Trois Officiers et un Philosophe au sein du Comité secret de l’armée israélienne qui décide de qui est objecteur de conscience

Les défenseurs des droits humains disent que même Martin Luther King et le Mahatma Gandhi n’auraient pas été reconnus objecteurs de conscience sur la base de la définition du terme par l’armée israélienne.

Les défenseurs des droits humains disent que même Martin Luther King et le Mahatma Gandhi n’auraient pas été reconnus objecteurs de conscience sur la base de la définition du terme par l’armée israélienne. Des universitaires qui siègent au comité, des militants, des objecteurs et des avocats parlent à Haaretz de la façon dont le système militaire traite les réfractaires rebelles.

« L’armée israélienne n’est pas un lieu de justice » a dit Tal Mitnick depuis le téléphone payant de la prison, le mois dernier. « Et je ne m’attends pas à ce qu’elle le soit ».  

Vêtu de son uniforme militaire, la chaleur de l’été brûlait le sol de la prison militaire tandis qu’il parlait. C’était l’appel auquel il avait droit pour la journée. Après quoi, Mitnick – le premier Israélien à refuser la conscription depuis que la guerre avec le Hamas a éclaté en octobre dernier – retournerait dans la cellule qu’il partage avec six autres personnes jusqu’à l’heure du diner.

Les objecteurs de conscience passent généralement trois à quatre mois derrière les barreaux à titre de punition. Mais Mitnick, qui a passé plus de la moitié d’une année dans une prison militaire en périodes successives avant d’être libéré la semaine dernière, est une exception inhabituelle. Avec des millions de vues  en ligne, Mitnick, âgé de 18 ans, est un des militants pour la paix de la Génération Z les plus connus d’Israël.

Des objecteurs comme lui sont souvent emprisonnés par les Forces de Défense d’Israël à plusieurs reprises pour le même délit. Immobilisés pendant des mois de batailles juridiques, ils font face à un système insidieux de justice militaire – système dont les défenseurs des droits humains disent qu’il viole le droit internatiuonal et les normes fondamentales des procédures établies.

Tal Mitnick, au centre, au bureau de recrutement de l’armée israélienne près de Tel Aviv en décembre dernier. Crédit photo : Linda Dayan

Certains défendent leur cas devant le Comité de Conscience, un panel tournant de trois représentants de l’armée et un philosophe civil du monde académique. Leur but est d’être reconnus officiellement comme objecteurs de conscience dans le droit israélien, ce qui implique de convaincre le tribunal militaire qu’ils sont pacifistes. S’ils réussissent, ils obtiennent la liberté sous la forme d’une exemption de conscription.

La procédure est cependant loin d’être simple. La définition juridique israélienne d’un pacifiste est tellement étroite que même le Mahatma Gandhi et Martin Luther King Jr. Auraient échoué à être reconnus comme tels, selon Michael Sfard, un avocat de premier plan des droits humains qui a défendu des centaines d’objecteurs. L’armée n’a toujours pas reconnu formellement Mitnick comme objecteur de conscience.

Ils paieront tous le prix

Ceux qui refusent d’être enrôlés en faisant une déclaration politique contre, disons, l’occupation ou contre la façon dont l’armée a mené sa guerre destructive à Gaza, sont moins susceptibles de réussir auprès du comité.

En Israël, « être mû par un profond sens de la justice » ne vaut pas nécessairement reconnaissance de l’objection de conscience a dit le Professeur Noam Zohar, un philosophe membre du comité, qui enseigne à l’Université Bar-Ilan. Il évoque Rosa Parks – qui refusa, en 1955, de céder sa place à un homme blanc dans un bus ségrégé de l’Alabama – comme exemple d’une protestataire qui aujourd’hui ne satisferait probablement pas aux normes du comité. « Elle s’attendait à être emprisonnée pour cela” a-t-il dit, « et elle le fut ».

Ceux qui refusent la conscription « devraient savoir qu’ils paieront le prix » de la désobéissance civile a dit le professeur Avi Sagi, un autre philosophe du comité tournant qui enseigne aussi à l’Université Bar-Ilan. « Ce n’est pas que j’aime le prix ». Violer la loi, a dit Sagi, même pour une cause juste, entraine des conséquences.

Lors d’une récente audience, un objecteur a dit au comité qu’il avait refusé de servir parce qu’il était déçu et voulait susciter un changement politique. « Je l’ai félicité et lui ai dit que j’aurais aimé que tous les citoyens de l’État d’Israël fussent ainsi » a dit Sagi. « Nous nous débarrasserions d’un gouvernement problématique qui nous mène à la dictature et au désastre ».

Nonobstant, Sagi a voté contre le fait de le reconnaître comme objecteur de conscience.

Une protestataire brandit un panneau qui dit “Tal Mitnick: notre enfant à tous,” devant le Conseil de révision en décembre dernier. Crédit photo : Dina Kraft

Des critiques expliquent comment la distinction établie par le comité entre les pacifistes et les militants politiques est largement arbitraire. Les membres du comité sont parfois en désaccord sur où passe la ligne entre les deux lorsqu’ils sondent les objecteurs sur leurs motivations.

Les lignes directrices du comité, qu’Haaretz a obtenues, ne sont nulle part publiées et ne contiennent pas d’instructions spécifiques sur la façon de différencier la désobéissance civile de l’objection de conscience.

Sagi, qui est co-auteur des codes éthiques actuels de l’armée israélienne, a admis que le comité statue entièrement au cas-par-cas, sans norme consolidée de preuve permettant d’établir que quelqu’un est ou n’est pas objecteur de conscience. « Quand je suis chargé de dialoguer avec vous, il n’est pas question de preuve » a-t-il dit.

Le comité examine les questions morales, pas les questions juridiques ; c’est pourquoi, selon lui, les règles qui gouvernent un tribunal classique ne s’appliquent pas et les objecteurs ne sont pas autorisés à être défendus par leurs avocats lors de l’interrogatoire.

Mitnick a dit à Haaretz qu’il savait qu’en se rendant devant le Comité de Conscience, il passerait un sale moment. Il a eu deux rencontres avec le comité, la deuxième fois en appel, le mois dernier, pour plaider la reconnaissance de son objection de conscience. Les deux fois il a essuyé un refus. « Je n’ai pas été autorisé à exprimer vraiment mon opinion », a dit Mitnick à propos de ces audiences.

Il a parlé d’une orientation déroutante et poussant à la confrontation, des questions auxquelles il a eu à répondre, sur des thèmes allant du véganisme et des impôts à des personnages historiques qui ne lui étaient pas familiers. Le comité a essayé de « me faire trébucher » a-t-il dit.  

Pour preuve contre lui, le comité a apporté de gros classeurs remplis de copies de ses posts sur les réseaux sociaux et d’interviews données à la presse. Une des audiences, a-t-il rappelé, a tourné à un face-à-face avec Sagi, qui a mis en lien des arguments suggérant que Mitnick n’était pas opposé à la guerre de façon générale – une affirmation que celui qui se dépeint lui-même comme un pacifiste, a rejetée.

Le Professeur Avi Sagi, un des philosophes qui siègent au Comité de Conscience tournant de l’armée israélienne. Crédit Photo : Eyal Toueg

Lorsque Sagi a parlé, les représentants de l’armée autour de lui ont souri, a dit Mitnick, et l’un d’eux a susurré à Sagi quelque chose sur l’effet que le professeur avait eu sur Mitnick, qui l’avait « cassé ».

« Je ne me souviens pas. C’est écœurant si cela a été dit » a dit Sagi, refusant de faire plus de commentaires sur le cas de Mitnick. 

Volontairement complexe

Noa Lévy, une objecteure devenue avocate, qui représente Mitnick et d’autres comme lui, a dit à Haaretz que la procédure est tellement enveloppée dans le secret qu’« elle devrait être illégale ». Pour une demande d’audience au Comité de Conscience, un objecteur doit d’abord avoir une attestation signée par un avocat, a dit Lévy, bien que cette exigence « ne soit écrite nulle part ».

Sofia Orr, la deuxième adolescente à refuser la conscription après Mitnick depuis le 7 octobre a dit des questions – dont la plupart, dit-elle, étaient posées par Sagi – qu’elles étaient « volontairement complexes » et « très superficielles ». Souvent le comité lui coupait la parole avant qu’elle ait pu finir de répondre.

« Si on était le 7 octobre et que des soldats de l’armée israélienne t’avaient sauvée, en aurais-tu été reconnaissante ? » Orr se souvient que cela lui a été demandé. « Ou aurais-tu préféré mourir parce qu’ils auraient usé de violence pour te sauver ? »

Orr a finalement obtenu le statut d’objecteure de conscience le mois dernier, ce qui a mis fin à ses 85 jours passés dans une prison militaire .  En tant que végane de 19 ans qui ne « marcherait même pas sur une mouche », elle a dit qu’elle « correspond au type qu’ils recherchaient » et qu’elle a eu à forcer des aspects de son identité pour être délivrée de la conscription obligatoire.

Sofia Orr chez elle à Pardes Hannah en juin. Crédit photo : Rami Shllush

Elle a aussi soupçonné que le sexisme a joué un rôle. Bien qu’étant semblablement opposés à la violence militaire et ayant protesté côte-à-côte contre la guerre Israël-Hamas, Mitnick et elle, les démarches des deux jeunes ont eu des résultats complètement différents : l’une a eu gain de cause dès le premier passage au comité ; l’autre a échoué deux fois.

« Il est beaucoup plus facile de les convaincre qu’une femme est une objecteure de conscience » a-t-elle dit. « De son cas à lui, ils veulent faire un exemple ”.

Sagi a rejeté l’accusation de biais genré comme « absurde », mais n’a pas fourni de réponse concrète quand il lui a été demandé quels garde-fous avait le comité pour empêcher la discrimination.

« Absurde” a été sa même réponse à la question sur les critiques qui disent que le Comité de Conscience agit contre le droit international.

Dans un rapport  publié l’année dernière, Amnesty International notait que le système de justice de l’armée israélienne violait des règles établies par les Nations Unies interdisant la double incrimination et un point de vue discriminatoire à l’égard des objecteurs de conscience. Le Comité de Conscience « rejette fréquemment les cas de pacifistes » d’après le rapport.

Zohar, membre du comité, a été surpris d’entendre que le droit international sur l’objection de conscience existe. « Je ne connais rien d’un droit international là-dessus » a-t-il dit. « Je devrais admettre que j’ai une expertise dans le domaine de l’éthique, y compris l’éthique de la guerre, mais pas en droit international ».

Une manifestation à Haïfa contre la conscription. Crédit photo : Rami Shllush

Sagi, pour sa part, n’a pas semblé concerné par les plaintes des groupes de défense des droits humains, disant simplement : « Amnesty peut écrire ce qu’il veut ».

De son point de vue, le Comité de Conscience est juste – et amélioré par rapport au passé. Jusqu’au début des années 2000, lorsque Sagi fut un des premiers membres civils à y être introduit  le comité était composé de retraités du ministère de la défense qui, a dit Sagi, étaient biaisés contre les objecteurs de conscience et n’avaient aucune formation professionnelle.

Sagi et Zohar ont tous deux dit que le comité reconnaît désormais la plupart de ceux qui se présentent devant lui comme objecteurs de conscience, mais aucun des deux n’a pu fournir de documents ou de statistiques pour confirmation. Par la voix d’un porte-parole, l’armée a refusé de fournir ces données.

Sfard, l’avocat des droits humains, reste sceptique que le système de justice militaire d’Israël. Le comité a la réputation d’agir selon des « normes peu claires », a-t-il dit, ajoutant que les droits de ceux qui dévient de son point de vue sur ce qu’est un objecteur de conscience, sont violés.

Michael Sfard. Crédit photo : Moti Milrod

Le droit international « prévoit assurément la liberté de conscience », l’idée que « les gens ne devraient pas être contraints de faire des choses qui ébranlent leurs valeurs centrales » a dit Sfard.

Une philosophie compliquée

Le fonctionnement tellement informel du comité est cause de la possibilité de décisions prises selon des théories complexes. Plaider pour la liberté de quelqu’un peut facilement tourner à un jeu de gymnastique mentale. Le comité est connu pour utiliser des arguments philosophiques difficiles à suivre.

Par exemple, Sagi a dit que son travail dans le comité est inspiré par un des plus célèbres défenseurs de la désobéissance civile de l’histoire : Henry David Thoreau. Pour le dire simplement, ce philosophe américain du 19è siècle pensait que plus il y a de soldats acceptant d’aller en prison pour protester contre la guerre, plus la pression serait placée sur les gouvernements pour mettre fin au bain de sang.

L’interprétation propre à Sagi, qu’elle corresponde à l’intention du message de Thoreau ou non, est qu’il a le devoir d’aider à juger des objecteurs et que pour un objecteur, être emprisonné est un moyen de faire avancer sa cause. Mais cette façon de penser laisse peu de place aux fervents militants qui préfèreraient la liberté à la prison. Et l’une des positions d’esprit révolutionnaire de Thoreau était qu’un système est injuste s’il punit les objecteurs de conscience.

Manifestation de protestataires devant un centre de recrutement, qui disent refuser d’être enrôlés dans l’armée à cause de l’occupation. Crédit : Dror Mizrahi

“Sous un gouvernement qui emprisonne n’importe qui injustement » écrivait Thoreau, « la véritable place d’un homme juste est aussi en prison ».

Les membres du comité et l’armée israélienne ont l’habitude, depuis des dizaines d’années, de citer des penseurs démocratiques qui ont soutenu des objecteurs de conscience, uniquement pour employer les mots de ces penseurs contre les objecteurs eux-mêmes.

Pendant la deuxième intifada , par exemple, l’armée israélienne s’est trouvée devant un dilemme quand des centaines d’objecteurs se sont avancés en protestant contre l’occupation. L’avocat principal de l’armée à l’époque, Menachem Finkelstein, a défendu l’idée  que, selon la théorie de l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant, refuser de servir dans l’armée était faux. Si chaque soldat et conscrit quittent, disait-il, ce serait la fin de la démocratie israélienne. Kant, exprimait cependant son soutien à l’objection de conscience dans ses écrits.

Le comité teste souvent les objecteurs avec des arguments semblablement pédants et paradoxaux, aussi bien que par des allusions à des personnages historiques, laissant des adolescents comme Mitnick complètement déconcertés. Sans représentation légale tout au long de son interrogatoire, Mitnick qui a seulement fini le lycée l’été dernier, a lutté pour tenir face à Sagi – un universitaire solidement établi qui a près de quatre fois son âge.

Tal Mitnick avec quelques supporters à la base d’incorporation de Tal Hashomer en décembre dernier. Il a passé les six mois suivants dans une prison militaire. Crédit : Linda Dayan

Lorsque (Mitnick) essayait d’avancer un argument, il se le voyait refuser par recours à des théories dont il n’avait jamais entendu parler » a dit Lévy, son avocate.

Pour ceux qui, comme Mitnick, échouent à être reconnus comme objecteurs de conscience, il n’y a pas de position intermédiaire : l’objection sélective est illégale. En 2002, la Cour Suprême d’Israël a émis un jugement contre un groupe de réservistes qui disaient qu’ils serviraient dans l’armée– mais pas en Cisjordanie ni à Gaza , ce qui, pensaient-ils, impliquerait de « dominer, chasser, affamer et humilier un peuple entier ».

Comme ces réservistes et nombre d’autres avant lui, Mitnick est opposé de façon véhémente à l’occupation et tente de défier une des plus fortes armées au monde à partir de ce qu’il croit. Pour lui, ce que le comité a à dire n’y change rien. « La seule manière de savoir si je suis un objecteur de conscience », a dit Mitnick, « est à l’intérieur de moi ».