Suspendre des manifestants étudiants serait une exception « palestinienne » à la liberté d’expression

Nous ne trouvons aucune preuve que le campement d’aujourd’hui ait été plus gênant que ceux des manifestations précédentes. Des manifestations précédentes ont duré plus longtemps. Elles ont causé plus de désagréments. Elles ont employé les mêmes méthodes — slogans bruyants, panneaux controversés, tentes — exactement aux mêmes endroits. En fait, on pourrait à bon droit affirmer que la dernière génération d’étudiants contestataires a fait preuve d’une retenue inhabituelle. Pourtant, ce n’est qu’aujourd’hui que les étudiants manifestants risquent une suspension massive.

Des manifestations ont lieu, de temps en temps, dans toutes les sociétés. Elles sont, presque par définition, désordonnées. Souvent, elles perturbent et dérangent les gens. Elles font du bruit, bloquent les routes, ferment des bâtiments et forcent à des annulations d’événements. Certaines abîment ou détruisent des biens. Et presque toute manifestation viole quelques règles existantes.

Les manifestations forcent donc à un choix : respecter les règles ou protéger la liberté d’expression. Dans des sociétés autoritaires, le choix est simple. Les gouvernements répriment souvent une manifestation avec des punitions sévères. Ils justifient presque invariablement ces mesures en se référant à la loi : les règles sont les règles et elles doivent être appliquées. Les sanctions sont souvent largement disproportionnées aux infractions (se réunir sans autorisation, bloquer la circulation), mais les autocrates insistent sur le fait qu’ils ne font qu’appliquer la loi.

Les sociétés démocratiques gèrent différemment les manifestations. Quand ils sont obligés de choisir entre tolérer de courtes périodes de désordre et prendre des mesures qui menacent les droits de base (ou les vies) des manifestants, les gouvernements démocratiques optent d’habitude pour la tolérance. Ils acceptent un certain degré de désagrément et d’infraction aux règles. Le meilleur scénario est parfois de passer par une période d’inconfort et même de désarroi afin d’éviter des dommages plus graves à la communauté.

Depuis la répression policière de 1969 qui a conduit des dizaines de personnes à l’hôpital, Harvard a constamment traité de telles manifestations et violations des règles avec modération. Cet engagement à la modération administrative — la volonté de tolérer de modestes perturbations au nom de la libre expression — est codifiée dans les Directives sur la libre expression qui affirment, par exemple, que face à une manifestation gênante, « des choix difficiles concernant le moment, le lieu et la manière appropriés devraient bénéficier d’une présomption en faveur de la libre expression. » Tout cela rend d’autant plus choquante la déclaration d’hier menaçant de suspensions massives tous les étudiants impliqués dans le campement sur Harvard Yard.

Comment ces choix difficiles ont-ils été interprétés dans le passé ? Nous avons cherché dans The Crimson des rapports sur les mouvements de protestation du passé et nous avons parlé avec plusieurs anciens étudiants sur leur militantisme lorsqu’ils ou elles étaient étudiants. Voici ce que nous avons trouvé.

 En avril 1986, le Comité de solidarité avec l’Afrique du Sud a érigé un campement anti-apartheid baptisé « Shantytown » qui est resté sur le Yard pendant la cérémonie de remise des diplômes. Le Doyen A. Michael Spence s’est excusé auprès des familles pour la perturbation, mais n’a pas fait enlever les tentes par la force.

Si le mouvement anti-apartheid peut ne pas sembler controversé aujourd’hui, il a été confronté à l’époque à une opposition importante.

« Ce n’est pas de la désobéissance civile. C’est de la désobéissance à la loi pour créer des nuisances », a dit Kris W. Kobach, promotion 88, alors président du Club des Républicains. Quand certains membres du corps enseignant ont fait cours sur le Yard pour que les étudiants contestataires puissent y assister, le Conseil des enseignants de la Faculté des arts et des sciences a appelé cette pratique une forme « inacceptable » de « coercition » envers les étudiants qui ne soutenaient pas la manifestation.

Nous ne savons pas avec certitude quelles ont été les conséquences disciplinaires pour les manifestants de Shantytown parce que les mesures disciplinaires individuelles sont confidentielles. Mais les anciens étudiants qui ont participé au campement nous ont dit qu’ils ne se souvenaient pas qu’une seule personne ait été punie au-delà d’une « suspension suspendue » — autrement dit, une punition sans effet. En fait, l’université a permis aux personnes de Shantytown de rester en place, disant qu’il s’agissait de libre expression.

En avril 2001, des dizaines de membres du Mouvement travailliste étudiant progressiste ont occupé Massachusetts Hall pendant des semaines pour demander un salaire vital minimum pour des travailleurs de Harvard. Leur action a exigé une présence policière à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment. Des membres du personnel ont plus tard témoigné qu’ils ont été terrifiés quand les étudiants sont entrés dans Massachusetts Hall en agitant des prospectus. Quelques jours plus tard, des manifestants étudiants ont établi « une cité de tentes » dans le Yard, cité qui a grandi, jusqu’à 100 tentes.

À l’époque, le Doyen de l’université, Harry R. Lewis, promotion 68, a annoncé qu’il s’opposerait à la suspension des étudiants impliqués. À la fin, les étudiants impliqués se sont vu infliger seulement trois semaines de probation disciplinaire, et quatre étudiants de droit qui participaient aussi ont reçu des blâmes.

En 2011, des centaines de militants — des personnes affiliées à Harvard et des manifestants extérieurs — ont établi un campement sur le Yard de Harvard dans le cadre du mouvement plus large « Occupy ». Le Yard a été fermé, les grilles ont été closes, les papiers d’identité vérifiés. Un ancien étudiant nous a dit que certains employés ayant des jobs sur le campus— comme les tuteurs résidents — ont été menacés de fin de contrat. Mais une participante de la manifestation nous a dit qu’elle n’avait entendu parler d’aucune mesure effective de discipline, et les rapports de l’époque ne mentionnent aucune suspension d’étudiants.

En 2015, Divest Harvard [Désinvestis, Harvard] a organisé une semaine d’occupation et de blocus de Massachusetts Hall et a aussi bloqué temporairement University Hall et l’Association des anciens étudiants sur Mt. Auburn Street, pour faire pression sur l’administration afin qu’Harvard désinvestisse des énergies fossiles. Des administrateurs de haut rang, dont l’ancien président de l’université Drew Gilpin Faust, ont dû déménager, et les manifestants ont refusé l’entrée à tout le personnel situé dans University Hall — tout le personnel, des Doyens Michael D. Smith et Rakesh Khurana jusqu’aux gardiens.

Malgré la perturbation, l’administration a répondu de manière pragmatique.

 « C’est un désagrément, mais cela ne nous arrête pas pour faire ce que nous devons faire », a dit Stephen Lassonde, Doyen de la vie étudiante à l’époque. Une ancienne étudiante qui a participé à la désobéissance civile nous a dit qu’elle n’avait pas connaissance qu’Harvard ait puni quiconque parmi les participants et nous n’avons pu trouver aucun rapport sur une mesure disciplinaire contre des étudiants de l’époque.

En 2016, des étudiants de l’École de droit de Harvard ont occupé un salon dans le Centre étudiant Caspersen et l’ont rebaptisé «  Belinda Hall » d’après une femme réduite en esclavage par la famille Royall, dont l’écusson est utilisé comme sceau de l’École de droit. L’occupation a duré des semaines. Encore une fois, cependant, il n’existe aucun rapport public sur des actions disciplinaires et une ancienne étudiante de l’École de droit qui a participé à ces manifestations nous a dit ne pas avoir connaissance d’un seul dossier [disciplinaire] déposé devant le Bureau.

Même si les manifestants auxquels nous avons parlé ont eu des bilans mitigés (au mieux) de la réponse de l’administration à leurs appels au changement, ils sont tous d’accord pour dire que les menaces à leur encontre palissent devant celles auxquelles sont confrontés les manifestants d’aujourd’hui. Qu’est-ce qui a donc changé ?

Ce n’est pas une question de « temps, de lieu et de manière ». Nous ne trouvons aucune preuve que le campement d’aujourd’hui ait été plus gênant que ceux des manifestations précédentes. Des manifestations précédentes ont duré plus longtemps. Elles ont causé plus de désagréments. Elles ont employé les mêmes méthodes — slogans bruyants, panneaux controversés, tentes — exactement aux mêmes endroits. En fait, on pourrait à bon droit affirmer que la dernière génération d’étudiants contestataires a fait preuve d’une retenue inhabituelle. Pourtant, ce n’est qu’aujourd’hui que les étudiants manifestants risquent une suspension massive.

 Des sanctions aussi disproportionnées pour des violations relativement mineures des règles rompent radicalement avec plus de 50 ans de pratique à Harvard. Il est difficile d’éviter la conclusion qu’il s’agit d’un cas de « l’exception palestinienne » — une tolérance nettement plus faible pour le discours pro-palestinien que pour tout autre discours.

La réaction brutale de l’administration va également à l’encontre de notre mission principale, qui est d’enseigner à nos étudiants, et non de les expulser de l’université pour s’être exprimés sur une question qu’ils considèrent d’une grande importance morale. Nous pouvons être en désaccord avec les manifestants, légitimement – et même fortement -, mais nous devons le faire en utilisant les outils que nous leur apprenons à valoriser : la discussion plutôt que la menace, le discours raisonné plutôt que la discipline coercitive. Toute autre ligne de conduite ne survivra pas à l’épreuve du temps.

Alison Frank Johnson est professeure d’histoire. Steven Levitsky est professeur David Rockefeller des Études sur l’Amérique latine et professeur de Gouvernement.