« Ils n’ont épargné personne » : Le récit d’un massacre israélien à Gaza

En décembre, les troupes terrestres israéliennes sont entrées dans un immeuble d’habitation plein de gens innocents. Les survivants ont dit à Al Jazeera que les soldats avaient laissé un « bain de sang » dans leur sillage.

Yahya Anan a traversé l’endroit que sa famille appelait autrefois leur maison. Du sang séché recouvrait encore les murs et le sol. Il y avait partout des impacts de balles. Des douilles étaient éparpillées dans les escaliers et sur le sol.

« Ce fut l’une des pires journées de ma vie », a dit Yahya. Se serrant la poitrine, il s’est penché en avant et a tendu une main vers notre cameraman, lui demandant un instant.

C’était le 19 décembre 2023 quand les troupes au sol israéliennes sont entrée dans l’immeuble d’habitation de la famille Anan dans la ville de Gaza. D’après les survivants, vers la fin de la journée, au moins 11 civils avaient été tués.

Après s’être remis, Yahya a dit : « Je ne pense pas qu’il existe un être humain qui puisse oublier quelque chose comme ça. »

En collaboration avec des journalistes à Gaza, Al Jazeera en Anglais a enquêté sur un nombre d’attaques de l’armée israélienne dans le cadre de The Night Won’t End (La nuit ne finira pas), documentaire que nous avons rédigé et produit pour l’émission Fault Lines (Lignes de fracture) et qui a été présenté vendredi dernier. Alors que nous présentions les incidents qui allaient d’une attaque aérienne massive à des attaques sur des zones sécurisées, à l’assassinat de la petite Hind Rajab âgée de 6 ans, nous avons également cherché à nous concentrer sur un sujet qui n’a bénéficié que d’une couverture médiatique limitée : des accusations d’exécutions arbitraires de civils par les forces terrestres israéliennes.

C’est l’histoire de l’un de ces prétendus incidents. Nous avons vérifié les détails de l’attaque en utilisant le témoignage de six survivants, l’imagerie satellite, les messages téléphoniques et l‘enregistrement vidéo.

En décembre de l’année dernière, les troupes terrestres israéliennes avaient une solide emprise sur le nord de Gaza. Les attaques et les sièges sur des hôpitaux comme Kamal Adwan et Al Awda se sont multipliées. Les frappes aériennes avaient déjà décimé des portions significatives du nord et se poursuivaient parallèlement aux attaques terrestres.

Certaines des dizaines de personnes qui s’abritaient dans l’immeuble d’habitation des Anan ont dit à Fault Lines que, dans les journées qui ont précédé le 19 décembre, les troupes terrestres israéliennes ont assiégé le bâtiment, le bombardant et piégeant les personnes à l’intérieur.

Une résidente, qui a parlé à notre équipe et a voulu rester anonyme par peur pour sa sécurité, a dit que les troupes terrestres devaient savoir qu’il n’y avait pas de combattants armés dans l’immeuble parce que personne n’a répliqué à aucun moment. « Si quoi que ce soit devait les effrayer ou les blesser, ou si quiconque leur avait résisté ou les avait attaqués, ç’aurait été évident au cours de ces cinq journées », a dit la survivante. « Ils savaient que dans cette maison, il y avait des civils. »

La famille Salem s’abritait elle aussi dans cet immeuble. Elle avait déjà été déplacée deux fois au cours de la guerre. Ne serait-ce que la semaine précédente, elle avait survécu à une frappe arienne massive qui avait tué plus de 100 membres de leur famille élargie.

« Nous avons trouvé refuge là pour nous sauver », a dit Hiba Salem à notre équipe dans un profond soupir. Puis, elle a ri, comme si l’idée même de sécurité était ridicule.

« Les tanks et les bulldozers nous ont piégés à la porte de la maison », a-t-elle dit. « Pendant une semaine tout entière, les obus ont atterri sur notre immeuble. Nous étions piégés et ils nous tiraient dessus 24 H. sur 24 depuis le quadcopter. Nous vivions dans des circonstances très difficiles. Nous n’avions pas d’eau. La vie nous était devenue impossible. »

L’imagerie satellite de Planet Labs depuis la matinée du 19 décembre montre des tanks israéliens à environ un bloc de l’immeuble d’habitation des Anan. Quelques heures plus tard, les survivants ont témoigné que les soldats étaient entrés dans le bâtiment.

« Ils sont entrés par cette porte – ils ont fait sauter la porte et sont entrés – nous étions choqués », a dit Ahmed Anan, le père de Yahya. Les soldats étaient devant nous. Ils nous ont dit de lever les mains, nous avons levé les mains. ‘Déshabillez vous’ – nous nous sommes déshabillés. » Il était au rez-de-chaussée avec sa fille et son jeune petit-fils. Finalement, a-t-il dit, ils nous ont tous obligés à quitter l’immeuble tandis que le reste de la famille restait à l’intérieur.

« Je savais que mes enfants et le reste de ma famille étaient en haut », a-t-il dit. « qu’allaient-ils leur faire ? »

Yahya était en haut avec la majeure partie de sa famille. Il a dit que, dès que les soldats sont entrés dans leur appartement, lui et les autres ont crié qu’ils étaient des civils, encore et encore. « Ils sont entrés en tirant au hasard », a-t-il dit, marchant à travers ce qui restait de l’appartement. Tout en parlant, il a montré certaines taches de sang.

« Le premier à être tué [fut] Abu Hamdi Al-Ghalayini, le mari de ma sœur. Ça, c’est son abaya et voilà son sang. Ils lui ont tiré une balle dans la tête et l’autre dans le cœur. »

Yahya a dit qu’il avait entendu les soldats parler hébreu ainsi qu’anglais. « Mais ils n’y a pas eu de questions. Pas de ‘Comment vous appelez-vous ?’ ou ‘Quel est votre numéro de carte d’identité ?’ Rien. »

Hiba Salem s’abritait dans un autre appartement de l’immeuble quand les soldats sont entrés. Elle était avec son mari Ayman et leurs huit enfants, dont leur fils aîné, Oday.

« Ils sont allés dans chaque appartement », a dit Oday, « tirant et lançant des obus afin de trouver qui était à l’intérieur. Bien sûr, il n’y avait là que des civils. »

D’après Hiba, les soldats qui sont entrés dans leur appartement ont demandé s’il y avait des combattants. « Nous leur avons dit que nous n’avions pas de combattants de la résistance. Nous sommes tous des civils. J’ai des enfants. Ils ont emmené mon fils, un jeune homme, dans la cuisine et l’ont frappé au ventre et à la tête. » Ayman a été battu et jeté en bas des escaliers, d’après et Hiba et Oday. « Ils ont brisé la mâchoire de mon mari. Ils ont brisé cette partie de son visage », a dit Hiba, montrant d’un geste le côté de son propre visage. « Il a commencé à saigner. Ils l’ont torturé en frappant ses bras avec leur fusils jusqu’à ce qu’ils saignent. »

Ensuite, les survivants ont dit qu’ils ont été regroupés avec d’autres résidents de l’immeuble, et les femmes et les hommes ont été séparés. « Ils nous ont frappé la tête avec un grand bâton, et ils ont tiré des coups de feu juste au-dessus de nos têtes, ce qui a fait siffler très douloureusement nos oreilles », s’est souvenu Hiba. « Ils nous ont emmenées nous les femmes, trois par trois, jusqu’à une pièce à l’intérieur. Ils nous ont déshabillées et fouillées, tout en riant et se moquant de nous avec des mots grossiers. »

Les femmes avaient été séparées des hommes, mais et Hiba et une autre femme qui était là ont dit qu’elles pouvaient voir les hommes de là où elles étaient. « Ils nous ont mis dans une pièce et les hommes étaient face à nous », a dit l’autre femme, qui a souhaité rester anonyme. D’après les survivants, les hommes ont été déshabillés jusqu’à leurs sous-vêtements, puis obligés à s’agenouiller par terre.

« J’étais juste là », a dit Yahya, faisant un geste vers un point du couloir de l’appartement. « Je ne sais pas si ces marques proviennent des coups qu’ils ont tiré sur moi ou non. « J’étais allongé face contre terre. » Tout en regardant autour de lui, il a fait un geste vers l’endroit où son oncle et son cousin étaient en face de lui et vers l’endroit face à lui où était son frère Amin.

C’est après ça que les survivants ont dit que les soldats avaient commencé à tirer sur tous les hommes.

« Ils se sont mis à exécuter des gens sous nos yeux », s’est souvenu Hiba. « Ils n’ont épargné personne. Ils ont créé un bain de sang, je le jure devant Dieu. »

Au moins 11 hommes ont été tués, dont Ayman, le mari de Hiba. Le reste des hommes étaient de la famille Anan et leurs beaux-parents des familles Ghalayini et Al-Ashi. Yahya Anan et Oday Salem ont eux aussi reçu des balles, mais ils ont survécu.

« J’ai reçu deux balles ici », a dit Yahya, montrant son bras. « J’ai perdu connaissance. D’un moment à l’autre, j’allais mourir. »

Ensuite, les soldats ont quitté l’immeuble mais sont restés à l’extérieur. Les femmes étaient encore ensemble, dont Hiba et ses trois filles. Puis, quelques minutes plus tard, les survivants ont dit que les soldats ont commencé à tirer sur le bâtiment depuis l’extérieur.

Rula Salem, fille aînée de Hiba, a dit qu’elle s’était blottie dans un coin, tenant Nada, sa petite sœur de 4 ans, sur ses genoux. « Le pilonnage a cessé quand le quadcopter à commencé à tirer », a dit Ruda, 19 ans. Elle a continué de se cramponner à Nada pendant l’attaque. Sa sœur pleurait et demandait à boire. « Je lui ai dit, ‘Attends chérie. Quand ce sera fini, je te trouverai de l’eau.’ Je ne savais pas qu’à ce moment là, elle rendait l’âme. »C’est lorsque l’attaque a pris fin qu’elle a réalisé que sa sœur avait été tuée.

D’après Hiba et Rula, Nada a été tuée par un éclat d’obus pendant l’attaque. « Un éclat d’obus est entré dans ses yeux alors qu’ils étaient ouverts », a dit Hiba. « Ma fille a été tuée alors qu’elle regardait. »

Après le départ des soldats, les survivants ont essayé de trouver de l’aide. L’une des sœurs de Yahya qui a survécu à l’attaque a envoyé un message à un groupe de discussion dont faisaient partie des parents, leur racontant ce qui s’était passé.

Fault Lines a revu le texte des messages qu’elle a envoyé vers 22 H.15 heure locale. Dans les messages, elle dit que les membres de sa famille « sont tous devenus des martyrs. Et nous sommes maintenant coincés dans la maison avec des blessures. »

Parmi les personnes qui ont reçu ces messages, il y a Shadi Anan, le frère de Yahya qui vit en Algérie. Il s’est efforcé d’assimiler la nouvelle que tant de membres de sa famille avaient été tués. « J’ai entendu les nouvelles, mais mon cerveau ne s’est mis à fonctionner qu’au bout d’un quart d’heure », s’est-il souvenu avoir entendu ce qui s’était passé par sa sœur. « Ils ont exécuté son mari et trois enfants devant elle. »

Après avoir appris ce qui s’était passé, Shadi a commencé à réfléchir au moyen de trouver de l’aide pour sa famille. Il a envoyé des messages vocaux à d’autres personnes à Gaza, essayant de trouver un moyen de joindre le Croissant Rouge de Palestine ou quiconque dans la région qui pourrait aider, mais personne n’en avait la possibilité. Dans l’un des messages vocaux, sa voix est manifestement désemparée alors qu’il demande à quiconque d’aller les voir. « La zone était assiégée et extrêmement dangereuse. Mais nous avons essayé d’envoyer un appel à cause des blessés pour tenter de trouver un moyen de sauver certains d’entre eux. »

Pendant ce temps, Yahya a fini par se réveiller. « Ce n’est qu’après avoir émergé des bruits du bombardement sur l’immeuble que j’ai réalisé que je gisais par terre entre les martyrs », a-t-il dit.

Regardant ce qui l’entourait pendant son interview, il s’est demandé si le sang encore visible venait de son oncle, de son frère, ou des deux. Après son réveil, Yahya a également réalisé qu’il avait été blessé au bras. « Je me suis levé avec beaucoup de difficulté et ai rampé jusqu’aux femmes. Alors elle m’ont repéré, je ne sais pas très bien qui m’a repéré parce qu’il faisait sombre. Elle a enroulé un foulard autour de mon bras, ce qui a mis fin au saignement. »

Il a essayé de marcher, mais c’était trop difficile de progresser dans le bâtiment. « J’ai glissé trois fois sur les martyrs, à cause du sang. »

Les survivants sont restés dans l’immeuble jusqu’au lendemain, essayant de déterminer si sortir était sûr. « J’ai porté ma petite sœur sur mes épaules », a dit Oday, se rappelant quand ils avaient décidé d’évacuer l’immeuble. « J’ai aidé mon autre sœur à s’appuyer sur moi. Et ma maman était blessée au visage. »

Yahya était encore dans l’immeuble quand les autres l’ont quitté, incapable de partir à cause de sa blessure et du sang perdu. Mais finalement, des civils sont entrés dans le bâtiment, a-t-il dit. Les hommes qui sont entrés dans l’immeuble ont tourné une vidéo pendant leur traversée. Fault Lines a visionné la vidéo, qui fait voir les corps de plusieurs hommes dénudés. On voit aussi brièvement le corps de Nada Salem. Alors que les hommes traversent les appartements, naviguant entre les cadavres et les mares de sang, ils arrivent finalement dans une pièce où on peut voir Yahya allongé sur un lit. « Ils m’ont tiré sur le drap et m’ont sorti de l’immeuble. »

Ensuite, on l’a emmené à l’hôpital Al-Shifa, où les autres survivants étaient eux aussi arrivés. Une équipe de journalistes d’Al Jazeera était là et a filmé les survivants en train de raconter ce qui s’était passé la veille.

On peut voir Yahya couché en train de parler à la caméra. « La première personne qu’ils ont frappée, c’est Abu Hamdi, le mari de ma sœur », a-t-il dit dans le reportage. « Ils lui ont tiré dessus alors qu’il disait ‘Civils’. »

Hiba a elle aussi été filmée. Son visage est visiblement blessé alors que l’équipe médicale la soigne ainsi que ses enfants. « J’ai une balle dans la main. Il y a une balle dans la tête de ma fille », a-t-elle dit dans la vidéo. « Mon fils ne peut pas voir. Ma plus jeune fille a été tuée, et mon mari, ils l’ont exécuté. »Dans une vidéo tournée peu avant l’enterrement de son mari Aylan, les blessures sur son visage, consécutives à l’attaque, sont visibles.

Les Forces de Défense Israéliennes n’ont pas répondu à la demande de commentaires sur les accusations concernant l’attaque.

« Mon mari me faisait me sentir en sécurité. J’ai passé toute ma vie avec lui, dans ses moindres détails, toute sa signification », a dit Hiba à notre équipe à Gaza. Comme toutes les familles avec qui nous avons parlé pour notre documentaire, ceux qui ont survécu à cette attaque restent hantés par ce qu’ils ont vécu, et par ce qu’on leur a pris : une famille et des amis chéris, leur maison pleine de souvenirs, et les rêves pour l’avenir de leurs enfants et ce qu’ils auraient pu être.

« Je n’ai pas pu attendre qu’elle grandisse », a dit Hiba de sa fille Nada. « Son seul souhait, m’avait-elle dit, était que je lui trouve un sac à dos et que je l’emmène à l’école. Elle me disait toujours ça. Chaque fois que je pense à eux, mon cœur se brise. »

Alors que Yahya marchait à travers l’immeuble d’habitation, on pouvait voir dans ses yeux l’impact profond et persistant de l’attaque. « Ils ont toutes les armes et vous êtes un civil sans défense. Vous n’avez rien et vous n’avez rien fait. Et en un instant, la plus grande partie de votre famille est exécutée. » Son frère Amin est l’un des onze hommes qui ont été tués. « Je veux que le temps remonte en arrière », a-t-il dit, parcourant des yeux les ruines de l’ancien foyer de sa famille où tant de ses êtres chers ont été tués.

« Je n’imaginais pas qu’un jour, qu’en un instant, ils détruiraient tout. »