Nous sommes témoins d’un génocide en cours à Gaza : pour l’arrêter, le procureur de la CPI doit appliquer la loi sans crainte ni favoritisme

Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), M. Karim Khan, a récemment publié une tribune, qui se lit davantage comme un cable diplomatique que comme la déclaration d’intention d’un….

Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), M. Karim Khan, a récemment publié une tribune, qui se lit davantage comme un cable diplomatique que comme la déclaration d’intention d’un procureur, et qui est intitulée : « Nous sommes témoins d’une pandémie d’inhumanité : pour arrêter son expansion, nous devons nous accrocher à la loi ». A qui M. Khan se réfère lorsqu’il dit « nous » n’est pas clair. Certainement pas « nous Palestiniens », qui nous sommes accrochés à la loi, en rejoignant la CPI, et qui ont été « témoins » de cette inhumanité et l’ont supportée pendant des décennies ? Il est plus probable qu’aux yeux du procureur, cet appel au « nous » s’adresse à ces Etats puissants qui semblent abandonner toute prétention à s’accrocher à la loi dans le cas de la Palestine, et à leurs alliés.

Ce dont nous sommes témoins, ce qui est plus pertinent pour le mandat et les responsabilités de M. Khan, c’est un climat dominant d’impunité (de fabrication occidentale), particulièrement envers les Etats puissants et leurs alliés qui continuent à se comporter comme s’ils étaient au-dessus de la loi. Ces gouvernements n’ont ni intérêt à « s’accrocher à la loi », ni volonté de le faire. Au contraire, les mois passés ont montré sans équivoque qu’ils traitent la loi comme un outil politique, une baguette magique grâce à laquelle ils peuvent réprimander avec passion leurs ennemis mais qu’ils refusent scandaleusement d’utiliser contre leurs alliés, en empêchant même les autres de le faire. Il est devenu plus évident que jamais que nous ne vivons pas dans un monde post-colonial, mais plutôt dans un monde néo-colonial et impérialiste.

Dans ces temps où règne un odieux climat dominant d’impunité, qui rend possible des spirales de plus en plus nombreuses d’une horrible violence contre des victimes civiles, le procureur de la CPI est la personne la plus importante pour « s’accrocher à la loi » et au langage, aux principes juridiques, et aux standards du Statut de Rome

De fait, la violation par Israël des droits humains internationalement reconnus du peuple palestinien n’a pas commencé le 7 octobre. Comme le Secrétaire général des Nations unies l’a remarqué, cela « n’a pas commencé dans un vide ». C’est plutôt le résultat de 75 ans d’une impunité systématique du colonialisme de peuplement sioniste et de l’apartheid contre le peuple palestinien dans son intégralité ; le résultat des 56 ans de l’occupation belliqueuse illégale par Israël, la plus longue de l’histoire moderne, et de l’entreprise continue d’implantation de colonies illégales dans le Territoire palestinien occupé (Tpo) ; et le résultat de 16 ans d’un blocus militaire étouffant par Israël d’une des zones les plus densément peuplées du monde, où 2, 3 millions de Palestiniens — dont plus de 70% sont des réfugiés — vivent dans à peu près 360 km².

Il y a longtemps que des mandats d’arrêt auraient dû être émis à l’encontre des responsables israéliens, au plus haut niveau. Il est temps de rapprocher la justice des victimes en poursuivant les crimes internationaux qui soulignent la nature coloniale de l’occupation et de la brutalité d’Israël, en particulier son transfert de population, soit direct, soir indirect, dans le Tpo, y compris à Jérusalem Est (colonies) et d’autres crimes de guerre et crimes contre l’humanité en abondance, en particulier l’affamement, le déplacement forcé, l’apartheid et la persécution. Le procureur doit aussi envisager d’enquêter sur de sérieuses allégations de génocide, y compris sur les nombreuses et inquiétantes déclarations impliquant une claire incitation au génocide et une intention à le commettre.

Un problème bien posé est un problème à moitié résolu. On doit comprendre dès le début que la volonté politique — bien qu’elle soit généralement utile en termes de coopération — ne doit pas être autorisée à influencer la justice internationale ou à dicter sa portée et son calendrier. Le droit pénal international est conçu comme une combinaison du droit pénal et du droit international. Alors que le droit international est par essence influencé par la volonté politique des Etats, le droit pénal se restreint à ce que dit le code pénal/la loi, conformément aux droits fondamentaux inaliénables tels qu’ils sont affirmés dans la constitution de chaque Etat.

De manière analogue, le mandat de la CPI se restreint à son droit applicable, qui inclut son code pénal, i.e. le Statut de Rome et d’autres documents officiels pertinents de la CPI. L’article 21(3) du Statut de Rome stipule le droit applicable de la Cour et implique que son application et son interprétation «  doivent être consistantes avec les droits humains internationalement reconnus, et sans distinction défavorable fondée sur des motifs comme le genre, […], l’âge, la race, la couleur, le langage, la religion ou la croyance, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale, ethnique ou sociale, la richesse, la naissance ou d’autres statuts. »

En particulier, la Chambre préliminaire a déjà reconnu l’importance du droit à l’auto-détermination pour garantir et faire observer les droits humains individuels, ainsi que pour la promotion et le renforcement de ces droits. Elle a aussi statué que « le droit palestinien à l’auto-détermination  correspond à un ‘droit humain internationalement reconnu’ » et a rappelé la décision de la Chambre d’appel de Lubanga qui «  statue que les ‘droits humains sont à la base du Statut ; chacun de ses aspects y compris l’exercice de la juridiction de la Cour’ et que ‘ses dispositions doivent être interprétées et, ce qui est plus important, appliquées en conformité avec les droits humains internationalement reconnus’ ».

Le mandat de la CPI, avec les droits des victimes au centre et son principe fondamental d’égalité devant la loi, est établi dans son Statut de Rome fondateur. L’historique de l’élaboration du Statut montre clairement que l’indépendance absolue et l’autonomie du Bureau du procureur (« Bureau ») a été le résultat d’un plaidoyer sans relâche de la société civile. Les Etats, au contraire, en particulier les membres permanents du Conseil de sécurité, espéraient une Cour qui puisse exempter son personnel militaire et un procureur doté d’un mandat qu’ils pourraient influencer. Lors de l’adoption finale du Statut, de tels rôles ont été rejetés et des Etats comme les USA ont depuis refusé de rejoindre la Cour.

Au cours des années, la courte vue, l’intérêt personnel manifeste et le protectionisme de quelques Etats (y compris des non-membres de la CPI, comme les US) ont continué, avec pour conséquence une neutralisation du crime d’agression à la CPI, y compris en exemptant de la juridiction de la Cour les Etats agresseurs qui ne sont pas des Etats parties. Plus d’une décennie plus tard, cela a entravé la compétence de la Cour sur le crime d’agression dans la Situation en Ukraine. Par la suite, les Etats mêmes qui insistaient pour que leurs nationaux ne puissent jamais être jugés pour un crime d’agression à la CPI — à savoir le Royaume-Uni, la France et les Etats-Unis — ont passionnément plaidé pour la reddition de comptes à la CPI et la création d’un autre tribunal pour agression dans le cas spécifique de l’Ukraine.

Comme le professeur Donald Ferencz l’a dit : « Les amendements sur le [crime d’agression du Statut de Rome] représent[aient] un appel de la loi à l’humanité : ils appel[aient] au soutien des peuples et des nations de bonne volonté afin d’aider à protéger l’humanité d’un monde d’anarchie persistante ». Avec cela à l’esprit, nous pouvons voir comment certains Etats occidentaux ont considéré de tels « appels ». Les déclarations des Etats occidentaux qui revendiquent d’agir pour défendre l’ « ordre international basé sur des règles » sont inéluctablement minées par une hypocrisie persistante et honteuse, et par leurs doubles standards dans la « défense » d’un tel ordre dans des situations qui satisfont leurs intérêts. De telles actions sélectives ne servent pas – comme c’est parfois affirmé — à renforcer le droit international, mais à plutôt à porter atteinte activement à l’adhésion à un régime de droit (pénal) international et à ce qu’on appelle l’« ordre international basé sur des règles ». Par conséquent, nous exhortons le procureur, la Cour et l’Assemblée des Etats parties (AEP) à être exceptionnellement prudents dans leur engagement avec des Etats qui n’ont pas signé, ou peut-être n’ont pas appliqué à eux-mêmes, les cadres très normatifs et structurels par lesquels ils cherchent à encourager la Cour à faire rendre des comptes à d’autres.

Il est donc important de se souvenir quels Etats (parties) ont ignoré l’appel de la loi à l’humanité et continuent à le faire. Ce sont les mêmes Etats qui ont plaidé avec enthousiasme pour la reddition de comptes en Ukraine, qui ont consacré des ressources sans précédent et ont coopéré à cette fin et qui, en nombre record, ont déféré la situation en Ukraine à la Cour. Pas un seul de ces Etats n’a déféré la situation en Palestine (particulièrement à Gaza) à la Cour. Remarquablement, cinq Etats parties ont récemment déféré la situation dans l’Etat de Palestine au Bureau : l’Afrique du Sud, le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti. La plupart des Etats occidentaux, à de très rares exceptions près, n’ont même jamais mentionné la CPI ou appelé à une reddition de comptes, en relation avec la situation en Palestine.

Indépendamment de cela, l’interprétation, la compréhension et l’exécution du mandat du procureur de la CPI devraient être en conformité avec les règles du Statut de Rome. Le mandat du procureur de la CPI, selon les documents d’orientation de son Bureau, inclut non seulement le fait d’enquêter et de poursuivre, mais aussi de surveiller les situations sur lesquelles son bureau a enquêté et d’exécuter une fonction d’avertissement précoce afin de dissuader de commettre et d’empêcher des crimes internationaux.

L’engagement public du procureur sur la situation en Palestine avant le 7 octobre a été rare, puisqu’aucune déclaration n’a été rendue publique sur la situation en Palestine. Récemment, le procureur s’est rendu au passage de Rafah en Egypte et a filmé quelques brèves remarques, puis a tenu une conférence de presse au Caire sans accepter de questions de la part des journalistes. Le procureur a clairement précisé qu’il ne pouvait pas accéder à Gaza, mais il n’a pas dit au public pourquoi, ni n’a nommé qui n’autorisait pas son équipe à entrer dans le Tpo. Il faut noter que les Etats de Palestine sont un Etat partie et sont donc obligés de coopérer avec le Bureau. Mais Israël, la puissance occupante, celle qui contrôle qui peut accéder au Tpo, y compris à la Bande de Gaza, a rejeté le mandat de la CPI et a baptisé la décision d’ouvrir une enquête «  du pur antisémitisme ».

L’année dernière, environ 200 organisations de la société civile et de défense des droits humains, palestiniennes, régionales et internationales, ont envoyé une lettre au procureur Khan l’exhortant à accélérer son enquête et à commencer à émettre des mandats d’arrêts et à dissuader de commettre des crimes en Palestine. La lettre soulignait les nombreuses et importantes occasions ratées de publier des déclarations préventives au cours de l’année précédente. Elle montrait aussi que de précédentes déclarations préventives des anciens procureurs s’étaient avérées suffisamment dissuasives en Palestine. Malheureusement, le procureur de la CPI n’a pas entendu les appels de ces organisations, la perpétration de crimes internationaux contre les Palestiniens a continué et l’impunité a prévalu, ce qui a conduit à la situation actuelle, où un génocide se déroule sous nos yeux dans la Bande de Gaza. Pourquoi le procureur a refusé de publier une quelconque déclaration avant le 7 octobre reste un mystère. Il est remarquable qu’en ce qui concerne l’Ukraine, le procureur a publié trois déclarations rien que dans la première semaine.

Dans sa tribune, le procureur remarque à juste titre que dans les temps présents nous avons besoin de la loi plus que jamais et que les victimes ne doivent pas se sentir oubliées. Il a précisé : «  Pas la loi dans des termes abstraits, pas la loi comme théorie, mais la loi capable d’offrir une protection tangible à ceux qui en ont le plus besoin ». Nous croyons respectueusement que le mandat indépendant du Bureau vise à permettre à tout procureur de combler les lacunes entre la loi en théorie et la loi en action, et non à les utiliser comme prétexte pour façonner la politique du Bureau.

Le procureur a aussi déclaré que : « Quand les preuves que nous collectons atteindront le seuil d’une perspective réaliste de condamnation, [il] n’hésitera pas à agir en vertu de son mandat ». Cela semble contredire l’engagement que M. Khan a pris devant l’ASP pendant sa campagne électorale, à savoir d’exécuter son mandat en conformité avec un seuil de preuves offrant une « perspective raisonnable de condamnation ». C’est de plus aussi différent du seuil indiqué par le Statut de Rome dans l’article 58 de la Chambre préliminaire, pour évaluer la demande d’émission d’un mandat d’arrêt par le procureur, à savoir avoir « des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un crime relevant de la juridiction de la Cour ».

Il faut noter que le seuil d’une « perspective réaliste de condamnation » est utilisé pour le Service des poursuites pénales de la Couronne du Royaume-Uni et n’est pas un standard de preuve reconnu ou utilisé dans le système judiciaire de la CPI ; en fait le mot « réaliste » n’apparaît pas une seule fois dans le Statut de Rome. La différence est que « raisonnable » en tant que seuil légal est enraciné dans la faculté de raison quand il est examiné lors de l’application de la loi au fait et est soutenu par une jurisprudence de la CPI. Le mot « réaliste », au contraire, est d’habitude utilisé pour exprimer ou représenter quelque chose comme étant exacte lors d’une confrontation e à la réalité et à ce qu’elle permet. Il semble donc — et c’est une source d’inquiétude— concerner davantage le pragmatisme et la realpolitik plutôt que la loi elle-même. De fait, comme noté par des juges nationaux aux Etats-Unis en relation avec une interprétation statutaire, « le mot ‘réaliste’ comporte des connotations inquiétantes de soumission du judiciaire aux réalités politiques ».

Il ne s’agit pas simplement d’un usage terminologique, mais plutôt de la façon dont un praticien approche la loi, c’est-à-dire sur le caractère raisonnable vs le réalisme. Adopter et implémenter le standard « réaliste » saperait « l’uniformité et la certitude de l’administration de la justice pénale parce qu’il est de manière inhérente flexible et subjectif ». Accepter d’appliquer ce standard créerait une situation dans laquelle les victimes ne seraient pas capables de comprendre pourquoi la justice est rapide et efficace pour certaines situations (par exemple l’Ukraine) et pas pour d’autres (par exemple la Palestine). Il est remarquable que les précédents mandats d’arrêt des Chambres préliminaires de la CPI requis par le procureur de la CPI Khan, par exemple en Ukraine et en Georgie, ont été approuvés «  sur la base d’un standard de preuves pertinent, à savoir des ‘motifs raisonnables de croire’, comme requis par l’article 58(1)(a) du Statut ».

Nous pensons que le standard « réaliste » est fondamentalement problématique et pourrait avoir des implications tragiques pour la situation en Palestine. La CPI n’a pas été établie pour poursuivre des crimes seulement quand les puissants (d’habitude leurs auteurs) sont assez aimables pour en autoriser la justice, et apparemment seulement dans la mesure où ils le permettent. Se soumettre à cette interprétation sous prétexte de pragmatisme tourne en dérision la CPI et l’héritage de tous ceux qui ont cru et contribué à son établissement. Comme l’a dit Matthew Cannock, directeur du Centre pour la justice internationale d’Amnesty International : «  La légitimité de la CPI et du Bureau et leur efficacité dépendent du fait qu’ils ne soient pas vus comme un instrument des acteurs puissants, mais plutôt qu’ils démontrent — sans crainte ni favoritisme — qu’ils poursuivront la reddition de comptes dans des situations où leur intervention seule garantira peut-être des investigations sur certains crimes, coupables ou situations ».

Selon nous, le défi crucial auquel la CPI est confrontée est de reconnaître de toute urgence qu’alors que l’hypocrisie peut caractériser les approches de certains Etats à la justice internationale, la Cour devrait démontrer qu’elle-même ne poursuit ni n’adhère à ce genre de sélectivité ou de double standard. De plus, le Bureau doit être parfaitement attentif à ne pas renforcer, par ses décisions ou ses opérations, les hiérarchies existantes du pouvoir d’Etat. En outre, tous les organes de la Cour doivent être exceptionnellement attentifs à ne pas se permettre de devenir un outil des acteurs (puissants), y compris par des approches qui accorderaient une influence plus grande aux Etats. De fait, même la perception d’une possible instrumentalisation, sélectivité ou double standard lorsque la Cour remplit son mandat causera des dommages incommensurables à l’avenir de la Cour et au projet de justice internationale dans son ensemble.

 Nous pensons que la CPI a besoin de la Palestine autant, sinon plus, que la Palestine a besoin de la CPI. La lutte palestinienne pour la justice est en chemin de manière persistante depuis plus de 75 ans, elle a commencé avant l’établissement de la CPI et elle continuera. Cependant, la situation en Palestine est le test clé pour la crédibilité de la CPI à prouver qu’elle est vraiment la cour pénale du monde offrant, en conformité avec son mandat, la justice à toutes les victimes indépendamment de la nationalité du coupable ou de l’alliance politique de son pays. La Cour a besoin de montrer qu’elle voit les Palestiniens comme des êtres humains égaux qui méritent une attention et une protection égales selon le droit international.

Emettre des mandats d’arrêt rapidement en Palestine pourrait offrir une lueur d’espoir aux victimes qui sentent que le monde les a abandonnées et les a laissées seules face à l’enfer que le régime d’apartheid d’Israël déchaîne sans pitié sur elles. Maintenant, plus que jamais, les victimes ont besoin de voir qu’il y a une avancée par le recours au droit international. Maintenant, plus que jamais, tous les crimes présumés doivent être l’objet d’une enquête en bonne et due forme et tous les responsables doivent être tenus de rendre des comptes.

Il est temps pour le procureur de la CPI de remplir son mandat en appliquant la loi sans crainte ni favoritisme. Les doubles standards n’ont pas leur place dans la justice internationale.

Shawan Jabarin est le directeur général de Al-Haq.

Ahmed Abofoul est un avocat international, chercheur en droit et responsable de plaidoyer à Al-Haq ; il est aussi chercheur associé en droit international et mobilisation juridique à l’Institut international des Etudes sociales de l’université Erasmus de Rotterdam.