L’Université du peuple de Providence

« Il ne reste aucune université à Gaza » peut-on lire sur une pancarte du campement de Brown pour la Palestine, qui s’est officiellement terminé hier. La pancarte faisait face au bâtiment administratif University Hall et portait le message d’un des nombreux thèmes du campement : le désinvestissement, parmi beaucoup d’autres questions, peut-être plus pressantes, est aussi une question du domaine de l’éducation.  Parce que Brown a, à maintes reprises, écarté les appels au désinvestissement, sous la puissante bannière d’être une université de classe A – un titre supposé lui conférer un caractère apolitique – les quelque quatre-vingts étudiants qui ont choisi de planter des tentes en totale violation des politiques définissant la conduite à tenir par les étudiants, font valoir leur point de vue par leurs teach-in. Si Brown veut en faire une affaire d’enseignement, les étudiants en feront une affaire d’enseignement.

Après des mois d’agitation à Brown, à la suite de 61 arrestations, d’une grève de la faim et maintenant du campement, toutes les parties peuvent au moins tomber d’accord sur le fait que ce fut une année universitaires anormale. Tout, depuis la nourriture du restaurant universitaire jusqu’à un examen d’économie, a, d’une certaine manière eu à voir avec la Palestine. Ce recâblage discursif est un but des organisateurs qui travaillent depuis des mois sur le désinvestissement : « N’arrêtez pas de parler de la Palestine » est-il écrit sur un message de bienvenue à un coin du campement. Intentionnellement ou non, ce changement radical dans la politique de l’établissement a ébranlé l’idée même d’établissement universitaire. Rédiger un devoir sur Thomas Mann commence à se faire non pertinent quand, lors d’une pause hors de la bibliothèque, vous scandez des slogans pour que l’université arrête d’investir votre argent dans des bombes et des armes.

Et pourtant, tandis que des bannières et des drapeaux ont pollinisé la principale pelouse la semaine dernière, j’ai remarqué un autre type d’université en train de germer doucement. Cette université diffère de l’idéal germanique de plusieurs façons : les étudiants se rassemblent pour des cours de danse dabke et pour sérigraphier des pastèques sur des débardeurs. Mais c’est une université dans le véritable esprit de l’universitas latine, « un tout ». Il y a eu de nombreux moments émouvants dans le campement, mais ce qui a semblé importer le plus était juste cela, le campement. Tant qu’il était debout, il y avait quelque chose autour de quoi se rassembler.

Mais cela suffirait-il pour cette nouvelle université ? Lundi matin, tandis que le brouillard produit par le vapotage et les cigarettes descendait sur le campement qui s’éveillait à son sixième jour, « l’université du peuple » était en conflit. Le chat du groupe « explosait ». Certains étaient frustrés par la coopération apparente du campement avec le Département de la Sécurité Publique de Brown, tandis que des fonctionnaires passaient régulièrement vérifier les cartes d’identité. D’autres pensaient que le message délivré par le camp allait trop loin. Un des protestataires se plaignait que pour avoir plus de monde, les organisateurs avaient sacrifié l’intégrité, tandis qu’un autre disait que le camp l’avait finalement convaincu qu’un génocide se déroulait. Plusieurs ont complètement quitté le camp pendant que d’autres le rejoignaient précipitamment.

Contrairement aux administrateurs de l’université qui sont si désireux de réduire l’enseignement supérieur à des codes et des nombres, les étudiants semblaient cependant pour la plupart en faveur de la sauvage hétérogénéité qui gouvernait le camp. Un exemplaire de Critique de la Raison Noire d’Achille Mbembe trainait, marqué à une page, dans la saleté près d’un autre campeur qui regardait Vanderpump Rules. La relation entre le capital néolibéral et l’exploitation des Palestiniens était résolue par un cercle d’amis pendant qu’un autre groupe jouait au foot. Plusieurs étudiants juifs chantaient « Ma Tovu » en cercle ; des activistes voguaient près de là sur des rythmes frappés sur des casseroles. Par moments, le camp semblait tenir ensemble par le fil plus ténu du sens, mais peut-être était-ce là son intérêt. Comme m’a dit un ami, « le problème est que nous ne savons rien ». Ou, a-t-il corrigé, « nous ne savons rien à part : mauvais ». L’état mauvais du monde a paru soutenir le groupe, au moins au cours de la nuit.

Puis, jeudi, les choses ont changé. Le brouillard du vapotage et la fumée se sont dissipés tandis que les négociations sur le statut du campement s’amélioraient. Le président avait reconsidéré la situation : si le campement était levé à 17h, la Corporation voterait le désinvestissement en octobre prochain, une demande restée sans réponse depuis six mois. Le plan fut signé. Les étudiants laissèrent éclater leur joie. Pour la première fois depuis des années, une victoire se produisait pour le désinvestissement.

Bon, une victoire dans une Université de classe A. En marchant le long de l’allée qui sépare University Hall du principal espace vert, sur cette frontière qui a divisé les deux universités pendant une brève semaine, je me demandais de nouveau si le campus avait quelque importance. En quoi le fait que de riches anciens élèves aient voté ce désinvestissement importait-il ? N’était-ce pas déjà trop tard ? Comme l’a dit un des étudiants, « il n’y aura pas de victoire tant que les universités ne seront pas reconstruites à Gaza ». Et même, de quoi aurait l’air la reconstruction ? Cette idée d’une université de classe A ne nous a-t-elle pas, en un certain sens, fait défaut ? N’étions-nous toujours pas en état de ne rien savoir ?

J’ai exprimé ma frustration à quelques campeurs. Ils ont tous semblé approuver que cette dissonance était irréconciliable. C’était la position dans laquelle l’université, et l’occident plus largement, avaient forcé les dissidents. Nous avons fini par défendre notre point de vue face au président Paxson plutôt que face au président Biden. Il nous fallait nous libérer de l’argumentation sur les violations des règles de conduite en lieu et place de la libération d’autres personnes. Comme me l’a dit un étudiant, c’était particulièrement évident dans le camp. On leur a demandé une fois de plus de clamer leurs objectifs finaux et quelques personnes ont crié désinvestissement. Puis il y a eu une pause, suivie de cris pour le cessez-le-feu. Finalement, quelqu’un a crié : libération de la Palestine, qui a semblé faire consensus. C’était comme s’il se produisait “un lapsus freudien et qu’ensuite nous nous corrigions ».

Peut-être que l’université a encore une importance pour apprendre comment entreprendre ce type de processus collectif. C’est ce que m’a dit un étudiant palestinien, en ripostant à mon pessimisme. Il a rappelé combien importantes ont été les universités comme centres de la résistance palestinienne au niveau international. Ce sont des « points de départ nécessaires au changement » dit-il. Je me demandais si une quelconque version de ce changement se préparait sous les bâches étendues sur le principal espace vert de Brown.

Le campement est encore empli de doutes – doutes sur les violations des codes de conduite, sur la plausibilité du désinvestissement, sur le sort de la libération palestinienne. Mais, tandis que la cloche sonnait pour le début des cours et que les accords de négociation avaient été annoncés la veille vers 13h, les campeurs se donnaient l’accolade et pleuraient, drapés dans des keffiehs. Les étudiants avaient appris quelque chose.