392 corps exhumés de trois fosses communes : enquête sur les morts de l’hôpital Nasser à Gaza

Mi-avril, des fosses communes ont été découvertes dans l’enceinte de l’hôpital Nasser, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, après le retrait des troupes israéliennes qui l’avaient attaqué en février et occupaient la ville. Mediapart a retracé le fil des événements. 

Le bulldozer jaune a commencé à remuer la terre ocre dans l’enceinte de l’hôpital Nasser de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, puis les hommes en combinaison blanche sont entrés en action, mains nues ou tenant une pelle. Ils ont mis au jour des linceuls blancs, des sacs mortuaires bleus ou noirs contenant des corps en décomposition. Ils les ont alignés, les uns à côté des autres. Des femmes et des hommes se sont penchés sur eux, à la recherche d’un proche disparu, scrutant les indices, un morceau de vêtement par exemple. De temps à autre, un cri de douleur s’élevait.

Les fouilles ont duré toute une semaine, du 18 au 25 avril 2024. À l’issue des sept jours, 392 corps ont été exhumés de trois fosses communes, toutes situées à l’intérieur du complexe hospitalier, a affirmé à Mediapart Mohamed Moghier, membre de la défense civile de Khan Younès, qui a mené les recherches. 167 dépouilles ont été reconnues par leurs familles et à nouveau inhumées par leurs soins. La défense civile de Khan Younès a enterré les corps non identifiés dans un cimetière à proximité.

Aussitôt la découverte de ces trois fosses communes connue, la machine à rumeurs, indignations, démentis, accusations mutuelles s’est mise en marche.

D’autant que deux autres fosses ont été mentionnées par la porte-parole du Haut-Commissariat aux droits humains de l’ONU au même moment dans l’enceinte de l’hôpital Al-Shifa à Gaza City, réduit à l’état de carcasse par l’armée israélienne en mars dernier.

D’autant plus, aussi, que l’hôpital Nasser de Khan Younès, comme l’hôpital Al-Shifa, a été occupé par l’armée israélienne.

Que s’est-il passé à l’hôpital Nasser ? En l’absence de tout médecin légiste et de toute équipe spécialisée dans ce type d’enquête dans la bande de Gaza, il est difficile, sinon impossible, de déterminer avec certitude s’il y a là des corps de personnes victimes d’exécutions extrajudiciaires commises par des soldats israéliens.

Il est néanmoins possible de retracer le fil des événements.

L’hôpital encerclé le 21 janvier…

L’armée israélienne lance une offensive contre la grande ville de Khan Younès dès décembre 2023, à la fin de la trêve du 24 au 30 novembre 2023.

Très vite, le complexe hospitalier Nasser, situé dans cette agglomération, reçoit « des afflux massifs de blessés de façon récurrente ; il prend également en charge des personnes déplacées et celles qui ne peuvent pas être soignées ailleurs à Gaza, où deux tiers des hôpitaux ont été forcés à l’arrêt », raconte l’ONG Médecins sans frontières (MSF), qui a des équipes sur place. Les communications de ces dernières avec la coordination à Jérusalem sont rendues publiques dans un document intitulé« Gaza : comment l’armée israélienne a assiégé et attaqué l’hôpital Nasser ».

Quand l’armée israélienne l’encercle, le 21 janvier, l’hôpital abrite 450 patient·es, 300 personnels médicaux et 10 000 personnes déplacées, venues du nord et du centre du territoire. Les équipes de MSF font état de violents combats et de bombardements autour de l’hôpital.

Le 23 janvier, la coordination de MSF à Jérusalem reçoit ce message : « Nouvel ordre d’évacuation à Khan Younès, dont les hôpitaux Nasser, Al-Amal et l’hôpital jordanien. Nasser au cœur de combats violents, personne ne peut sortir ni entrer. Toujours beaucoup de victimes, le bloc opératoire ne fonctionne pas. »

L’armée israélienne, qui a découpé la bande de Gaza en « blocs » numérotés, donne l’ordre d’évacuer aux personnes se trouvant dans les blocs 107 à 112, ce qui annonce une offensive et une occupation terrestre. À partir de ce jour, l’hôpital et celles et ceux qui s’y trouvent sont assiégés. Tout mouvement pour quitter l’établissement ou y pénétrer est impossible, les ambulances n’y accèdent plus.

… et envahi dans la nuit du 14 au 15 février

Les combats tout autour sont très intenses, mettant en danger la vie des personnes à l’intérieur. « 8 février 2024 : Nasser encerclé par des chars. Des snipers tirent en direction de l’hôpital. Un infirmier blessé (balle dans la poitrine) »,écrit encore MSF.

L’hôpital est finalement envahi par l’armée israélienne dans la nuit du 14 au 15 février 2024. La majorité des personnes qui s’y trouvaient l’évacuent, toutes sont contrôlées, certaines sont arrêtées, dont un membre de l’équipe de MSF, qui sera relâché plus tard. L’armée quitte les lieux le 22 février, laissant un établissement « mis à sac et à l’arrêt total »,selon MSF.

Pendant le siège, des personnes meurent au sein de l’hôpital. Soit du fait d’actes de guerre – tirs, bombardements –, soit à cause de l’incapacité du personnel médical à leur apporter des soins appropriés, soit de mort naturelle.

« Du 23 janvier au 15 février, j’ai reçu toutes les dépouilles des personnes décédées dans l’enceinte de l’hôpital, tuées ou décédées naturellement. Parmi elles, il y avait des personnes de la ville de Gaza, déplacées et réfugiées à l’hôpital. J’ai procédé à la mise en terre de 370 corps. Je les ai tous inhumés en respectant nos rites, sauf un, qui avait été blessé et qui est mort pendant l’opération chirurgicale. Lui, je l’ai enterré dans le vêtementbleu qui est utilisé pour les actes chirurgicaux. Les autres ont été inhumés dans des linceuls blancs ou des sacs mortuaires noirs», raconte Ahmed.

Le témoignage de cet homme, qui a fait office de croque-mort, nous est parvenu par l’intermédiaire du Centre palestinien pour les droits humains, une organisation basée à Gaza. Il précise également qu’il a noté tous les noms des personnes qu’il a inhumées.

Le 15 février, alors qu’il est encore dans l’hôpital, il est mis en présence d’un officier israélien. « C’était un homme grand, à peu près 1,80 mètre, costaud, avec des cheveux blonds. Il portait deux galons sur l’épaule. Il s’est présenté comme le chef de la zone sud. Il m’a demandé d’ouvrir la morgue. Il y avait douze corps dedans, que je n’avais pas pu enterrer, raconte encore Ahmed. Et puis il m’a dit de quitter l’hôpital. Je suis parti. »

Ce même jour, le 15 février, l’armée indique chercher des dépouilles d’otages israéliens dans l’hôpital Nasser : « Nous disposons de renseignements crédibles provenant d’un certain nombre de sources, y compris d’otages libérés, indiquant que le Hamas détient des otages à l’hôpital Nasser de Khan Younès et qu’il pourrait y avoir des corps de nos otages dans l’établissement hospitalier Nasser »,affirme le porte-parole Daniel Hagari.

Le site de l’exhumation bouleversé par les recherches

Les soldats israéliens n’en trouvent aucune trace, mais ils ont, pendant leur occupation de l’établissement, retourné le sol. Un journal israélien, cité dans un long fil X du compte d’enquêtes en sources ouvertes GeoConfirmed, qui reprend les éléments diffusés sur les réseaux sociaux, indique qu’environ 400 corps déterrés de cimetières palestiniens de la bande de Gaza ont été emmenés en Israël à des fins d’identification, avant d’être rendus par le point de passage de Kerem Shalom, entre Israël et la bande de Gaza.

Plusieurs dizaines provenaient des fosses creusées dans l’enceinte de l’hôpital Nasser pendant le siège. Dans une courte vidéo postée sur Telegram et identifiée sur GeoConfirmed, une jeune femme évoque en pleurant le « vol, par l’armée d’occupation, de corps »enterrés dans le complexe hospitalier.

« Les personnes avaient été enterrées individuellement ou par petits groupes, avec leurs noms,raconte l’un des chercheurs du Centre palestinien pour les droits humains qui travaille encore sur le terrain. Les Israéliens ont profané ces cimetières improvisés et pris des corps car ils cherchaient l’ADN des otages. »

Pendant des semaines, jusqu’au retrait des troupes israéliennes le 7 avril, il est quasiment impossible d’accéder à l’hôpital.

Yamen Abou Souleiman, chef de la défense civile de Khan Younès, a indiqué lors d’une conférence de presse organisée le 25 avril à Rafah que ses services avaient reçu « des milliers d’appels de détresse depuis l’attaque israélienne contre Khan Younès ». « Nous ne pouvions pas y répondre car les Israéliens nous empêchaient de nous rendre sur place. Aussitôt qu’ils se sont retirés, nous nous y sommes précipités », a-t-il déclaré devant les journalistes. « Tous les jours, notre cellule d’urgence est contactée par des dizaines de familles qui signalent des disparitions », renchérit Raed al-Nems, du Croissant-Rouge palestinien à Rafah, contacté par Mediapart.

Les personnes qui recherchent leurs proches accourent elles aussi à l’hôpital Nasser, dans l’espoir de trouver des indices quant au sort des disparu·es. Ainsi May Zidane, que Mediapart a jointe à Rafah. Son frère Nabil a disparu le 22 janvier 2024, le jour où, fuyant l’offensive israélienne, la famille a quitté Khan Younès pour Rafah, plus au sud.

« Il était avec un autre de nos frères et un ami à l’hôpital Nasser, raconte-t-elle. Tous les moyens de communication étaient coupés. Nous n’avons pas réussi à joindre l’hôpital. Plus tard, on a eu des informations contradictoires, quelqu’un nous a dit qu’il était tombé en martyr à l’hôpital, quelqu’un d’autre qu’il avait été arrêté par les Israéliens. »

May a erré d’endroits en témoignages pour retrouver son frère : « On a contacté le Croissant-Rouge, mais ils n’ont rien pu nous dire. Quand les Israéliens sont partis, on est allés à Khan Younès. C’était effrayant, tout était détruit, il y avait des morts partout, on a trouvé des corps en décomposition. À l’hôpital Nasser, on nous a dit que Nabil était mort mais que son corps n’était pas là, puis à Rafah l’homme qui s’occupait des morts [il s’agit d’Ahmed – ndlr] nous a affirmé qu’il avait enterré Nabil lui-même. Nous sommes retournés à l’hôpital, mais nous n’avons pas pu fouiller, il y avait des débris et des voitures brûlées sur les fosses. Finalement, nous avons trouvé Nabil quand la défense civile a dégagé les dépouilles. Il était là, avec 30 autres personnes, dans une fosse à droite de la morgue. »

May a retiré le corps de son frère. Nabil, étudiant en droit et salarié d’une chaîne de droguerie-quincaillerie, « pilier de la famille » selon sa sœur, a été inhumé à nouveau, dans les règles. Elle précise que son corps était abîmé : « On aurait dit qu’un char lui avait écrasé la tête », mais qu’il ne portait pas de trace de menottes.

Questions sur dix corps

La véritable question est en effet de savoir si certaines personnes découvertes dans les trois fosses communes ont été arrêtées puis exécutées par l’armée israélienne.

En cause, dix corps. Le croque-mort affirme avoir enterré lui-même 370 personnes. S’y ajoutent les 12 qui se trouvaient dans la morgue quand il l’a ouverte à la demande de l’officier israélien. Mais ce sont 392 dépouilles qui ont été mises au jour.

Mohamed Moghier, de la défense civile de Khan Younès, a précisé auprès de Mediapart : « Nous avons trouvé trois fosses communes dans l’enceinte de l’hôpital. Certains corps avaient été enterrés pendant le siège de l’hôpital, d’autres l’ont été par l’armée d’occupation. Nous le savons car ces dépouilles n’ont pas été inhumées selon nos ritesreligieux, qui exigent que tout élément étranger soit ôté du corps avant l’inhumation. Or nous avons trouvé des dépouilles encore vêtues de tenues chirurgicales,et d’autres avec des canules. Certains corps étaient dans des sacs mortuaires bleus. Nous n’en possédons pas de cette sorte.»

« Les mains de dix corps étaient attachées avec des liens en plastique », a affirmé au Centre palestinien pour les droits humains Yamen Abou Souleiman, chef de la défense civile. « Pour l’instant, on ne peut rien prouver. On ne connaît pas la nature de ces liens,reprend le chercheur du même centre. Il faut enquêter. »

La défense civile a demandé une enquête internationale. De même que le secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Le problème, c’est que le site de l’exhumation a été largement bouleversé par les recherches, par le public, par les familles. Et jusqu’à présent, aucune équipe spécialisée en science forensique n’est entrée dans la bande de Gaza.

Gwenaelle Lenoir