Disqualifier n’est pas penser : pour la libre expression des désaccords

Des intellectuels et des chercheurs du monde entier, dont Etienne Balibar, Joan W. Scott ou Enzo Traverso, jugent, dans cette tribune à « l’Obs », trop virulentes les réactions à un texte de Didier Fassin sur Gaza et s’alarment d’un climat de surveillance et d’autocensure.

Le 1er novembre 2023, Didier Fassin, médecin et anthropologue, professeur au Collège de France et à l’Institute for Advanced Study à Princeton, a publié un texte dans lequel, s’appuyant sur des déclarations d’universitaires, d’experts et de représentants d’institutions internationales, il alertait sur le risque qu’un génocide soit commis à Gaza dans le cadre de l’opération « Glaive de Fer » lancée le 11 octobre par l’armée israélienne en réponse aux attaques terroristes du Hamas du 7 octobre 2023.

Dans ce texte, Didier Fassin mettait en parallèle le génocide perpétré [dans l’actuelle Namibie] par les Allemands contre le peuple Herero en 1904 et les actuels bombardements indiscriminés contre des cibles civiles accompagnés d’un siège total privant la population d’eau, de nourriture, d’électricité et de soins.

Ce texte a suscité depuis sa parution de nombreuses réponses de la part de collègues et intellectuels, qui au prétexte de contester la pertinence de cette comparaison, mettent en cause l’intégrité de l’universitaire et jettent le doute sur ses motivations. Nous ne revenons pas ici sur le détail des divergences d’appréciation quant à la pertinence de ce parallèle, dont Didier Fassin a insisté sur le fait qu’il s’agissait de révéler une structure historique pour prévenir le pire. La prolongation casuistique de cette querelle masque ce qui se joue véritablement dans les attaques répétées contre l’anthropologue.

L’expression de désaccords et le développement d’interprétations différentes et contradictoires font partie intégrante du travail quotidien des sciences sociales. Que certain.e.s considèrent qu’une comparaison ou une démonstration n’est pas entièrement probante, cela est un aspect tout à fait courant du débat de sciences sociales.  Didier Fassin a répondu avec dignité mais fermement à chacun.e de ses contradicteurs, défendant l’urgence de penser une situation qualifiée de génocidaire par de nombreux observateurs, afin d’en interrompre le cours.

Gare au double tabou

Il ne s’agit pas de savoir à quel génocide on peut comparer les violences actuellement perpétrées à Gaza, mais des conditions dans lesquelles on peut s’exprimer sur la situation au Moyen-Orient. La virulence des réactions suscitées par le texte a fait apparaître un double tabou : le tabou de l’acte même de comparer, et le tabou de l’usage du terme génocide, fondé sur le présupposé de l’impossibilité absolue que des juifs israéliens puissent commettre eux-mêmes un génocide, idée impensable et intolérable. Dès lors, toute mise en perspective historique et toute distance réflexive qui sont le propre d’une démarche rigoureuse en sciences sociales apparaissent comme forcément suspectes. Les procédés rhétoriques employés contre l’intervention de l’anthropologue caricaturent ses propos et reposent sur des procédés déloyaux et intellectuellement malhonnêtes en recourant à l’insulte. L’objectif des textes de ses procureurs n’est pas de rendre possible un dialogue ou même une « disputatio », mais bien de disqualifier le « professeur au Collège de France ».

C’est exactement pour cela et contre cette vision du monde que la démarche de sciences sociales qu’incarne Didier Fassin doit être défendue. Elle fait le pari que, même face aux atrocités les plus cruelles, on peut conserver une pensée complexe, universaliste et humaniste. Car c’est bien la capacité de penser la situation actuelle dans sa complexité historique et géopolitique qu’il faut pouvoir défendre. On ne doit pas simplement pouvoir pleurer ensemble les vies israéliennes et palestiniennes. On doit pouvoir penser ces vies ensemble, au double sens de les penser collectivement, en solidarité, et de conceptualiser les responsabilités spécifiques qui incombent à tous les acteurs politiques concernés.

Généralisation de l’autocensure

Parmi les réponses au texte de Didier Fassin, celles qui entreprennent ouvertement de disqualifier la personne et le statut de son auteur, par des procès d’intention, des raccourcis, et même des insultes visent à réduire au silence cette pensée complexe et humaniste. Il s’agit là de la continuation d’un processus de mise sous surveillance et de censure de la recherche en sciences sociales en cours depuis 2015. Les propos du ministre de l’Intérieur Valls accusant les chercheurs de justifier le terrorisme en tentant d’en proposer des explications, les menaces inquisitoriales contre les universités prétendument islamo-gauchistes, ont réduit considérablement l’espace possible d’intervention publique pour les chercheurs.

Nous sommes aujourd’hui, en France, face à un tournant, à la fois du fait de l’extension de ce phénomène de censure, de l’intensification de la violence et de la généralisation de l’autocensure qui en résulte. Les tentatives répétées de criminalisation des symboles et discours de solidarité à l’égard des Palestiniens en Allemagne ou en France, ou la pratique du doxing – une pratique malveillante visant à divulguer au public des informations plus ou moins vraies sur une personne ou un groupe sans leur consentement – sur les campus américains relèvent d’un même processus de transformation du débat démocratique en culture de l’auto-justice et du vigilantisme.

D’après un sondage mené sur 936 universitaires spécialistes du Moyen-Orient, 82% des personnes interrogées et 98% des professeurs non titulaires affirment s’auto-censurer. Le caractère systématique, violent, et autoritaire de l’intimation au silence par l’accusation d’antisémitisme crée un climat délétère préjudiciable à la démocratie et à la construction intellectuelle et politique du monde d’après le conflit. Car il faudra bien un monde d’après. Et nous n’aurons d’autre choix que de le reconstruire, ensemble. La coupure intellectuelle et politique que ce climat de surveillance et d’autocensure risque de générer entre les pays occidentaux et une grande partie du reste du monde, pas seulement arabe et musulman, du fait de l’indifférence manifestée à l’égard du massacre de masse en cours à Gaza, rend chaque jour cet espoir de reconstruction et de paix globale plus précaire. Les intellectuel.le.s ont leur rôle à jouer dans ce futur. Nous refusons qu’elles et ils soient réduit.e.s au silence.

Daniel Aarão Reis, professeur à l’Université Fédérale Fluminense, Niterói, Rio de Janeiro, Brésil

Nadia Abu El-Haj, Ann Olin Whitney Professor, Department of Anthropology, Co-Director of the Center for Palestine Studies at Columbia

Lila Abu-Lughod, Columbia University

Lahouri Addi, professeur émérite à l’IEP de Lyon

Zahra Ali, sociologue, Rutgers University-Newark

Ahmed Abbès, mathématicien, directeur de recherche

Ariella Aïsha Azoulay, professor of Modern Culture & Media Studies and Comparative Literature, Brown University

Paola Bacchetta, professor of Gender & Women’s Studies at University of California, Berkeley

Etienne Balibar, philosophe, Université de Paris-Ouest Nanterre

Fadi Bardawil, anthropologue

Jean-François Bayart, professeur à l’IHEID (Genève)

Yazid Ben Hounet, Laboratoire d’Anthropologie Sociale (CNRS, EHESS, Collège de France)

Leila Benhadjoudja, sociologue, professeure à l’Université d’Ottawa

Elizabeth Bernstein, professor and Chair, Women’s, Gender, & Sexuality Studies and Professor of Sociology, Barnard College, Columbia University

Karim Emile Bitar, professeur à l’université Saint Joseph, Beyrouth

Rony Brauman, ancien Président résident de Médecins Sans Frontières. Enseigne à l’Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI)

Benjamin Claude Brower, historien, Texas (Austin)

Claude Calame, historien, directeur d’études, EHESS, Paris

Isabelle Clair, sociologue, directrice de recherche au CNRS

Sonia Combe, historienne, Centre Marc Bloch, Berlin

Marianne Dautrey, réalisatrice

Daho Djerbal, historien, Université d’Alger

Muriam Haleh Davis, Associate Professor of History, UCSC

Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue. Professeure émérite à l’Université Paris Cité

Mathias Delori, chercheur en sciences politiques au CNRS

Karima Dirèche, historienne, Directrice de recherche CNRS

Ivar Ekeland, président honoraire de l’Université Paris-Dauphine

Anver Emon, professor, University of Toronto

Catherine Fennell, Associate Professor Anthropology, Columbia University

Mayanthi  Fernando, anthropologue

Dominique Fougeyrollas, sociologue

Burhan Ghalioun, académicien, ex-professeur de sociologie à La Sorbonne Nouvelle Paris

Lewis R. Gordon, philosophe

Neve Gordon, professor of Human Rights Law, Queen Mary University of London

Sari Hanafi, professeur Department of Sociology, Anthropology & Media Studies,  ancien président de l’International Sociological Association (2018-23)

Michael Harris, mathématicien, Columbia University New York

Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS, Ceri-Science Po

Marianne Hirsch, English and Comparative Literature, Columbia University

Pervez Hoodbhoy, professeur Physics Department, Quaid-e-Azam UniversityIslamabad, Pakistan

Hervé Joubert-Laurencin, professeur d’esthétique et d’histoire du cinéma

Olivia C. Harrison, professor of French and Comparative Literature Director, Comparative Studies in Literature and Culture University of Southern California

Gerd-Rainer Horn, professeur d’Histoire Politique, Institut d’Études Politiques de Paris

Viqar Husain, professor, Mathematics Department University of New Brunswick

Richard Jacquemond, Aix-Marseille Université

Nicolas Jaoul, IRIS, anthropologue (CNRS)

Aurélia Kalisky, chercheuse en littérature comparée au Centre Marc Bloch, Berlin

Aissa Kadri, professeur émérite des universités, Paris

Rashid Khalidi, Edward Said Professor of Modern Arab Studies, co-editor of Journal of Palestine Studies, Columbia University

Azadeh Kian, sociologue, Paris

Michel Kokoreff, professeur de sociologie Université Paris 8 

Stéphane Lacroix, politiste

Stéphanie Latte Abdallah, directrice de recherche au CNRS (CéSor-EHESS)

Eliane de Latour, anthroplogue, cinéaste, directrice émérite CNRS

Jean-Marc Lévy-Leblond, professeur émérite de l’université de Nice

Darryl Li, associate Professor of Anthropology, University of Chicago

Chowra Makaremi, anthropologue, CNRS Paris

Nadia Marzouki, politiste 

Anat Matar, dept. of philosophy, Tel Aviv University

Sofiane Merabet, professeur Associé (USA), Département d’Anthropologie, Université du Texas à Austin

Anna-Louise Milne, director of Research and Graduate Studies University of London

A. Dirk Moses, professor, City College of New York

Béligh Nabli, professeur des Universités en droit public

Ussama Makdisi, Chancellor’s Chair and Professor of History, University of California Berkeley

Denis Merklen, sociologue, professeur à la Sorbonne Nouvelle, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine

Anna-Louise Milne, director of Research and Graduate Studies University of London

Timothy Mitchell, professeur au département de Middle Eastern, South Asian, and African Studies Columbia University

Jean-Pierre Olivier de Sardan, directeur de recherche émérite au CNRS (France), directeur d’études à l’EHESS, chercheur au LASDEL (Niger)

Adi M. Ophir, professeur émérite, Tel Aviv University

Mhamed Oualdi, professeur, Sciences Po-Paris.

Marie-Anne Paveau, professeure en sciences du langage, USPN-Paris 13

Richard Peña, Director Emeritus, New York Film Festival Professor of Film and Media Studies, Columbia University

Alain Quemin, professeur de sociologie à l’université Paris-VIII, membre sénior de l’Institut universitaire de France

Bruce Robbins, Old Dominion Foundation Professor in the Humanities, Columbia University

Catherine Rottenberg, professor of Feminist Media Studies, Goldsmiths College, University of London

Carlo Rovelli, Aix-Marseille University, professeur

Olivier Roy, politiste

Noah Salomon, Associate Professor of Religious Studies, University of Virginia

Ranabir Samaddar distinguished Chair, Calcutta Research Group

Felwine Sarr, distinguished Professor of French and Francophone Studies, Duke University

Thomas Serres, assistant Professor of Politics, UCSC

David Scott, Ruth and William Lubic Professor, Department of Anthropology, Columbia University

Joan W. Scott, professeure émérite, Institute for Advanced Study, Princeton, N.J.

Elizabeth Shakman Hurd, politiste

Adam Shatz, US editor of the London Review of Books

James Schamus, réalisateur, professor of Professional Practice, Columbia University

Shela Sheikh, lecturer at the Centre for Cultural Studies, Goldsmiths, University of London,

Réjane Sénac, politiste

Emmanuelle Sibeud, professeure d’histoire contemporaine, Université Paris 8

Fatou Sow, sociologue, Centre national de la recherche scientifique, Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

Pierre Stambul, porte-parole de Union juive française pour la paix

Penni Stewart, professeur émérite, York University Canada

Vladimir Tasic, professor of mathematics, Professor of Mathematics, University of New Brunswick, Canada »

Melissa Thackway, Sciences-Po Paris /Inalco (enseignante-chargée de cours)

Jon Thompson, professeur émérite, department of Mathematics and Statistics, Fredericton, New Brunswick, Canada

James Turk, director, Centre for Free Expression Toronto Metropolitan University

Enzo Traverso, historien, Professor in the Humanities, Cornell University

Benoît Trépied, anthropologue, chargé de recherche au CNRS

Gayatri Chakravorty Spivak, University Professor Columbia University

Françoise Vergès, Senior Fellow Researcher, Sarah Parker Centre, UCL

Claudine Vidal, sociologue, directrice de recherches émérite au CNRS

Mara Viveros-Vigoya, anthropologue, professeure à la Universidad Nacional de Colombia

Lloyd Waugh, Honorary Research Professor, University of New Brunswick

Niza Yanay, professeur émérite, Ben-Gurion University