Une cible à la fois : la logique qui a aidé les libéraux israéliens à commettre un génocide

En attachant un objectif militaire à chaque acte d’assassinat, les Israéliens de tous bords ont pu participer au massacre sans mettre en question la moralité de leurs actions.

Quelques mois après le 7 octobre, je me suis inscrit à un cours d’introduction sur les génocides à l’Université ouverte d’Israël. L’enseignant a commencé son premier cours en nous disant — environ 20 juifs israéliens étaient réunis sur zoom — qu’à la fin du semestre nous comprendrions exactement ce qu’implique un génocide et que nous serions capables d’expliquer pourquoi Israël n’était pas en train de commettre un génocide à Gaza.

En résumé, son argument était le suivant : au pire, Israël pourrait détruire Gaza, mais ses actions sont dirigées vers des objectifs militaires, plutôt que par « une intention de détruire » un groupe spécifique « en tant que tel », comme le décrit la Convention sur le génocide. Sans cette intention, a-t-il conclu, le terme génocide ne s’applique pas.

Au cours des deux dernières années, j’ai publié de nombreuses enquêtes exposant les détails de la politique de tir à vue d’Israël à Gaza, dont plusieurs ont aidé à nourrir les allégations juridiques de génocide. Quand l’Afrique du Sud a intenté une action en justice contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) en janvier 2024, elle reposait en partie sur notre exposé de novembre 2023 révélant la campagne d’assassinats de masse d’Israël, basée sur l’IA et ciblant les maisons de supposés militants. Quand un comité des Nations Unies a lui aussi atteint la conclusion le mois dernier qu’Israël a commis un génocide, il s’appuyait en partie sur une autre de nos enquêtes montrant que plus de 80% des morts de Gaza étaient des civils, selon une base de données interne du service de renseignements israélien.

Pourtant, peu parmi les dizaines de soldats et officiers auxquels j’ai parlé au cours de ces enquêtes, dont beaucoup ont servi volontairement de lanceurs d’alerte, se voyaient eux-mêmes comme des participants à un génocide. Quand les officiers et les commandants du renseignement ont décrit le bombardement de maisons familiales à Gaza, ils ont souvent fait écho à la logique de l’enseignant de l’université : Certes, nous avons peut-être commis des crimes, mais nous n’étions pas des meurtriers parce que chaque action avait un objectif militaire spécifique.

Par exemple, après le 7 octobre, l’armée a autorisé les soldats à tuer jusqu’à 20 civils pour réussir à assassiner une personne soupçonnée d’être un agent de bas niveau du Hamas, ou des centaines de civils quand ils ciblaient des personnalités de premier plan. La grande majorité de ces assassinats se sont produits dans des maisons civiles où n’avait lieu aucune activité militaire. Mais pour la plupart des soldats à qui j’ai parlé, la simple existence d’une cible militaire alléguée, même dans des cas où le tableau dressé par les renseignements était trouble, justifiait virtuellement n’importe quel nombre de morts résultant de leur action.

Moment où une frappe aérienne israélienne frappe une maison dans le camp de réfugiés d’ Al-Shati, à l’ouest de la ville de Gaza, 28 septembre 2025. (Fathi Ibrahim/Flash90)

Lors d’une autre enquête, un soldat m’a décrit comment son bataillon utilisait des drones contrôlés à distance pour tirer sur des civils palestiniens, y compris des femmes et des enfants, alors qu’ils essayaient de retourner dans leurs maisons détruites, dans une zone occupée par l’armée israélienne, tuant 100 Palestiniens non armés en l’espace de trois mois. L’objectif, m’a-t-il expliqué, n’était pas de les tuer gratuitement, mais de maintenir le quartier vide, et donc plus sûr pour les soldats qui y étaient stationnés.

Une autre soldate a raconté qu’elle avait participé au bombardement d’un bloc résidentiel entier, comprenant plus de 10 bâtiments d’appartements à plusieurs étages et un gratte-ciel, tous remplis de familles. Elle savait à l’avance qu’en faisant cela, son équipe et elle tueraient probablement quelque 300 civils. Mais l’opération, a-t-elle expliqué, était basée sur des renseignements suggérant qu’un commandant relativement important du Hamas pourrait être caché quelque part sous l’un de ces bâtiments. Même sans information plus précise, ils ont détruit toute la zone dans l’espoir de le tuer.

La soldate concédait que l’attaque équivalait à un massacre. Mais selon elle, ce n’était pas l’intention : l’objectif était de frapper le commandant, qui aurait même pu ne pas se trouver là.

 Ce cadrage orienté sur la mission a joué un rôle crucial pour permettre à des Israéliens ordinaires de participer à un génocide — peut-être plus que la seule obéissance, qui est d’habitude supposée être le principal motivateur dans de tels contextes. En envisageant chaque acte de violence comme une tâche isolée, qu’elle consiste à cibler un agent du Hamas ou à assurer la sécurité d’un périmètre, les soldats pouvaient éviter de faire face à leur rôle dans le massacre massif de civils.

Cet état d’esprit devient aussi plus facile à maintenir dans une ère d’intelligence artificielle et de big data. Ces technologies peuvent rassembler et analyser des renseignements sur une population entière presque instantanément, cartographiant des bâtiments et leurs occupants avec une prétendue précision. Ainsi, elles produisent un flot sans fin de justifications militaires apparentes, créant un vernis de légalité pour une politique de meurtres de masse. L’IA a, de fait, permis à Israël de transformer une pierre angulaire du droit international — l’obligation d’attaquer seulement des cibles militaires — en un outil qui légitime et accélère le massacre même qu’elle était conçue pour empêcher.

Des Palestiniens pleurent des proches tués dans une attaque israélienne alors qu’ils attendaient de l’aide humanitaire, à l’hôpital Al-Shifa, ville de Gaza, 21 août 2025. (Yousef Zaanoun/Activestills)

Des motifs superposés

Alors qu’un fragile cessez-le-feu négocié par les États-Unis prend effet à Gaza, les efforts internationaux pour garantir reddition de comptes et justice continueront à pleine puissance. L’action de l’Afrique du Sud à la CIJ se poursuit, Israël et ses supporters — dont les gouvernements occidentaux — cherchant à discréditer les accusations de génocide pour écarter les conséquences juridiques d’un tel jugement. En faisant cela, ils continueront à indiquer les objectifs militaires qu’ils affirment se trouver derrière chaque attaque spécifique, comme l’armée le fait régulièrement en réponse à nos reportages.

La tendance des coupables de génocide à invoquer la « sécurité » comme justification à la violence de masse est bien documentée, rationalisant des actes de brutalité dans un cadre plus large d’auto-défense. Les attaques d’Israéliens ont été indéniablement menées en pleine connaissance du fait qu’ils conduiraient à la destruction d’un autre peuple. Le résultat est un nombre des morts palestiniens dont on estime qu’il dépasse 100 000, et l’oblitération presque totale de la Bande de Gaza.

Pourtant, se focaliser seulement sur la manière dont tous les actes individuels de violence se sont accumulés pour créer une réalité globale de génocide passe aussi à côté du problème. Pour beaucoup de dirigeants d’Israël, la mort et la destruction de masse étaient l’intention. Affamer délibérément 2 millions de personnes ou abattre des demandeurs d’aide humanitaire, raser systématiquement des villes entières et travailler activement à une expulsion de masse, il est parfaitement clair que l’annihilation des Palestiniens de Gaza était un objectif en lui-même.

Particulièrement après qu’Israël a fait voler en éclats le précédent cessez-le-feu en mars, la possibilité qu’il pourrait exister quelque objectif militaire est devenue encore plus ténue. Ce qui restait était une pure logique meurtrière que l’armée s’est rarement souciée de justifier en termes militaires.

Cette motivation était claire non seulement dans les actions mais aussi dans les paroles. Comme le Premier ministre Benjamin Netanyahou l’a dit en mai : « Nous continuons à démolir des maisons ; ils n’ont nulle part où revenir. Le seul résultat logique sera le désir des Gazaouis d’émigrer hors de la Bande de Gaza. » L’ancien chef du renseignement militaire Aharon Haliva a poursuivi avec des détails encore plus brutaux : « Pour tout ce qui est arrivé le 7 octobre, pour chacun de nous mort le 7 octobre, 50 Palestiniens doivent mourir. Cela n’a maintenant plus d’importance — que ce soit des enfants ou non. Je ne parle pas au nom de la vengeance mais comme un message aux générations futures. Ils ont besoin d’une Nakba de temps en temps pour comprendre le prix à payer. »

Des soldats israéliens se tiennent du côté israélien de la frontière avec la Bande de Gaza, le 28 août 2025 r (Tsafrir Abayov/Flash90)

Mais, de manière cruciale, les motifs orientés vers une mission et les motifs génocidaires ne s’excluaient pas mutuellement ; au contraire, ils se renforçaient. Et ce chevauchement a élargi la base de ceux qui étaient volontaires pour participer au massacre.

Les soldats ouvertement génocidaires — et il y en avait beaucoup — ont rasé la ville de Rafah jusqu’au sol pour nettoyer ethniquement les Palestiniens, pendant que ceux qui avaient une image plus progressiste d’eux-mêmes l’ont détruite pour créer une « zone tampon de sécurité ». Haliva a vu le bombardement des maisons familiales comme un acte de vengeance, tandis que les soldats qui étaient plus troublés par une telle justification pouvaient se dire à eux-mêmes que c’était fait pour frapper une cible présente à l’intérieur.

La mentalité axée sur des missions fragmente la destruction des gens et des lieux en des milliers d’actes isolés, chacun étant justifié en ses propres termes, et aucun n’étant reconnu comme faisant partie d’une campagne plus vaste de génocide. Elle permet à certains de ceux qui y participent d’ignorer l’intention globale, alors même que des dirigeants comme Netanyahou et Haliva l’explicitent ouvertement. Pour inverser le vieux proverbe : en se focalisant sur chaque arbre, ils ignorent la forêt du génocide.

Le génocide comme cadre moral

Ce qui est au cœur de toutes ces justifications est la déshumanisation des Palestiniens. Les soldats qui ont massacré 300 personnes pour tuer un unique agent du Hamas m’ont dit que probablement ils ne l’auraient pas fait si un seul enfant juif avait été dans le bâtiment.

La déshumanisation va dans deux directions. Non seulement elle enfle la victime comme une menace monstrueuse, elle fait aussi l’inverse — les réduire en poussière, les rapetisser jusqu’à ce qu’ils disparaissent. C’est la manière dont un soldat exécutant une mission définie peut justifier l’assassinat de 300 personnes. Ces personnes ne sont pas considérées comme 300 êtres humains uniques, mais seulement comme des points de données dans un logiciel qui calcule « les dommages collatéraux ».

Beaucoup de juifs israéliens ont compris les développements de ces deux dernières années dans le langage de l’Holocauste. Un ami d’enfance qui est devenu un officier de carrière dans l’armée et qui ne me parle plus, a écrit sur Facebook qu’avant le 7 octobre, il s’assurait d’assister à des témoignages publics de survivants de l’Holocauste « pour être aussi effrayé que possible » et ainsi de « trouver un but à son travail ». Après le massacre du Hamas, qu’il voit comme l’oeuvre de Nazis actuels, il a écrit qu’il peut maintenant comprendre en profondeur la douleur des survivants de l’Holocauste.

Des Palestiniens retournent vers ce qui reste de leurs maisons, dans le quartier de Sheikh Radwan de la ville de Gaza, 11 octobre 2025. (Yousef Zaanoun/Activestills)

D’autres en Israël et dans le monde — moi inclus — avons regardé le massacre par Israël des civils, les enfants affamés de Gaza, les fosses communes, et le déplacement forcé sans fin et nous avons pensé ces mêmes événements dans la perspective opposée.

Il est frappant que l’imagerie de l’Holocauste puisse servir à la fois à justifier la destruction de Gaza et à y résister. Ce paradoxe parle à la puissance du génocide comme langage moral dominant de notre temps et au fait que les Palestiniens doivent souvent traduire leurs souffrances dans ce langage pour être même entendus comme victimes.

Pourtant voir les deux dernières années non seulement à travers le prisme du génocide mais aussi comme une deuxième Nakba — un projet durable d’effacement visant à détruire à la fois un peuple et l’espace qu’il habite — pourrait nous rapprocher d’une compréhension de la nature des actions d’Israël. Alors que le génocide est souvent compris comme une violence pour elle-même, la Nakba représente une violence avec un but : qu’un peuple soit supprimé et remplacé.

Et pourtant, en tant que juif israélien confronté aux horreurs des deux dernières années, je ne peux m’empêcher de penser dans les termes de l’Holocauste. La destruction de Gaza m’a permis de mieux comprendre non seulement les histoires des victimes mais aussi des coupables — la majorité silencieuse qui a facilité les atrocités par leurs actions et les histoires qu’ils se racontent à eux-mêmes pour tout justifier.

Une version de cet article a été publiée d’abord en hébreu sur Local Call. Lisez-la  ici.

Yuval Abraham est un journaliste et réalisateur basé à Jérusalem.