpeuplement, et même des femmes enceintes qui disent qu’elles ne veulent pas mettre au monde des enfants qui devront vivre à Gaza. En avril, une femme enceinte de sept mois s’est ouvert les veines du poignet.

Parmi les plus vulnérables figurent les étudiants les plus brillants de Gaza qui, dans plusieurs cas, se sont tués juste avant ou juste après leur diplôme de fin d’études. En mars, pendant un entretien avec un homme d’affaires en faillite, à son domicile, j’ai aperçu une photo d’un jeune homme élégant, porteur de lunettes, mise en évidence de telle manière que j’ai supposé que cet homme était un « martyr », tué dans le cadre du conflit. Mais son portrait ne présentait pas l’iconographie des affiches de martyrs visibles partout à Gaza. J’étais accompagnée d’un interprète, qui a reconnu la photo : le fils de l’homme d’affaires avait compté parmi les plus remarquables de ses amis à l’université. « Il s’est pendu », nous a dit l’homme d’affaires. « Il ne voyait pas d’avenir à Gaza. »

Des mois avant les incroyables scènes de carnage qui ont marqué la Grande Marche du Retour, l’histoire de Mohanned Younis avait attiré une attention particulière. Ce n’était pas seulement parce que ses écrits, avec leurs descriptions imaginatives de la demi-vie de Gaza, suscitaient l’admiration – mais parce que, après sa mort, certains ont commencé à le qualifier de martyr. Sa mère m’a dit : « Il est davantage qu’un martyr. »

Des amis disaient qu’il avait combattu l’ennemi avec sa plume, et qu’il était mort victime du siège. À sa mort, Mohanned a aussi reçu de la part de beaucoup d’amateurs qui le suivaient sur les réseaux sociaux des hommages fervents pour son courage et ses écrits, et même un éloge funèbre de la part du ministre palestinien de la Culture, le docteur Ihab Bseiso. Bseiso, membre d’un gouvernement laïque, celui de l’Autorité palestinienne qui détient le pouvoir en Cisjordanie, semblait laisser entendre qu’il considérait Mohanned comme un martyr, affirmant qu’il n’avait pas « à demander pardon pour son départ prématuré ». Ses récits ne seraient jamais oubliés, ajoutait-il : « Tu resteras un des géants de notre temps, Mohanned ».

Mais cette évocation du « martyre » de Mohanned suscite la crainte à Gaza, surtout chez des parents qui s’inquiètent : leurs propres enfants ne risquent-ils pas de suivre cet exemple s’ils pensent pouvoir éviter l’enfer ? Le père de deux diplômés de l’université m’a dit ceci : « Nous veillons à ce que nos enfants terminent leurs études secondaires et supérieures, ils travaillent dur, ils ont hâte d’entrer dans la vie, de trouver un emploi, d’être normaux – et puis, rien. Si on commence à considérer le suicide comme une mort “noble”, ils seront peut-être plus nombreux à suivre cette voie. C’est très dangereux. »

Mohanned s’est peut-être lui-même demandé s’il pourrait être vu comme un martyr. Dans « Le Martyr inconnu », récit publié de façon posthume dans un recueil intitulé Feuilles d’Automne, il raconte qu’un corps non identifié est apporté à l’hôpital al-Shifa, où des familles essaient de l’identifier. « Vont-ils me reconnaître ? », demande le narrateur.

Un des endroits où Mohanned aimait s’installer pour écrire était le jardin intérieur de l’hôtel Marna House, dans un coin tranquille de Gaza, le quartier verdoyant de Remal. Le Marna est apprécié depuis longtemps par les visiteurs étrangers qui font souvent don de quelques livres à la bibliothèque de l’hôtel – encore un élément attirant pour Mohanned qui, dans Gaza l’assiégée, s’évertuait à trouver des livres permettant de satisfaire ses besoins de lecteur vorace.

Lorsqu’il était étudiant à l’université al-Azhar, toute proche, la silhouette haute et mince de Mohanned se détachait dans le flot d’étudiants qui se déversait dans les rues de Gaza après les cours. Esquivant les voitures, les charrettes et les chevaux, il s’écartait de la foule – parfois pour gagner la pharmacie où il travaillait à temps partiel, ou pour rejoindre un café, souvent celui du Marna. Il commandait un café, s’installait dans un coin tranquille, allumait une cigarette, branchait son téléphone pour le recharger et commençait à composer ses récits.

À Gaza, où sont assurées deux heures d’électricité par jour, se brancher, c’est un luxe. Mais au Marna, il y a un groupe électrogène, comme dans la plupart des endroits accueillant une clientèle professionnelle. Les médecins, les journalistes et les enseignants se retrouvent dans ce lieu où ils tirent sur un narguilé ou regardent Barcelone sur une télé à écran géant.

Rares sont les étudiants qui peuvent s’offrir le Marna ; enfant unique, Mohanned était « gâté » par sa mère, lui disaient ses amis d’un ton moqueur. Mais les amis, les professeurs et les clients de la pharmacie voyaient tous en lui « un bon gars, un gentil garçon », et aussi « un homme triste ». Certains avaient remarqué les cicatrices sur ses poignets – marques laissées par des tentatives de suicide. Ses récits montraient qu’il ressemblait à tous les jeunes gens de Gaza, parce qu’il décrivait leurs sentiments de façon éloquente. Il écrivait, par exemple : « Lorsque vous vivez dans une maison que vous aimez et que vous ne la quittez pas, vous n’aurez pas de problème, mais si l’on vous enferme dans cette maison sans votre consentement, vous éprouverez un sentiment de paralysie et de désespoir. »

Il évoquait dans ses écrits sa tristesse personnelle. Ses parents avaient divorcé dans son enfance, et Mohanned se sentait rejeté par son père. Ses lecteurs pouvaient aussi se reconnaître dans cette souffrance, parce que toutes les familles de Gaza sont brisées : des membres de presque toutes les familles ont été tués dans le conflit, et souvent des séparations ont été provoquées par des années d’exil, ou par l’emprisonnement. Des milliers de Palestiniens sont incarcérés aujourd’hui dans les prisons israéliennes.

Mohanned avait beaucoup de lectrices : les femmes étaient touchées par sa mélancolie. « Il arrivait à décrire l’absurdité de nos vies – l’humiliation, et aussi la tragédie. Il savait qu’ici, c’est un lieu factice », m’a dit une jeune femme de ma connaissance, qui a dû emprunter les tunnels en cachette pour gagner l’Égypte et percevoir le montant de sa bourse américaine. « C’est normal », commente-t-elle en riant.

« C’est comme ça », souligne Mustafa Al Assar, 17 ans, habitant de Gaza qui souhaite étudier le droit international mais ne peut le faire, car cette matière n’est pas enseignée à Gaza, et il ne peut pas en partir. « D’un seul coup, tu te rends compte qu’à Gaza, tu ne peux pas être la personne que tu souhaites être. Et tu ne peux pas montrer qui tu es aux gens du dehors, parce que tu ne peux pas sortir. Donc tu ne peux pas être la personne que tu souhaites être. »

Mohanned ne s’est pas mis en colère, mais il a sombré dans un état de désespoir très répandu. Il n’aurait jamais jeté une pierre, pas plus que la plupart de ses contemporains. « Pour quoi faire ? » demandent-ils. « Pour se faire tuer ? Qui s’en préoccuperait ? »

Le héros de Mohanned était Bassel al-Araj, animateur d’un mouvement de jeunesse en Cisjordanie qui préconisait la protestation pacifique, emmenant ses partisans sur des circuits des hauts lieux de la résistance palestinienne et leur adressant des exposés sur l’histoire de la résistance. Al-Araj, comme Mohanned, était à la fois écrivain et pharmacien. « Il appréciait énormément al-Araj », m’a dit un des amis de Mohanned.

Avant de rentrer chez lui, Mohanned vérifiait parfois quels dons venaient d’être faits à la bibliothèque éclectique de l’hôtel Marna, se plongeant peut-être dans Un long chemin vers la liberté, l’autobiographie de Nelson Mandela, ou dans un roman tout corné d’Agatha Christie.

Au milieu des romans policiers, on trouvait quelques volumes moins littéraires : des exemplaires poussiéreux de rapports de l’ONU sur Gaza. Si Mohanned en avait pris un, il aurait pu consulter une analyse, datant de 2002, d’une vague d’attentats-suicides survenue dans les mois les plus sanglants de la deuxième intifada. Selon Eyad Sarraj, remarquable psychiatre qui a fondé en 1990 le programme public de santé mentale de Gaza, les attentats-suicides se multipliaient parce que l’absence d’espoir s’aggravait, suscitant « une forme de désespoir où la vie cesse d’être différente de la mort ».

« Quand il était petit, il aimait écouter des histoires », m’a dit Asma, la mère de Mohanned, dans le séjour de la maison familiale. On apercevait un triangle de mer entre les maisons au bout de la route. Ses grands-parents racontaient les plus belles histoires, sur Jura, autrefois village de pêche prospère, où la famille avait vécu pendant des siècles.

Pendant la guerre arabo-israélienne de 1948, qui a abouti à la création de l’État d’Israël, plus de 750 000 Palestiniens, dont la famille de Mohanned, furent chassés de chez eux et n’ont jamais été autorisés à y retourner. Le village de Jura, depuis longtemps détruit par Israël, se trouve maintenant sous l’énorme port d’Ashkelon, que l’on peut voir depuis la plage en bas de la maison de Mohanned.

« Je lui ai parlé de nos orangeraies, de nos fêtes, je lui ai raconté que je courais partout et nageais dans les vagues », m’a dit Modalala, sa grand-mère de 88 ans, coiffée d’un foulard jaune étincelant. À côté d’elle se tenait Asma, vêtue de noir. Le grand-père de Mohanned lui parlait de son propre père qui avait grandi quand la Palestine faisait encore partie de l’empire ottoman – son haut niveau d’instruction, son emploi à la cour du sultan, ses voyages au-delà des mers. « Il disait à Mohanned qu’il voulait rentrer chez lui, dans son village, avant de mourir », poursuivait Modalala, « mais il est mort à Gaza, et Mohanned en fut très triste ». Plus tard, Mohanned devait évoquer Jura dans ses écrits, parlant d’« un garçon aux cheveux d’or qui sautait pour arriver au niveau de la fenêtre et voir la mer ».

« Je crois qu’il s’est accommodé de sa tristesse en écoutant des histoires et, plus tard, en en composant », m’a dit sa mère. Assad, son oncle, qui a aidé Asma à l’élever, a souligné qu’il était bon aussi en maths. « Il aimait résoudre des problèmes. Il voulait toujours faire les choses par lui-même – faire des expériences. »

Pendant les premières années de Mohanned, une expérience était en cours en Palestine. Il est né en 1994, quand sont apparus les premiers fruits des accords de paix d’Oslo. Le traité, signé en grande pompe en 1993, devait progressivement mettre fin à l’occupation par Israël des terres qu’il avait conquises en 1967 – Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est – sur lesquelles les Palestiniens étaient censés construire quelque chose comme un État.

Mais Oslo n’a pas remédié aux injustices de 1948. C’est l’une des raisons pour lesquelles cet accord ne fut pas universellement bienvenu, particulièrement à Gaza où se trouve la plus grande concentration de réfugiés de 1948. C’était presque tous des paysans, dont les terres et les maisons avaient été saisies par Israël pendant ou immédiatement après la guerre, et dont les récoltes et autres biens avaient été pillés. Les villages arabes ont été remplis d’immigrants juifs, ou détruits. Sur les 2 millions de Palestiniens de Gaza aujourd’hui, 1 300 000 sont des réfugiés ou les descendants de ceux qui y ont fui en 1948 et dont le droit au retour chez eux est consacré dans la résolution 194 de l’ONU.

Malgré ses carences, Oslo a offert un certain espoir de paix. En pensant surtout au bien de la prochaine génération, on s’en est saisi, même à Gaza où des colombes sont apparues sur les murs à la place des portraits des martyrs. À Rafah dans le sud, où la famille de Mohanned vivait alors, un aéroport surmonté de dômes dorés a été ouvert en 1998, une merveille aux yeux du petit garçon. Mais trois ans plus tard, les dômes gisaient dans les décombres, détruits par les bombes israéliennes. Quand Mohanned a eu cinq ans, l’expérience d’Oslo s’effondrait, car les changements promis étaient peu nombreux à se réaliser. La trahison a profité au Hamas, organisation islamique combattante, rivale du mouvement laïque Fatah, qui avait soutenu Oslo.

En allant à l’école, Mohanned passait devant des affiches montrant une nouvelle génération de « martyrs ». C’étaient des auteurs d’attentats-suicides, dont beaucoup recrutés à Rafah, sur ordre du fondateur et idéologue du Hamas Ahmed Yassine qui – comme les grands-parents de Mohanned – était né à Jura. Yassine disait aux auteurs d’attentats-suicides qu’ils iraient au paradis. Mais comme Israël s’est vengé, de vastes parties de Rafah ont été rasées.

J’ai demandé à la mère de Mohanned comment elle expliquait Gaza à un enfant. Elle m’a répondu qu’il n’y avait rien à expliquer. « Les enfants voient par eux-mêmes. Les check-points, les bombardements, les raids dans les maisons – ils apprennent que c’est la même chose pour nous tous. »

Quand il a eu 10 ans, en 2004, beaucoup de ceux de la génération post-Oslo recommençaient à lancer des pierres, comme leurs pères l’avaient fait. Mais Mohanned a préféré ses études à la rue. En 2005, l’activisme du Hamas grandissant, Israël a retiré de Gaza ses soldats et ses colons israéliens et a repositionné ses forces à la frontière, où fut construit un mur de séparation, si bien qu’il fut plus difficile de voir l’ennemi. Il y eut alors des drones en survol et des vedettes de guerre au large.

En 2006, alors que les espoirs de paix s’éloignaient encore, le Hamas a remporté les élections législatives pour gouverner avec une autonomie limitée en Cisjordanie et à Gaza. Ses opposants du Fatah ont refusé d’admettre la victoire du Hamas, ce qui a conduit à une guerre civile Hamas-Fatah au cours de laquelle des centaines de Palestiniens ont été tués. Lorsque le Hamas a finalement pris le pouvoir à Gaza en juin 2007 – le Fatah gardant le contrôle en Cisjordanie – Israël a déclaré Gaza « entité terroriste ». Dans les mois qui ont suivi, il a mis en place un siège qui a dévasté l’économie déjà mal en point de Gaza. Les États-Unis et l’Union européenne ont soutenu Israël en exerçant un boycott politique du Hamas.

Gaza fut alors coupée du monde extérieur, puisque Israël bloquait la circulation, à travers ses frontières, des gens, des combustibles et de la nourriture – tout sauf l’aide humanitaire minimale. Au sud, le passage de Rafah vers l’Égypte a lui aussi été fermé au moment où le président égyptien Hosni Moubarak, également désireux de contenir les islamistes radicaux, s’est allié à Israël. C’est dans cette situation d’étranglement que Mohanned Younis, qui n’était encore qu’un adolescent, a trouvé quoi dire – raconter au monde ce que c’est que de vivre derrière les murs de plus en plus hauts d’une prison.

Mohanned avait 13 ans quand le siège a commencé. Sa famille avait déménagé de Rafah, à la frontière méridionale exposée de Gaza, à Gaza ville, dont sa mère espérait que ce serait un endroit plus sûr et offrant plus de choix pour les études de Mohanned, qui écrivait et lisait de plus en plus. Ses talents ont été reconnus pour la première fois dans une institution caritative pour enfants de Gaza ville, le centre Qattan, où il a remporté le premier prix d’un concours d’écriture d’histoires.

Beaucoup de ses premières histoires sont des contes évoquant un endroit étrange et sinistre, qu’il nomme rarement, mais dont nous savons qu’il s’agit de Gaza. Dans un récit intitulé « Géographie », son narrateur se met en marche comme un animal en cage pour « fouiller les frontières de Gaza, centimètre par centimètre ». Parfois apparaissent des fantômes et il se demande si la mort les a libérés ou si « la mort aussi les a entravés ».

Les narrateurs de Mohanned sont conscients du fait qu’ils sont emprisonnés, non seulement par des murs, mais par un dispositif de surveillance. Dans une nouvelle, des espions israéliens, sous des faux noms comme « Abu Saleh », appellent des adolescents au téléphone et les persuadent de trahir des gens, qui sont alors tués. « Vous voulez que je vous donne des renseignements sur mon frère ? », demande un jeune narrateur à l’agent israélien qui l’a appelé sur son portable. « Le téléphone sonne à nouveau, son écran n’arrête pas de s’éclairer. Tu veux le jeter contre un arbre afin qu’il se brise en mille morceaux, mais tu ne peux pas t’empêcher de le reprendre. »

Un autre narrateur va à un check-point où « une pluie de guillotines tombe du ciel » – image évoquant les obus israéliens pendant l’offensive militaire de 2008-2009, au cours de laquelle 1400 Palestiniens ont été tués. C’est probablement peu après cette attaque que des chefs du Hamas présents dans la mosquée locale ont demandé à Mohanned de participer à un atelier. Le Hamas a toujours gagné un soutien populaire grâce à ses activités caritatives, aidant les nécessiteux, et au moyen de ses programmes sociaux, et en installant des écoles et des ateliers.

« Pendant son adolescence, Mohanned n’était pas particulièrement religieux », m’a dit sa mère, « mais il croyait en Dieu, et il voulait toujours en savoir plus sur ce que tout cela signifiait – sur la vie après la mort ». Un garçon à l’esprit si vif et curieux a dû leur apparaître comme une recrue idéale, et sa famille était connue des leaders du Hamas. Non seulement son fondateur, Sheikh Yassine, était de Jura, mais c’est aussi le cas de la famille du chef politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh. La principale raison pour laquelle ces militants voulaient que Mohanned les rejoigne, c’est qu’il était « intelligent et curieux », m’a expliqué un ami. « Ils voulaient qu’il devienne l’un d’entre eux – un de leurs héros, un fabricant d’armes comme Yaahya Ayyash. » Ayyash, surnommé « l’Ingénieur » et assassiné par Israël en 1996, fabriquait des bombes pour le Hamas.

« Un jour, Mohanned s’est montré barbu et a déclaré : “Je suis du Hamas” » m’a raconté son oncle Assad. « Mais un autre jour, il disait : “Je suis du Jihad islamique”. À nouveau, il faisait des expériences. Il se faisait sa propre idée, puis il abandonnait. »

A Gaza, beaucoup de ceux qui avaient voté pour le Hamas en 2006 commenceraient bientôt à s’en écarter. Les attaques de roquettes des islamistes sur Israël jouissaient encore d’une large approbation à Gaza, ainsi que le réseau de tunnels qu’ils avaient creusés sous la frontière méridionale avec l’Égypte, qui permettait un commerce clandestin pour adoucir les pires effets du blocus.

Pourtant, quelques années plus tard, il devenait clair pour beaucoup que les horribles attentats-suicides perpétrés pendant la seconde intifada, entre 2000 et 2005, avaient fait du tort à la cause palestinienne. Et sous le Hamas, la vie à Gaza revenait rapidement à l’obscurantisme culturel. De stricts codes islamiques étaient imposés, dont la fermeture des théâtres et des cinémas, la mise hors la loi des libertés féminines durement gagnées – le voile était maintenant presque obligatoire – et autres restrictions sociales répressives. Pour certains, la domination du Hamas commençait à ressembler à un siège dans le siège.

Alors que Mohanned préparait son entrée à l’université, il trouvait sa propre liberté dans l’écriture et la lecture. Il a appris l’anglais tout seul, espérant faire des études de littérature anglaise et, même si sa mère l’a persuadé de choisir des études de pharmacie parce que les perspectives de travail étaient meilleures, la littérature est restée son premier amour.

Trouver des livres était difficile ; souvent, le meilleur moyen était de les faire entrer en fraude par les tunnels. « Il était très secret s’agissant de ses livres et il les gardait dans sa chambre », nous a dit Asma, nous proposant de nous montrer la chambre où Mohanned passait son temps et où il est mort.

« Rien n’a changé depuis sa mort » a dit Asma, ouvrant la porte sur une petite chambre meublée d’un lit et d’un bureau sur lequel étaient exposés des trophées gagnés pour ses écrits. Il y avait des ours en peluche sur une chaise, et des gants de boxe. Asma a sorti de l’armoire une toge universitaire ; elle a assisté à la cérémonie de remise de diplôme à sa place, deux mois après sa mort.

Nous avons ouvert un placard d’où s’est déversé un torrent de livres. Il y avait des romans – Dostoïevski, Dickens – et des livres de philosophie – Wittgenstein pour Débutants, Hegel, La Magie de la réalité de Richard Dawkins. Parmi les dramaturges, on trouvait Euripide, Eugène Ionesco, Terence Rattigan et Arthur Miller. Une Histoire du Sionisme était posée sur des œuvres de Che Guevara et de Charles Darwin. La plupart étaient des traductions en arabe, quelques-uns étaient en anglais. Peut-être Mohanned avait-il lu chaque page de cette vaste collection, ou peut-être aimait-il simplement les posséder ; il est difficile de le savoir. Mais assis là entre ces quatre murs, en compagnie de George Bernard Shaw, Sophocle et Mahmoud Darwish, il parvenait à s’évader hors des murs de Gaza et à se connecter avec le vaste monde.

Au moment où sa grand-mère, Modalala, est entrée dans la chambre, nous commencions à regarder les livres sur l’étagère suivante, dont Humiliés et Offensés, de Dostoïevski. Modalala a pris une photographie de son petit-fils.

Nous sommes retournées dans le séjour ensoleillé face à la mer en contrebas, et Asma est partie faire sa prière. J’ai demandé à Modalala pourquoi à son avis Mohanned s’était tué. « Il n’y a pas d’explication », a-t-elle répondu. « Je lui avais dit : “Je vais bientôt mourir”, et il a dit : ‘Non, ne fais pas ça’. Il m’a dit qu’il y avait une fille qu’il voulait épouser, et je savais qu’il en était amoureux. Il était bien et très beau ce jour-là. Je lui ai donné à manger, comme sa mère jeûnait. J’ai préparé du café, un pour moi, un pour lui, j’ai ajouté du miel dans le sien et je le lui ai porté dans sa chambre. Il s’y sentait à l’abri. »

Vu d’ici, le rivage de Gaza semble à l’abri lui aussi : un endroit où pique-niquer, ou bien où fêter un mariage dans une cabane de plage parée de couleurs vives et de décorations. Mais les vedettes militaires israéliennes rôdent au large et le sable de Gaza est trempé du sang de la famille Younis.

« Ma grand-mère a été tuée à cet endroit précis, sur un âne », m’a dit Modalala, désignant la plage où, enfant, elle et sa famille ont été frappés par les bombes israéliennes alors qu’ils fuyaient de Jura vers le Sud en 1948. Pendant la guerre de 2014, quatre enfants de Gaza ont été tués non loin de là alors qu’ils jouaient sur le sable.

La guerre de 2014 a été la plus destructrice des trois offensives israéliennes que Mohanned a vécues. Plus de 2200 Palestiniens ont été tués, dont au moins 500 enfants. Il s’est mis alors à écrire de plus en plus sur les morts, parfois en percevant une sécurité dans la mort, et il a exprimé des « sentiments de perte et de sécurité, des sentiments liés à la fuite, à la volonté de se protéger de la noyade et de survivre, des sentiments d’un suicide pur et simple ». Mais comme beaucoup d’autres, dans le choc qui a suivi le bombardement, il a vu des raisons d’espérer.

La destruction a été telle en 2014 que le monde a commencé à y prêter attention. Il y a eu l’espoir chez les juristes défenseurs des droits humains des Palestiniens qu’ils pourraient porter plainte contre Israël pour crimes de guerre. Ban Ki-moon, qui était alors Secrétaire général des Nations unies, a déclaré qu’il fallait mettre fin au siège et que le monde devait payer pour que les maisons, les réservoirs et les usines de Gaza soient reconstruits. Ce que la population avait déjà commencé à faire : j’ai vu des jeunes hommes grimper sur du béton qui se dérobait sous leurs pieds, remplir de pierres des charrettes tirées par des ânes. Ils défrichaient leurs vergers pour y replanter de jeunes clémentiniers, et ils reconstruisaient leur usine de jus de fruits qui avait été bombardée.

Sous les feux de l’attention des médias mondiaux, des milliers de journalistes en puissance à Gaza ont tenté leur chance de faire vivre leur propre récit depuis les décombres vers le monde extérieur. Les étudiants qui avaient reçu des bourses d’études dans des universités étrangères se sont postés aux coins des rues dans l’espoir d’apprendre que les passages frontaliers allaient ouvrir leurs portes et qu’ils pourraient s’y précipiter pour prendre leur place. Mohanned s’est inscrit au Centre culturel français dans l’espoir d’étudier la littérature à Paris.

Mais un an plus tard, les clémentines étaient mortes, et le propriétaire de la fabrique de jus de fruits était assis près d’un colis alimentaire des Nations unies. Plus de 80 % de la population dépendaient maintenant de l’aide alimentaire.

Derrière les portes closes, en particulier là où les bombardements avaient été intensifs en 2014, j’ai vu des vies brisées. Une jeune mère a ouvert un placard à jouets qui avait été touché par un obus. Elle me regardait alors que les jouets brisés s’éparpillaient partout. Un jeune homme restait assis regardant fixement un écran vide pendant les longues heures où il n’y avait pas d’électricité. Et le monde a, une fois de plus, tourné le dos.

Pour la première fois durant toutes ces années où j’ai fait des reportages sur Gaza, j’ai rencontré des enfants qui mendiaient, entendu parler de prostitution, et vu les indices d’une généralisation de l’usage des stupéfiants et des violences au sein de la famille, souvent dans des foyers où jusqu’à dix personnes vivaient dans une pièce unique. Elles n’avaient pas été relogées depuis les bombardements de 2014. Dans cette dévastation, se trouvaient les preuves que l’État islamique gagnait en soutien. Un groupe de combattants islamiques a lancé un engin explosif sur le Centre culturel français où Mohanned étudiait.

Les médias internationaux se sont désintéressés, sauf, de temps en temps, pour prédire une nouvelle intifada. Quand j’ai demandé à des jeunes hommes du camp de réfugiés de Jabaliya – là où la première intifada a commencé – si cela était possible, ils ont bien rigolé, me disant que le mur était plus haut et qu’ils étaient en train de le couler sous terre pour bloquer les tunnels. Personne ne pouvait plus résister. J’ai demandé alors si un nouveau Mandela était susceptible d’apparaître en Palestine. « Si c’était le cas, les Israéliens l’abattraient » m’a répondu l’un d’eux.

En mars 2017, le héros de Mohanned, Bassel al-Araj, auteur et, à un moment donné, défenseur de la résistance non violente, a été abattu par les troupes israéliennes. Il a été salué comme un « martyr érudit ».

L’incapacité des dirigeants du Hamas et du Fatah à promouvoir la cause palestinienne, ou même à améliorer la vie ordinaire des Palestiniens – ils étaient bien trop occupés à se chamailler entre eux pendant que le siège d’Israël se renforçait – en a écœuré beaucoup. Sur les Israéliens, Mohanned a écrit : « Au moins, ils respectent leur propre population, alors que nous, nous écrasons la nôtre. Mais ils nous ont chassés de notre terre ! ». Dans une nouvelle, un garçon, fièrement, « lance une pierre sur un check-point », mais il abandonne, il rentre chez lui « pour y poursuivre sa malédiction éternelle ». Tout comme les jeunes Allemands qui sont morts en voulant franchir le Mur de Berlin, les jeunes Palestiniens, morts en essayant de s’échapper par bateau, « tentaient d’atteindre des villes où la liberté est un choix, et non pas un don ou un cadeau ».

Au cours du printemps et de l’été 2017, j’ai de nouveau entendu des informations de médecins à propos de suicides déguisés en accidents. Non seulement certaines personnes sautaient du haut d’un immeuble, mais les médecins voyaient des victimes d’accidents de voiture qui semblaient être délibérés, et de noyades qui n’étaient peut-être pas accidentelles. Des patients disaient que leur blessure au couteau provenait d’une « bagarre ». J’ai entendu des témoins parler de personnes désespérées qui s’étaient avancées dans la zone tampon dans l’espoir de se faire tirer dessus. Une jeune femme que je connaissais m’a dit qu’elle avait pris une surdose parce qu’elle ne voulait pas se marier ni élever des enfants à Gaza.

Des personnes dotées d’un moral d’acier finissent par craquer. « Les gens de Gaza veulent vivre mais ne le peuvent pas » déclare Ghada al-Jadba, directrice des services médicaux de l’UNRWA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens. Youssef Awadallah, directeur du centre de psychiatrie de Rafah, rejette sa tête en arrière, feignant un étranglement. « C’est la suffocation. En fait, nous sommes pris dans un piège, pas sous un siège » dit-il, et il frappe ses mains l’une contre l’autre. « Comme Tom et Jerry ».

L’augmentation du nombre de suicides s’inscrit dans le cadre d’une crise de santé mentale beaucoup plus large à Gaza, dit-il. Selon l’Unicef, plus de 400 000 enfants sont traumatisés, et ont besoin d’un soutien psychosocial. La toxicodépendance règne, surtout aux analgésiques puissants. « Les Israéliens le savent » poursuit Awadallah. « C’est pourquoi la guerre qu’ils mènent désormais est destinée à briser notre résilience, pas notre résistance ».

Les établissements de santé mentale de Gaza, toujours rudimentaires, ont été mis hors d’usage par le siège. « Un homme a tué sa mère l’autre jour parce qu’il pensait qu’elle l’espionnait » raconte Awadallah. « Un autre disait que les Israéliens avaient mis un système de surveillance dans sa tête. Mais que pouvons-nous faire ? Nous n’avons aucun médicament et presque pas de lits ou de psychiatres ». Il m’a parlé d’un autre cas où un homme a poignardé ses enfants avant de se brûler vif : « Quand un homme ne peut plus subvenir aux besoins de sa famille, il souffre. Quand il en arrive à se brûler vif, c’est qu’il souffre au point de ne plus craindre d’aller en enfer ».

En écartant largement les mains, Abdallah m’a expliqué pourquoi les jeunes, surtout ceux qui sont très intelligents, font partie de ceux qui courent le risque de suicide le plus lourd. « L’écart entre ce à quoi ils aspirent et ce qui leur est possible est plus important que pour la plupart des gens ordinaires, et l’attente de l’avenir pour lequel ils se sont préparés, mais qu’ils ne peuvent avoir, devient impossible à supporter ».

Au cours de l’été 2017, tout le monde à Gaza semblait attendre quelque chose. Les malades de cancer attendaient de savoir s’ils pouvaient partir se faire opérer « à l’extérieur ». Les lieux pour se marier au bord de la mer, richement décorés, attendaient que les couples aient de l’argent pour se marier. Tout le monde attendait l’électricité.

Raji Sourani, directeur du Centre palestinien pour les droits humains (PCHR), attendait de savoir si les accusations de crimes de guerre seraient entendues, mais il perdait l’espoir que cela soit le cas. « Personne ne parle de l’occupation. Personne ne parle des victimes qui vivent sous l’occupation – ce sont les Israéliens qui sont censés être les victimes, et qui doivent être protégés de nous. C’est du Kafka », disait-il à l’époque.

Dans sa chambre, Mohanned attendait de nouveaux livres. Sur sa liste, il y avait Le Procès, de Kafka, et Hamlet.

Mohanned parlait de suicide. Mais pourtant, il gardait manifestement un espoir car il parlait aussi de se fiancer. Cependant, suicide et fiançailles semblaient parfois aller de pair : le fabricant de textile en faillite dont le fils s’était pendu m’a dit que son fils devait se marier une semaine plus tard. Et Mohanned était certainement amoureux, a dit sa mère, « Nous pouvions voir qu’il l’était ». Il a écrit un texte sur des noces à Jura, une prose imprégnée du sentiment à la fois de la perte de son vieux village et de son mariage à venir, peut-être parce qu’il n’arrivait plus à résister à la douleur de « la multitude des contradictions qui explosaient dans [sa] tête ».

Dans ses derniers écrits, Mohanned s’est dit attiré vers la douleur des autres personnes, la découvrant là où elle était la plus aiguë et la plus cachée. Il parle d’un père dont la fille est en train de mourir, quelque part, au loin. Et le père dit : « Les sentiments d’impuissance me tuent chaque jour maintenant ».

Il s’attarde aussi sur la dégradation aux check-points où un voyageur est emmené dans « une pièce secrète comme une cellule de prison, sans aucune forme de vie… où les voyageurs sont mis en détention simplement parce qu’ils sont palestiniens. Pourquoi les capitales et les aéroports sont-ils refusés aux Palestiniens ? ».

L’un des derniers écrits de Mohanned est une pièce de théâtre intitulée Évasion. Peu avant de mourir, il a fait une ultime tentative pour s’échapper. Sa mère raconte qu’il s’était inscrit à la prestigieuse Université hébraïque de Jérusalem pour y étudier la littérature, et qu’il avait été accepté. Mais il n’a pas pu concrétiser cette réussite, à cause de la sécurité israélienne qui lui a refusé l’autorisation de quitter Gaza.

Pourtant Mohanned luttait contre le désespoir, et « il était en quête de beauté », bien qu’il ait dit à ses amis qu’il écoutait Viens douce mort, Viens repos béni, de Bach. Même quand Mohanned est entré dans sa chambre le dernier soir de sa vie et qu’il a verrouillé la porte, il n’était peut-être pas sûr d’aller jusqu’au bout. Vu la position de son corps, il a semblé à Assad, son oncle, que Mohanned avait changé d’avis au dernier moment, mais trop tard.

Dans les semaines et les mois qui ont précédé la mort de Mohanned, son désespoir s’est manifestement aggravé car il prenait conscience que son écriture ne changerait jamais la situation ; il lui est apparu que le récit palestinien était sous le contrôle de gens de l’extérieur. Son suicide est survenu peu de temps avant que Donald Trump ne reconnaisse Jérusalem comme la capitale d’Israël, et ne remette en question les droits des réfugiés palestiniens à revenir chez eux.

L’une des dernières nouvelles de Mohanned était intitulée « La baleine qui a verrouillé ma porte avec sa queue ». Le narrateur a un rêve récurrent où il voit des petites baleines lui rendre visite et tenter de se suicider. Il se réveille et se demande pourquoi ces baleines ont décidé de mourir, proposant cette explication : « On dit que les baleines mettent fin à leurs jours quand elles perdent le sens de l’orientation, quand elles ne savent plus où aller ».

J’ai demandé à Awadallah s’il considérait Mohanned comme un martyr. Il a réfléchi un moment et puis il a souri, disant que le désespoir de Mohanned avait provoqué chez lui une grave maladie mentale, et que c’était à cause de cette maladie qu’il s’était donné la mort. Dans ces conditions, Awadallah espérait qu’Allah recevrait Mohanned avec bienveillance et qu’il lui permettrait d’aller au ciel, pas en enfer.

Qu’est-ce qui aurait pu être fait pour empêcher le suicide de Mohanned, lui ai-je demandé ?

« Rien » a-t-il répondu. « Il aurait fallu qu’il soit né dans un endroit qui ne soit pas Gaza ».