Palestine: La fin des Bédouins?

Une façon de dire l’histoire du Moyen Orient dans son ensemble consiste à décrire la lutte endémique entre des nomades itinérants et des paysans fixés sur leur terre – une….

Une façon de dire l’histoire du Moyen Orient dans son ensemble consiste à décrire la lutte endémique entre des nomades itinérants et des paysans fixés sur leur terre – une lutte déjà attestée dans des documents de l’ancienne Mésopotamie. Pendant des siècles, tous les régimes politiques de la région ont essayé, avec plus ou moins de succès, de fixer les Bédouins sur la terre. Mais, en Israël et dans les territoires occupés, nous voyons, dans cette politique qui nous est familière, des tentatives persistantes pour déraciner les population bédouines déjà fixées sur la terre, parfois depuis des générations, et qui ont généralement des droits clairement établis sur la possession de ces sites.

Aujourd’hui, l’essentiel de la vallée du Jourdain, un des paysages sans aucun doute les plus ravissants de la planète, est situé dans ce qui est appelé la zone C du territoire palestinien occupé. Cela veut dire qu’à l’exception de la ville de Jéricho et de ses environs (qui sont en zone A sous contrôle palestinien), la vallée est directement et exclusivement sous contrôle militaire, juridique et politique israélien et aussi que de larges parts sont prises par des colonies israéliennes ou par des terres réservées pour de futures colonies israéliennes. Cela veut dire aussi qu’une population palestinienne de quelque 15 000 Bédouins installés dans la vallée est la cible d’expulsions.

Selon les accords d’Oslo, la division de la Cisjordanie en trois zones différentes était censée être une étape préliminaire vers, éventuellement, la fin de l’occupation israélienne et la création de l’État palestinien. La politique du gouvernement israélien actuel semble aller vers une éventuelle annexion à Israël de l’ensemble de la zone C, qui constitue plus de la moitié du territoire de la Cisjordanie ; cet objectif a été exprimé explicitement et de façon répétée par le ministre de l’éducation, Naftali Bennett, qui est à la tête du parti ultra nationaliste Le Foyer Juif et qui a un pouvoir considérable dans la coalition du Premier Ministre, Benjamin Netanyahou. En conséquence, nous constatons maintenant dans la vallée du Jourdain un processus accéléré de ce qui, je le crains, doit être appelé un nettoyage ethnique. Ce n’est pas un mot que j’utilise à la légère.

Permettez moi de vous montrer ce que cela signifie en termes humains. Abou Rasmi Ayyoub est un pasteur qui vit avec trois générations de sa famille élargie dans un petit hameau, qui n’est en vérité qu’un regroupement de tentes et d’enclos à moutons, nommé al-Hammeh, situé vers la bordure nord de la vallée, à quelques kilomètres seulement de la frontière israélienne vers Beit Shean. C’est un sexagénaire qui donne une impression de grande dignité et sérénité. Les ancêtres de la famille Ayyoub étaient présents sur cette terre à l’époque ottomane, au bas mot depuis le milieu du dix neuvième siècle. Désormais, les pâturages ancestraux des Ayyoub, à côté de al-Hammeh, deviennent rapidement inaccessibles à cause de l’expansion de la colonie israélienne de Givat Sal’it.

Jusqu’à il y a quelques semaines, al-Hammeh, avec ses quelques tentes et enclos à moutons, était un petit point dans le désert, luttant pour survivre, sans services de base, sans eau courante. Le 27 septembre, l’Administration Civile – c’est a-à dire l’autorité d’occupation israélienne qui est une unité de l’armée, a démoli tout le hameau, laissant la famille Ayyoub dans l’impossibilité de s’abriter de la grosse chaleur du jour ni du froid qui augmente sans arrêt la nuit. Octobre est aussi le moment où les femelles du troupeau mettent bas, si bien que de nombreux agneaux sont exposés à la chaleur et au froid ; ils se sont mis rapidement à mourir. Les démolitions sont un instrument de premier plan pour la dépossession en Cisjordanie occupée.

Le 3 novembre, al-Hammeh a été reconstruit, et pendant quelques jours la vie semblait, sinon normale, au mois quelque chose de vivable. Quatre jours plus tard, l’armée est revenue et a tout démoli une fois de plus et, cette fois, elle a aussi confisqué les tentes et tout objet utile ou de valeur qui restait. Dans le même temps, les voisins israéliens de Givat Sal’it ont établi un avant-poste, illégal y compris dans le droit israélien, situé avec soin de façon à bloquer la seule route accessible aux Bédouins pour se rendre à leurs pâturages. Des volontaires de Ta’ayoush, du Partenariat Juif-Arabe, le groupe militant dont je fais partie depuis seize ans, ont vu l’avant-poste à son tout début, c’était juste des petits bouts disparates formant un cadre de bois et une petite cabane pour une seule famille. Nous avons alerté la police et l’administration civile, qui ont envoyé des représentants voir ce qu’il se passait. Ces représentants sont arrivés, ont pris des photos avec leurs iPads et étaient même prêts à reconnaître que l’avant-poste était illégal. Pendant ce temps, Givat Sal’it II a continué à se développer. En moins d’un mois, il avait quatre bâtiments permanents, plusieurs habitants et était relié au système d’adduction d’eau israélien et au réseau électrique, tout cela dans la connivence silencieuse des autorités. Bientôt il jouira aussi d’une garde militaire.

Ce qui est arrivé ensuite est emblématique de la façon dont l’occupation agit en Cisjordanie. Le 17 novembre, les Bédouins Ayyoub, leurs maisons et leurs enclos à moutons étant détruits pour la deuxième fois, décidèrent d’ériger une tente de protestation non loin de l’avant poste. Le sort réservé à une tente palestinienne, qu’elle soit vieille ou neuve, n’est pas le même que celui d’un avant-poste israélien illégal. Au bout de quelques heures, des soldats arrivèrent et déployèrent vite tout leur répertoire classique, gaz lacrymogènes, grenades à effet de souffle, balles enrobées de caoutchouc, et vaporisation de poivre (par expérience, je peux vous dire que la vaporisation de poivre est la pire lorsque vous la prenez dans les yeux). Il est intéressant de noter que tous les témoignages des présents s’accordent sur le fait que les recrues féminines étaient de loin les plus sauvages des soldats. Les gaz lacrymogènes et les grenades à effet de souffle étaient dirigés directement contre les militants, ce qui est une pratique potentiellement létale, officiellement interdite par l’armée. Six Palestiniens ont été hospitalisés, et deux militants israéliens arrêtés, l’un deux gravement frappé par la police pendant sa garde à vue.

Sans exagérer, les colons israéliens ont toute liberté pour voler de plus en plus de terre, et les propriétaires légitimes de ces terres en sont brutalement chassés. Le processus est exposé en détails dans un récent rapport de B’Tselem, l’organisation israélienne de défense des droits humains, qui traite de la Cisjordanie dans son ensemble. Notant que la politique israélienne a été particulièrement dévastatrice envers les communautés semi-nomades de la zone C, les auteurs observent :

« Comme l’ont montré des années de surveillance par B’Tselem et d’autres organisations, les forces de sécurité israéliennes permettent régulièrement aux colons d’attaquer des Palestiniens et d’endommager leurs propriétés. En fait, les soldats protègent les colons dans de telles situations, leur apportant un soutien et parfois même prenant part à l’attaque. Tout cela est amplifié par un système inefficace d’application de la loi qui ne prend pas de mesures contre les offenseurs et ne rend pas justice aux victimes. Selon des données recueillies par l’’organisation israélienne de défense des droits humains, Yesh Din (Il y a une limite), environ 85% des enquêtes sur des incidents ayant nui à des Palestiniens (attaque physique, incendie criminel, dégâts sur les propriétés, arbres vandalisés et prise de terres), sont clôturées du fait de vices de procédures de la part de la police. Il n’y a que 1,9% de chances qu’une plainte d’un Palestinien auprès de la police résulte en la condamnation d’un citoyen israélien ».

Combien de temps al-Hammeh va-t-il réussir à tenir ? Qui peut le dire ? Ta’ayoush fait de son mieux pour aider les villageois. Les démolitions de maisons ne sont qu’un des quatre principaux moyens de destruction du village. Le deuxième, c’est la continuelle expansion de la colonie juive. Moins de 6% de la vallée du Jourdain sont désormais habitables par des Palestiniens (ce petit reste est dans les zones A et B, qui sont densément bâties et ne laissent que peu de place pour de nouvelles constructions). Il est virtuellement impossible à des Palestiniens d’obtenir des permis de construire où que ce soit en zone C.

Troisièmement, c’est la confiscation des moyens de survie de base, les tracteurs par exemple. À Ra’s al-Ahmar, non loin de al-Hammeh, cinq tracteurs ont été saisis au début de novembre, la veille de l’éloignement des habitants palestiniens de leurs maisons pour cause d’exercice militaire. Le prétexte, selon la note officielle donnée aux propriétaires : « soupçon d’acte criminel dans une Zone de Feu ». Il me faut sans doute expliquer que 56% de la vallée du Jourdain ont été décrétés par l’armée espace interdit aux Palestiniens, bien que quelques familles y survivent encore, péniblement, dans des sites qui se trouvent à l’intérieur de cette zone interdite qui est clôturée. Ra’s al-Ahmar est l’un de ces lieux. Il est situé dans un wadi verdoyant entouré de champs d’oignions ; là, les Palestiniens sont à la fois petits cultivateurs et pasteurs. Sans tracteur pour aller chercher de l’eau, apporter du fourrage aux moutons et aux chèvres et pour la multitude des tâches quotidiennes, il n’est pas possible de vivre à Ra’s al-Ahmar. Mais la simple possession d’un tracteur à Ra’s al-Ahmar est, par définition de l’armée, illégale, même s’il ne bouge jamais de l’endroit où il est stationné. Bref, voilà un harcèlement d’une exquise pureté. Demander la restitution d’un tracteur saisi relève d’un long processus bureaucratique, lequel, même s’il réussit au bout du compte, se termine par une amende infligée au propriétaire qui peut aller jusqu’à 7 000 shekels (1 700 €)

Enfin, et peut-être ce qui est le plus dévastateur à long terme, est le refus de l’eau. Il fait très chaud dans la vallée du Jourdain, la plupart du temps. En été, les températures diurnes s’élèvent facilement au-dessus de 37°. Si des Palestiniens vivant dans des hameaux tels al-Hammeh ont l’audace d’essayer de se brancher sur les tuyaux de l’Autorité Palestinienne qui viennent de la ville de Tubbas en zone A, l’armée arrive et casse les tuyaux. Je les ai vus faire de mes propres yeux à al-Hadidiya en août dernier. Étant donné que la vie dans la vallée est intenable sans eau, les Palestiniens doivent acheter et importer de l’eau en citernes à des prix excessivement majorés. Rappelez-vous qu’il s’agit de pasteurs qui sont au minimum vital et pour lesquels le coût d’une seule citerne est une somme énorme, facilement la moitié des dépenses mensuelles d’une famille en été. Pour le dire simplement, l’idée est d’assécher les Bédouins jusqu’à ce que la soif les force à disparaître, peut-être en migrant quelque part en zone A ou même en dehors d’Israël-Palestine.

Prenez connaissance des paroles d‘Abd al-Rahim Bsharat (connu sous le nom d’Abou Saqer) du hameau de al-Hadidya :

« Les colons et l’État d’Israël ont commis de nombreux crimes et en commettront bien d’autres encore, mais le pire crime, une monstruosité morale, est de nous refuser l’eau. Ils ont pollué nos puits, les ont rempli de pierres et de saletés, les ont asséchés en forant profondément et ont asséché les sources naturelles. Je possédais moi-même entre soixante et quatre vingt dix puits sur les collines alentour et ils ont tous été détruits. C’est arrivé déjà dans les années 1970. En même temps, des centaines de mètres cubes d’eau sont gâchés pour les colons, sur leurs gazons et dans leurs piscines. Des villages entiers ont été dévastés, leurs habitants chassés, déplacés à cause des camps militaires et des colonies. Une centaine de familles vivaient ici autrefois, à al-Hadidiya ; seules 14 demeurent… Dans une guerre, il y a celui qui tue et celui qui est tué mais qu’est ce que l’eau a à voir avec ça ? »

Les bons jours, je pense parfois que nous allons éventuellement établir un nouvel équilibre du pouvoir dans la vallée du Jourdain. La situation y est assez semblable à la vie sous la terreur d’État dans les collines au Sud d’Hebron où nous avons commencé à agir en 2000, au début de la seconde Intifada. Aujourd’hui, le sud d’Hebron, bien que toujours sous un régime de terreur, s’est stabilisé et les agriculteurs et pasteurs palestiniens restent en place, miraculeusement. Il y a quelque espoir qu’eux et leur mode de vie puissent survivre. Peut-être que quelque chose comme cela peut prendre forme dans la vallée du Jourdain. Les mauvais jours (c’est à dire la plupart du temps), je pense que nous assistons à l’extinction implacable de la société et de la culture palestiniennes dans la vallée.

Je suppose qu’on pourrait se demander pourquoi les Israéliens ont tellement à cœur de se débarrasser de 15 000 pasteurs palestiniens innocents dans cette partie de la Cisjordanie. Dans le contexte d’hyper nationalisme rampant, la question est probablement inopportune. Rien que cette année, les démolitions ont presque doublé par rapport à 2015. A la mi-octobre, l’armée avait détruit 242 constructions palestiniennes dans la vallée, faisant des centaines de sans-abri, dont de nombreux enfants. Environ deux mille personnes ont souffert de pertes significatives dues aux démolitions qui ont, comme nous avons pu le voir, ciblé aussi des enclos à moutons et des équipements d’adduction d’eau.

Abour Saqer continue :

« Nous sommes des gens simples. Nous voulons faire paître nos troupeaux, nourrir nos familles, éduquer nos enfants. C’est tout. À la fin des années 1980, du temps des accords d’Oslo, il y a eu de l’espoir, mais finalement le désastre s’est avéré encore plus grave. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour nous chasser. La Cour Suprême d’Israël a statué que la situation ici devrait être gelée et qu’il n’y ait plus de démolitions, mais les soldats n’y prêtent pas attention. Quand un soldat vient mettre à bas ma maison, où est le juge ? L’an dernier, il y a eu des démolitions (le 26 novembre 2015) et ils menacent continuellement d’en faire encore plus. Ma fille a été blessée sous mes yeux par une fille israélienne (une soldate). Que suis-je supposé ressentir ? Comment suis-je supposé vivre avec le peuple israélien dans ce qu’ils prétendent être la seule démocratie du Moyen Orient ? »

Un projet de loi présenté actuellement à la Knesset, soutenu par tous les partis de droite, qui a déjà été voté en première lecture (il y en a trois) vise à légaliser les dizaines d’ainsi nommés avant-postes répandus dans toute la Cisjordanie, de même que les milliers d’unités d’habitation construites dans les colonies israéliennes qui sont situées sur des propriétés privées palestiniennes. Le projet de loi est une tentative transparente pour permettre ce qui ne peut s’appeler qu’un vol gouvernemental à grande échelle. Même s’il est éventuellement rejeté par des tribunaux, il dit éloquemment les intentions du gouvernement. Si vous vous trouvez être un Bédouin palestinien qui essaie de survivre dans le petit bout de terre laissé aux Palestiniens dans la vallée du Jourdain, votre vie ne tient qu’à un fil.