Les détracteurs de la politique israélienne prennent le risque de se faire appeler antisémites, ou pro-terroristes ; une chasse aux sorcières contemporaine ?
Le film « Trumbo », avec en vedette Bryan Cranston dans le rôle du scénariste hollywoodien Dalton Trumbo, lauréat du Prix de l’académie, raconte l’histoire sordide et tragique de la chasse aux sorcières anticommuniste, communément appelée la « Red Scare » (la Peur des Rouges), et de ceux qui furent soupçonnés d’être communistes. Elle avait comme instrument au Congrès la Commission de la Chambre sur les activités anti-américaines (HUAC), qui fut créée en 1938 et ne fut dissoute officiellement qu’en 1975, qui assignait à comparaître des personnes, les faisait venir à la barre, et exigeait d’elles qu’elles répondent à une question centrale : « Êtes-vous, ou avez-vous déjà été, membre du Parti communiste ? ». Il faut garder à l’esprit qu’être membre du Parti communiste n’était pas illégal. À cet égard, la Red Scare n’avait aucune affiliation politique, c’était pire : elle touchait aux idées, et à la pensée.
Malheureusement, la persécution de ces gens soupçonnés de sympathies communistes s’est poursuivie pendant des années, détruisant d’innombrables carrières et vies. Pas seulement dans le monde du spectacle, mais aussi dans le milieu universitaire, chez les travailleurs syndiqués, et ailleurs. Les gens étaient placés sur des « listes noires », renvoyés de leur travail et stigmatisés, voire souvent, emprisonnés.
À la fin, le film « Trumbo » laisse entendre que c’est une page qui se tourne à ce moment de l’histoire, et qu’il est naturel de croire que nous avons laissé de tels jours derrière nous. Mais ce n’est pas totalement exact. Pour avoir une idée de la version d’aujourd’hui de la liste noire, j’ai discuté avec d’éminents universitaires qui ont passé, à l’époque, quelque temps dans une prison fédérale, comme Trumbo, pour avoir refusé de témoigner devant la HUAC.
Chandler Davis, mathématicien et écrivain américain-canadien de renom, fut l’un des trois professeurs de l’université du Michigan à être licenciés après leur refus de témoigner. Après six mois d’emprisonnement, en 1960, Davis fut libéré du pénitentiaire fédéral de Danbury et partit pour le Canada, où il enseigna pendant plusieurs décennies à l’université de Toronto. Cette année-là, il écrivit un essai brillant et émouvant, « From an Exile » (« Depuis l’exil »), qui raconte avec passion son acceptation pour un poste d’enseignant à Michigan, frais émoulu d’Harvard avec son doctorat :
« Cependant, il arriva qu’un été, dix membres éminents de ma faculté se réunirent (deux réunions de cinq à la fois) et qu’unanimement, ils me déclarèrent coupable d’être « fourbe, rusé, et sinueux, ce qu’on ne peut guère attendre d’un collègue d’université ». J’avais refusé, d’abord devant la Commission de la Chambre sur les activités anti-américaines et ensuite devant ces jurys de professeurs, de répondre oui ou non à la question, étais-je communiste ? Les jurys pouvaient supposer (dans ce contexte et en cette année 1954) que leur recommandation pour mon licenciement signifierait mon expulsion totale de la profession. »
Dans cet essai, Davis soutient également que les universités qui étouffent les désaccords tueront toute vitalité intellectuelle. À la place, Davis admoneste les universités :
« Vous devez faire bon accueil à un désaccord ; vous devez bien accueillir un désaccord qui est sérieux, systématique, militant, pas seulement le ludique, le capricieux, ou l’éclectique ; vous devez l’évaluer suffisamment, pas simplement pour vous abstenir de l’exclure par vous-mêmes, mais pour refuser qu’il ne vous soit arraché par des gens de l’extérieur. »
À la lecture de cette dernière phrase, on ne peut s’empêcher de penser au cas récent de Steven Salaita, qui fut licencié de son poste à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign, pour une large part à l’instigation de donateurs fortunés qui furent mécontents de ses déclarations sur les médias sociaux, virulentes et tranchées, critiquant l’attaque d’Israël sur la bande de Gaza en 2014. Davis lui-même fut un critique intarissable et obstiné du déni d’Israël des droits humains des Palestiniens – chaque vendredi, pendant les 13 années passées, il a animé un groupe en une manifestation silencieuse devant le consulat israélien à Toronto. J’ai demandé à Davis de commenter la chasse aux sorcières d’aujourd’hui contre la critique d’Israël. Il répond :
« La liberté perdue quand des milices s’en prennent à un professeur qui s’exprime librement ne se limite pas à la liberté de ce seul professeur. Pour chaque professeur dont la fonction est attaquée, il y en a des douzaines dont les invitations à prendre la parole sont annulées afin d’échapper à la controverse ; et ils sont des centaines et des centaines à surveiller leurs propos pour éviter d’être pris à parti. Les conférences annulées, ou même les opinions non exprimées, s’ajoutent à une perte qui peut devenir énorme. Regardez vous-mêmes ! Si Steven Salaita et Norman Finkelstein obtiennent de réintégrer leur fonction universitaire, la victoire ne sera que partielle, à moins que nous tous, nous surmontions les inhibitions que les agressions sont censées nous imposer. Il sera toujours de notre devoir de maintenir un débat critique sur Israël/Palestine. »
Liz Jackson, de Palestine Legal, approuve :
« Comme avec la Red Scare, quiconque en 2015 veut prendre une position publique qui puisse être perçue comme une critique de la politique israélienne doit en mesurer les risques, personnels et professionnels. Nous appelons cela le nouveau maccarthysme. Vais-je être diffamée et faussement accusée d’être antisémite ou pro-terroriste ? Vais-je perdre mes moyens de vivre, et ma réputation ? Comment les miens seront-ils touchés ? Puis-je risquer de compromettre le financement d’autres projets importants dans lesquels je suis engagée ? Telle est la réalité. Quiconque veut interpeller la politique israélienne doit se demander s’il peut prendre le risque des conséquences pratiques de se trouver sur une liste noire. »
Un rapport intitulé « L’exception Palestine à la liberté d’expression », produit par le Centre pour les droits constitutionnels et par Palestine Legal, fait le constat suivant :
« Entre janvier 2014 et juin 2015, Palestine Legal a réagi à près de 300 incidents répressifs ; 85 % d’entre eux ciblaient des étudiants et des professeurs, sur un total de plus 65 campus universitaires U.S. Cette tendance comporte des implications importantes tant au regard du Premier Amendement que des principes démocratiques comme la liberté d’expression, sans parler de la mission de l’enseignement supérieur d’aider au développement de la pensée critique. Le rapport présente dans les grandes lignes les tactiques – notamment l’annulation d’évènements, les plaintes juridiques sans fondement, les actions disciplinaires administratives, les licenciements, et les accusations fausses et incendiaires de terrorisme et d’antisémitisme – qu’utilisent les organisations de défense d’Israël, les universités, les acteurs gouvernementaux et d’autres institutions, contre les militants. »
Pour y répondre, la Campagne U.S. pour le boycott académique et culturel d’Israël a mis en place des ressources pour la défense académique.
Entre-temps, que se passe-t-il dans l’industrie cinématographique d’aujourd’hui ?
L’an dernier, Penélope Cruz, Pedro Almodóvar, Javier Bardem et d’autres, ont écrit une lettre ouverte à un journal espagnol pour dénoncer le bombardement d’Israël sur Gaza. Confrontés à des critiques sévères et accusés d’antisémitisme pour avoir agi ainsi, Cruz et Bardem ont insisté pour que leur lettre soit prise comme un appel à la paix. Lily Rothman, dans le Time, a parlé du contrecoup subi après un tweet #FreePalestine de Zayn Malik, et même l’AP s’est sentie obligée de revoir complètement un tweet qu’elle avait postée critiquant Israël.
Pourtant, le magazine Hollywood Reporter apporte sa contribution avec un article intitulé « Pourquoi le nouvel Hollywood est-il plus disposé à mettre en doute la politique d’Israël ». Il nous rappelle que « des tireurs d’élite s’étaient postés sur la terrasse du Pavillon Dorothy Chandler en 1978 alors que (Vanessa) Redgrave assistait à la cérémonie des Oscars, suite aux menaces de mort qu’elle avait reçues pour son soutien aux Palestiniens », mais il met en avant ceci « Aujourd’hui, les célébrités états-uniennes qui tweetent sur Gaza n’ont en retour qu’un peu plus que des ripostes cinglantes ». Peut-être est-ce là un signe positif, qu’une chose comme la liste noire ne se reproduira pas à Hollywood, que celui-ci a tiré les leçons des Dix d’Hollywood. Alors, maintenant, nous nous devons d’espérer la même chose pour l’université.