Selon des témoins, Muhammad al-Halaq était debout, les bras pliés, et ne constituait pas une menace, quand un tir unique et mortel a été décoché. Ensuite, les soldats se sont visiblement réjouis. Les FDI assurent que l’incident est en cours d’examen.
Une grande banderole, portant l’image d’un petit garçon vêtu d’un jogging de couleur vive, recouvre le lit. Un sac à dos bleu tout neuf est posé à la tête du lit, un vêtement blanc se trouve à son pied. Près de là, une femme sanglote, le regard fixé sur l’image de son fils. Autour d’elle, pas un œil n’est sec.
Le lit est celui de Muhammad al-Hallaq, un enfant de 9 ans en quatrième année d’école. On lui a donné son sac à dos le jour où il a été tué. Le vêtement blanc est la tenue de fête qu’il portait à la mosquée locale pendant les prières du vendredi. La femme en larmes près du lit est Alia, sa mère, 33 ans, une femme impressionnante, mère de quatre enfants y compris le jeune mort.
Jeudi dernier 16 octobre, un soldat des Forces de défense d’Israël a tiré sur ce garçon et l’a tué alors qu’il se tenait tranquillement à quelque distance des soldats. Dans une vidéo filmée par un passant, on le voit pendant un instant à la limite du cadre : un enfant debout dans la rue, vêtu d’un tee-shirt bleu, quelques secondes avant sa mort.
Les soldats ont tiré en l’air des dizaines de balles, faisant fuir des enfants qui jouaient au football sur le terrain de basketball de l’école des filles, à proximité. Terrifiés, les enfants se sont éparpillés. Muhammad, lui aussi, a regagné la rue en courant et s’est placé près d’un mur de pierre, les bras repliés sur la poitrine. Il pensait certainement qu’il n’y avait pas de raison de continuer à courir : les soldats étaient loin, la rue était calme.
Mais un des soldats a décidé de donner une leçon à ce garçon. Selon des témoins directs rencontrés par Haaretz, le soldat s’est mis à genoux, a visé et a tiré une seule balle. Cette balle a touché Muhammad à la hanche droite et elle est ressortie par la hanche gauche après avoir ravagé d’importants vaisseaux sanguins et organes. Muhammad n’avait aucune chance de s’en sortir. Il est arrivé à faire un ou deux pas, s’est effondré, a essayé de ramper, jusqu’au moment où il s’est arrêté de bouger.
Environ une heure et demie plus tard, sa mort a été constatée à l’hôpital. C’était le troisième enfant des al-Hallaq, une famille appauvrie qui vit à al-Rihiya, un village isolé situé au sud d’Hébron.
Les FDI n’avaient aucune raison de faire un raid dans ce village, et encore moins de tuer un enfant. Il s’agit d’un nouveau cas d’importation en Cisjordanie de la guerre à Gaza. Ce qui est permis là-bas est également permis ici : tuer pour tuer, même de jeunes enfants pour le sang desquels Satan n’a pas encore conçu de vengeance, comme l’a écrit le poète1.
Lorsque Haaretz a demandé si le soldat auteur du meurtre de l’enfant avait été détenu en vue d’un interrogatoire, l’unité du porte-parole des FDI a fourni sa réponse habituelle. La formule banalisée – “L’évènement est connu et en cours d’investigation par l’unité de l’avocat général militaire » – était apparemment suffisante pour affirmer l’impératif moral de l’armée concernant l’homicide d’un enfant innocent. Dans un an ou deux l’affaire sera classée au motif de l’absence d’intérêt public.
Et le soldat – qu’est-ce qui va lui arriver ? Se rappellera-t-il l’enfant angélique qu’il a tué de sang-froid ? S’en souviendra-t-il quand il sera le père d’un enfant du même âge ? Le jeune mort lui apparaîtra-t-il en rêve ? Dans ses cauchemars ? A-t-il la moindre idée du désastre qu’il a infligé à cette famille qui peine à gagner son pain ? Mais peut-être qu’il a déjà oublié toute cette histoire. De fait, on ne lui a jamais posé de question. Tuer un petit garçon, cela n’a pas d’importance pour les FDI ni sans doute pour le soldat qui a appuyé sur la détente.
Les témoins nous ont dit qu’après l’instant où il a tiré, le soldat a levé les bras dans un geste qui manifestait sa joie ; ses copains se sont associés à sa gaîté. Puis ils ont lancé des grenades de gaz lacrymogène sur quelques habitants qui essayaient de sauver le garçon, avant de partir quelques minutes plus tard.
Environ 7000 personnes vivent à al-Rihiya. La route menant au village est tortueuse, à cause de l’abondance de checkpoints abandonnés qui sont apparus depuis que la guerre dans la Bande de Gaza a éclaté, il y a deux ans. Il faut trouver son chemin dans le labyrinthe des rues du camp de réfugiés d’Al-Fawar, qui est, lui aussi, presque complètement coupé du monde.
Les parents sont assis dans la tente de deuil dressée près de leur maison. Le père, Bahjat, 38 ans, a travaillé pendant des années dans le bâtiment en Israël ; il est maintenant employé d’un supermarché d’un camp de réfugiés près de Ramallah. La distance entre ce lieu et sa maison, et les innombrables checkpoints, le forcent à passer la semaine dans ce camp et à ne revenir chez lui qu’en fin de semaine.
Le jour où son fils a été tué, nous a raconté Bahjat lorsque nous sommes allés le voir, il était au travail. Le trajet affolé, cauchemardesque, effectué pour rejoindre son fils, après la première annonce selon laquelle l’enfant était blessé, a pris trois heures. Sur un groupe WhatsApp de al-Rihiya il a vu une vidéo de Muhammad que son oncle portait jusqu’à sa voiture, saignant de la hanche, la tête pendante. Il a su que le sort du garçon était scellé. Trois heures ont passé avant qu’il ne voie le corps : il avait été forcé d’attendre plus d’une heure au checkpoint dit « du container » qui coupe la Cisjordanie en deux, tandis que les soldats vérifiaient les voitures une par une à un rythme léthargique, comme d’habitude.
Ce matin-là, Muhammad avait accompagné sa petite sœur Sila, 6 ans, en première année d’école, jusqu’à l’école des filles, voisine de son école à lui. À la fin des cours il est allé la chercher comme d’habitude et ils sont rentrés à la maison. Il a fièrement montré le sac à dos et la trousse tout neufs qu’ils avaient reçus, lui et ses camarades de classe, en cadeau de l’UNICEF, le Fonds des Nations unies pour l’enfance, et qui portent le logo de cette organisation.
La mère de Muhammad nous les montre. Ses cahiers et ses livres sont encore dans le sac, y compris le cahier d’arithmétique, dans lequel des annotations en rouge ont été inscrites par l’enseignant ce jour-là, le dernier jour de sa vie. Il y a dans sa trousse des stylos et des crayons, et aussi un petit flacon de parfum qu’il utilisait après avoir revêtu ses vêtements blancs de fête pour les prières du vendredi à la mosquée. Alia caresse le petit flacon, comme si elle ne souhaitait pas s’en séparer.
Après que Muhammad a fini de déjeuner, jeudi, quelques-uns de ses amis sont venus le retrouver et ils sont allés ensemble à l’école des filles, à environ 1,5 km de chez lui ; là, ils jouent au football sur le terrain de basket presque tous les jours après l’école. It Il était environ 14h30 quand Muhammad est parti, pour ne jamais revenir. Au même moment, sa mère et le père de celle-ci sont allés à Yatta, une ville proche, pour faire quelques courses.
À environ 17h deux jeeps des FDI sont entrées subitement dans le village. Les garçons étaient encore sur le terrain de basket. Les soldats ont tiré en l’air pour disperser les habitants et les faire rentrer chez eux, comme quand on chasse des chiens errants. C’est devenu une pratique routinière : l’armée envahit ce village trois fois par semaine en moyenne, la nuit, en général. Cette fois-ci, les troupes se sont montrées en plein jour.
Les rues se sont vidées. Les enfants qui jouaient au football se sont éparpillés, eux aussi. Muhammad a quitté la cour de l’école avec eux et s’est mis près du mur. Les soldats étaient dans la vallée, en contrebas, à environ 250 mètres de là. Ils ont crié et tiré en l’air. Tout de suite après, l’un d’entre eux s’est mis à genoux, apparemment, et a tiré sur Muhammad.
Les soldats ont alors lancé sur les passants quatre grenades de gaz lacrymogène, laissant Muhammad saigner pendant trois ou quatre minutes avant qu’il soit possible de l’évacuer.
Un des oncles du garçon, qui vit non loin de là et avait vu ce qu’il s’était passé, s’est précipité dans la rue et, avec l’aide de son fils, a porté Muhammad jusqu’à sa voiture. Une vidéo montre l’oncle placer dans la voiture son neveu, qui semble inanimé. Cette semaine, l’oncle – il préfère que son nom ne soit pas publié – a raconté qu’il avait senti un pouls battre dans le cou de l’enfant, même si ce pouls était faible. Il aurait voulu évacuer le garçon aussi vite que possible jusqu’à l’hôpital gouvernemental, à Yatta, mais il a vu deux jeeps, les mêmes qu’il avait vues à al-Rihiya, rouler lentement devant lui. Il a eu peur que les soldats le retardent et qu’ils puissent enlever Muhammad, il a donc choisi une déviation qui a doublé la durée du trajet : 30 minutes au lieu de 15.
Un cousin, Aiham, 19 ans, nous a dit qu’il avait vu depuis le toit de sa maison le moment auquel Muhammad avait été touché. Il a raconté que les soldats avaient levé les bras dans un geste qui semblait, à ses yeux, un geste de triomphe ou de joie. D’autres témoins ont confirmé ce point à Manal al-Jabari, enquêteuse dans le secteur d’Hébron pour B’Tselem – le centre israélien d’information pour les droits de l’homme dans les territoires occupés. Ils lui ont aussi dit que la caméra de sécurité installée dans une rue surplombant le site du coup de feu avait été retirée ultérieurement par les soldats.
Quand l’oncle est arrivé à l’hôpital Abu Hasan Qassem, à Yatta, il a cru que le cœur de son neveu avait cessé de battre. Les médecins ont essayé de réanimer Muhammad et se sont hâtés de le conduire en salle d’opération, mais il était trop tard. Ce soir-là, un agent du service de sécurité Shin Bet a appelé l’oncle pour l’avertir, lui et sa famille, qu’ils ne devaient pas organiser de manifestations au cours des obsèques.
Après que Muhammad s’est fait tirer dessus, le frère de son père a appelé Bahjat pour lui dire que son fils avait été blessé ; quand il a regardé le groupe WhatsApp du village il s’est rendu compte que le garçon était dans un état critique. Il se rappelle s’être trouvé en état de choc. Des habitants de la ville palestinienne d’Idna se sont proposés pour le remmener chez lui. À la fin de ce trajet terrible il est arrivé à l’hôpital à 20h30.
Quand les évènements ont été connus, Alia faisait ses courses à Yatta avec son père, et quand celui-ci a reçu un appel téléphonique, elle a pris peur. Quand son père a mis le téléphone dans sa poche, elle a éprouvé une angoisse croissante. Un parent lui demandait : « Qu’est-ce qui se passe près de chez toi ? Quelqu’un a été blessé ?“ Elle a pris son propre téléphone et elle a vu la vidéo de son fils mourant transporté dans la voiture de son oncle.
Les soignants de l’hôpital ne voulaient pas laisser Alia entrer dans la chambre de Muhammad et ont essayé de la calmer, en assurant qu’il avait subi une blessure légère. Quand ils ont demandé à la famille de faire des dons de sang, elle s’est dit qu’il y avait encore de l’espoir. Quelque temps s’est écoulé avant que les médecins ne l’informent que la balle avait sectionné d’importants vaisseaux sanguins et que son fils Muhammad était mort. Un jour, il avait dit à sa mère qu’il voulait être cardiologue quand il serait grand.
Ce même soir, il a été inhumé dans le cimetière du village.
Maintenant Alia pleure dans la chambre de son fils ; Wajdi, son fils adolescent, est dans la peine. Tout ce qu’elle veut, maintenant, c’est que le soldat qui a tiré sur son fils et l’a tué reçoive le châtiment qu’il mérite. Ses enfants ne dorment plus dans leur lit, près de celui de Muhammad. Ils ont peur.
- [référence à un poème de Hayim Nahman Byalik (1873-1934) mentionné par Netanyahou dès 2014 pour justifier le meurtre d’enfants.] ↩︎
