Lorsque des enfants sont arrêtés pour avoir manifesté, le système israélien de détention à domicile entraîne un bouleversement de la vie familiale et une interruption de la vie scolaire
La route qui mène de Jérusalem à la Cisjordanie offre un paysage lugubre. Courant le long du mur de séparation gris et austère, elle borde un terrain vague broussailleux qui s’étend jusqu’au check point de Qalandia, parsemé de petits commerces, de concessions de voitures d’occasion et de ferrailleries.
Depuis plus de deux mois, l’une de ces concessions automobiles sert de maison à Mohammed Suyuri. La plupart du temps, le jeune homme, âgé de 16 ans, y reste confiné 24 heures par jour, dans l’impossibilité de s’aventurer au-delà de la clôture métallique qui entoure le parking. Seuls une télévision et quelques clients lui font passer le temps.
Le fait d’être piégé dans ce no-mans land semi-industriel a rendu Mohammed, un adolescent normal de Jérusalem-Est, frustré, confus, en colère. Mais surtout, il s’ennuie.
Accusé d’avoir jeté des pierres près de sa maison à Ras al-Amud, à proximité de la vieille ville de Jérusalem, Mohammed a été assigné à résidence en décembre. Il a déjà fait face à une série déroutante de comparutions, d’emprisonnements et de renvois d’audience. Comme pour la plupart des enfants dans son cas, l’adresse de son assignation à résidence doit être différente de celle de son domicile familial. Il s’est donc retrouvé dans le bureau de son père – une caravane sujette aux intempéries dans un coin de la concession automobile – qui fait maintenant office de maison et de prison.
« Je ne vais nulle part, je suis coincé dans un seul et même endroit », explique Mohammed à Middle East Eye (MEE). Le visage rond, vêtu d’une tenue de sport grise, il est aussi agité et prudent que n’importe quel adolescent de 16 ans. « J’aide mon père, je travaille, j’étudie. La nuit, j’essaye simplement d’aller dormir. »
Les choses ont commencé à aller mieux pour Mohammed lorsque le tribunal a décidé fin janvier qu’il serait désormais autorisé à aller en cours – un droit qui lui avait été refusé jusqu’alors. Les conditions fixées par la cour étaient cependant difficiles : son père doit assurer ses trajets entre l’établissement scolaire et la concession, et la famille a dû payer 2 500 dollars de caution, en plus des 750 dollars qu’ils avaient dû avancer en frais de tribunal et en amendes.
L’adolescent est plus heureux maintenant que sa vie ressemble davantage à une vie normale, mais cela reste éprouvant. Rattraper le travail a été difficile : sa famille dit qu’il a toujours été bon à l’école mais après avoir manqué les cours pendant deux mois, Mohammed a l’impression d’avoir pris beaucoup de retard par rapport à ses camarades.
« Je suis la seule personne autorisée à l’emmener où que ce soit », indique le père de Mohammed à MEE. « Il est autorisé à aller à l’école et à en revenir, il n’a pas le droit de quitter la concession. C’est tout. Je suis ici avec lui tout le temps : je dois le réveiller et l’emmener à l’école tous les jours. »
« Tout ce stress n’était pas nécessaire », déplore-t-il. « Ils ont gâché la vie de mon fils alors qu’il n’a rien fait de mal. »
Mohammed fait partie des centaines d’enfants qui ont été assignés à résidence à Jérusalem-Est ces derniers mois. D’après l’organisation pour les droits des prisonniers Addameer, le nombre d’enfants assignés à résidence a grimpé en flèche l’été dernier, causé au moins en partie par les vastes mesures de répression prises à l’encontre des résidents palestiniens de Jérusalem, résultant en des centaines d’arrestations et d’emprisonnements. Des centaines de Palestiniens ont été arrêtés à Jérusalem pendant le second semestre 2014 et, le mois dernier, soixante-dix-sept Palestiniens habitant la ville ont été arrêtés, dont trente-trois enfants.
Bien qu’il semble y avoir une augmentation du nombre de cas, il est difficile de trouver des statistiques précises sur le nombre d’enfants assignés à résidence. Souvent, les enfants sont confinés chez eux pour de courtes périodes, tandis qu’ils attendent, par exemple, des précisions sur les accusations portées à leur encontre ou le traitement de leur affaire, et les détails de leur assignation à domicile sont perdus dans les dossiers.
Randa Wahbe, chargée de plaidoyer à Addameer, s’occupe des affaires d’assignation à domicile et travaille avec d’autres associations en vue de coordonner le recensement des cas et rassembler des statistiques concluantes. Alors que les alternatives à l’emprisonnement sont parfois perçues comme des mesures plus humaines pour les jeunes, Wahbe pense que ce n’est qu’un autre mécanisme d’occupation.
« Ces mesures sont tellement complexes, dans la façon dont elles fonctionnent, leurs effets psychologiques. C’est pourquoi nous ne disons pas que les assignations à domicile sont ‘’meilleures’’ – elles sont différentes, ont des effets et des complications différents », explique-t-elle.
« Quand un enfant est en prison, le rôle de la police est clair : c’est elle qui garde l’enfant emprisonné. C’est elle qui contrôle l’enfant. Mais dans le cadre d’une assignation à domicile, c’est aux parents de le faire. Les parents ou gardiens deviennent les geôliers, et cela crée de l’animosité au sein de la famille », poursuit-elle. « Les conditions stipulent souvent que l’enfant doit être assigné à résidence dans un autre quartier. Cela signifie que les parents doivent prendre des dispositions pour le séjour de l’enfant. Cela peut également engendrer des difficultés financières pour les parents. »
Pour Mohammed et son père, les difficultés particulières à cette forme d’arrestation ont été fortement ressenties. Ils plaisantent, disant qu’ils ont passé beaucoup de temps ensemble au cours des derniers mois, mais les circonstances sont pour le moins stressantes. Mohammed doit dormir dans une petite chambre de deux mètres carré, pas plus, derrière le bureau de la concession, alors que son père couche sur un canapé utilisé le jour par les clients. Lorsque son fils n’est pas à l’école, c’est sa responsabilité en tant que gardien de superviser en permanence ses allées et venues.
Après des mois d’isolement social, les petits gestes de soutien n’ont pas l’air de procurer grand-chose à Mohammed. Son isolement ne semble que s’accroître avec le temps. « Mes amis savent que je déprime et ils viennent ici de temps en temps, mais ils savent qu’ils ne peuvent pas vraiment aider », explique-t-il. « Ça me manque de ne pas voir ma famille comme d’habitude. Ils viennent juste me voir ici au magasin quelques fois par semaine. C’est difficile. »
Pour la famille aussi, avoir l’un de ses membres enfermés génère une tension profonde. Le mois dernier, raconte le père de Mohammed à MEE, la famille voulait planifier un voyage à Jaffa, au bord de la mer, pour un pique-nique et un barbecue de poissons – une opportunité de passer du temps en famille. « Ma fille voulait vraiment y aller et a commencé à pleurer. Mais je sentais que nous ne pouvions pas aller nous amuser sans mon fils », observe-t-il. « A chaque fois que nous voulons sortir et faire quelque chose en famille, nous sentons que nous ne pouvons pas le faire à cause de cette situation. A tel point que Mohammed se sent coupable de causer des problèmes à notre famille, alors que bien évidemment ce n’est pas le cas. »
Comme chaque cas d’assignation à domicile, celui-ci est unique : une combinaison particulière d’obstacles et d’ambiguïtés qui ne font qu’amplifier le stress de la famille concernée. Depuis son arrestation en novembre dernier, Mohammed a été emprisonné, interrogé et transféré sans répit de poste de police en poste de police, de comparution en comparution, laissant sa famille perdue et désespérée.
Aujourd’hui, la famille a le sentiment qu’il y a de la lumière au fond du tunnel. Mohammed doit comparaître devant le tribunal dans le courant du mois, et son père est optimiste quant au jugement.
Mais l’expérience a été un choc, et souvent la fin de la détention ne signifie pas la fin des difficultés pour les enfants comme Mohammed. Lorsque qu’ils retournent à la vie normale après avoir subi une détention de n’importe quel type, explique Randa Wahbe, ils font souvent face à des problèmes d’adaptation à leur ancienne vie. Il n’y a quasiment pas de soutien de la part des autorités après la détention : en retard au niveau scolaire et social, et souffrant souvent de stress post-traumatique après les abus des interrogatoires, les enfants détenus sont plus enclins que d’autres à abandonner les cours.
« Nous avions l’impression d’être en enfer. J’ai fermé mon magasin. Chaque jour, du matin au soir, j’étais au palais de justice », relate le père de Mohammed à MEE. « J’avais l’impression d’être dans un film. Je n’ai jamais pensé un seul jour que Mohammed serait arrêté. Je n’ai jamais pensé une seule fois qu’il irait en prison. C’est un bon garçon. »