Tentative pour épuiser un silence parisien : chronique du Prix Femina Étranger

Ce récit d’Alia Trabucco Zerán de la cérémonie de remise de son prix Femina à Paris fait entendre la dissonance qu’introduit soudain son bref discours de remerciement, et le silence pesant qui s’ensuit : « Un mot qui n’a pas besoin d’interprète tend le silence entre les langues jusqu’à le faire grincer. “Palestine” est ce mot et palestinienne est l’origine de mon nom. »

Nous laissons nos manteaux dans la salle attenante au grand hall du musée Carnavalet et montons sur scène, précédés par le son de nos noms : Miguel Bonnefoy, lauréat du prix Femina de langue française, moi du prix Femina Étranger, Paul Audi pour le meilleur essai et Colm Tóibín pour l’ensemble de sa carrière littéraire. Chacun serre la main de la présidente du jury et, devant une soixantaine de personnes, essentiellement des photographes, des journalistes et des éditeurs, nous voici invités à dire quelques mots.

Avant ce moment, le voyage n’avait pas été sans heurts. Le vol Air France qui devait nous emmener sans escale de Santiago à Paris avait été annulé à la dernière minute à cause d’un oiseau qui s’était écrasé sur le radar, et cette désorientation, mortelle et décisive, avait été suivie d’une succession d’événements non moins extravagants. Après trente-six heures passées entre les avions, les salles d’attente et un va-et-vient migratoire inhabituel pour sortir du Chili sans en sortir, nous avons enfin franchi la porte de l’hôtel pour nous effondrer sur nos lits et lits de camp respectifs et, en un clin d’œil, l’alarme nous avertissait que commençait le jour de la cérémonie de remise des prix.

Sans chercher à épuiser un lieu parisien, l’inventaire à la Perec semble une bonne stratégie pour décrire ces heures à Paris : six croissants au comptoir du petit déjeuner, trois chiliennes en plein décalage horaire, un réceptionniste tunisien, la rue Jacob à midi, la question de savoir si moi aussi je suis arabe, le vent, les pavés, un discours dans ma poche, un défilé de chevaux de la garde nationale, trois lévriers, la lumière vacillante d’un réverbère cassé, des boutiques de parfums, de macarons, de bagues et encore de parfums, l’odeur du café, l’humidité, l’odeur du pain frais, le ciel couvert sur la surface de la Seine, l’entrée arrière du musée, les buissons taillés dans son jardin intérieur et un autre oiseau, cette fois une corneille voletant de l’autre côté de la fenêtre.

Dans l’ordre où nos noms sont appelés, nous prenons le micro. Moi qui ne parle pas français, j’arrive à peine à déchiffrer quelques phrases du discours de Bonnefoy : la gratitude envers sa famille et son éditeur, son origine latino-américaine et une phrase sur le racisme que je ne peux que déduire du contexte. C’est mon tour, et je suis accompagnée d’Anne Plantagenet, la traductrice de Limpia, et comme à chaque fois que c’est mon tour de parler en public, je sors le papier de ma poche pour m’arrimer à l’encre comme les ivrognes arriment leur pied au bord du lit.

Quelques jours avant le voyage, ma mère, moins naïve et plus expérimentée, m’avait prévenue de me préparer à d’éventuelles réactions négatives, mais moi, avec un optimisme plus têtu que réaliste, j’ai sous-estimé cette possibilité. J’ai préparé deux discours avant le décollage : un très court, pour le lire lors de la remise du prix, et un plus long pour la soirée. Mais étant donné le risque qu’il n’y ait pas d’occasion le soir, parce qu’il s’agirait d’une célébration dans un bar, je me suis assurée que ces mots très brefs diraient ce que je voulais dire, et que je publierais la version plus longue dès que possible.

C’est l’une des rares fois où j’ai eu la chance d’une traduction consécutive, et je m’abandonne au balancement de nos langues avec étonnement et curiosité. Je vous remercie en espagnol. Pause. Anne le fait en français. Je mentionne les jurées et mon éditrice et, après une nouvelle pause, Anne voyage avec cette phrase dans l’autre langue. Je souligne l’honneur que mon roman soit le premier latino-américain à remporter le prix et j’entends Anne dire cette phrase après un bref silence. Jusqu’à présent, sa langue et la mienne dansent en parfaite synchronie. Jusqu’ici, l’écrivaine chilienne se comporte comme on l’attend d’elle : elle est relativement jeune (le lauréat français est encore plus jeune, mais seule la jeunesse féminine semble être notable), elle s’est habillée de manière appropriée pour l’occasion, elle est consciente de l’origine féministe du prix, et elle est reconnaissante, sans nul doute, bien qu’inexplicablement sérieuse. Quelque chose se passe à ce moment-là. Le texte prend un virage soudain. Un mot qui n’a pas besoin d’interprète tend le silence entre les langues jusqu’à le faire grincer.

« Palestine » est ce mot et palestinienne est l’origine de mon nom. Ma mère s’appelle Alia, ma grand-mère aussi. Et bien que j’aie rarement cru que ce lieu d’énonciation soit nécessaire pour valider une position politique, je sais que ce terrain est scabreux et je poursuis cette stratégie. Je dis alors que, jour après jour, l’horreur se perpétue en Palestine. Et c’est cette phrase qui fait que le silence bienveillant et attentif qui écartait ma langue du français devient épais et étrange. Au même moment, du coin de l’œil, je perçois un geste un peu brusque sur ma droite. Un mouvement ou une tension qui entraîne une pensée intrusive et fugace : ils vont me prendre le micro, ce n’est pas possible. Sans en être sûre, je trébuche en lisant les deux phrases suivantes, y compris celle qui clôt mon discours : « L’horreur, toujours, se répand dans le silence ». Ce silence, aurais-je dû dire. Celui-ci, ici.

Il existe des silences volontaires et stratégiques, des silences d’attente, des silences complices, des silences combatifs, des résistances silencieuses et des silences imposés par la force. Les écrivains palestiniens vivant à Gaza ont été victimes du silence le plus féroce : l’assassinat. Je parle, entre autres, de la poétesse palestinienne Heba Abu Nada, dont les mots résonnent encore aujourd’hui : « La nuit dans la ville est sombre, sauf l’éclat des missiles ; silencieuse, sauf le bruit des tirs d’artillerie ». D’autres ont élevé la voix hors de leur pays et ont fait l’objet d’un harcèlement constant, comme le poète Mosab Abu Toha.

Ils sont des dizaines d’autres à avoir été censurés à leur tour, leurs contrats résiliés et leurs prix retirés pour faire taire et envoyer un message à la communauté littéraire : parler de la Palestine n’est pas sans conséquences. L’exemple le plus connu est celui de l’écrivaine Adania Shibli, dont la séance de remise du prix a été annulée à la Foire du livre de Francfort en 2023. Et il ne fait aucun doute que certains des auteurs qui se sont tus en Europe ou en Amérique latine ont également participé à une forme plus subtile de réduction au silence : celle qui associe faussement pro-palestiniens et antisémites, engendrant la peur de faire l’objet de cette accusation si grave et suscitant en conséquence un silence inconfortable. La rebuffade de ce matin-là, j’en suis bien consciente, est une anecdote mineure qui n’est pas comparable à ce qui est arrivé à d’autres écrivaines et écrivains. Mais la laisser passer serait participer, même de manière subtile, de cette trame de silences qui permet aujourd’hui au génocide palestinien de se poursuivre.

Alors que je termine mes mots, les quelques applaudissements dans le salon du musée résonnent comme des carillons dans un désert. Anne quitte la scène et je reste là à écouter Paul Audi, dont le livre porte justement sur l’antisémitisme en France et dont la voix, heureusement, ne provoque pas la tension de la mienne, puis j’entends Colm Tóibín évoquer les élections que Kamala Harris perdra le soir même aux États-Unis. Les quatre discours de ce matin-là auront excédé le « purement littéraire » – comme si cela existait réellement – mais un seul se sera révélé véritablement problématique.

Parler ou ne pas parler, partager ou ne pas partager, dénoncer ou se taire, désormais, de manière active ou passive, ces décisions nous positionnent politiquement. Et prendre position face à l’une des crises politiques et morales les plus profondes du XXIe siècle semble en soi un impératif pour quiconque – d’où les manifestations un peu partout sur la planète -, mais pour celles et ceux d’entre nous qui faisons partie du champ littéraire, cela revêt des éléments particuliers. Je ne dis pas que c’est un devoir plus grand que pour les membres d’autres professions, car les actions des travailleurs portuaires en Grèce – qui ont bloqué le chargement de vingt-et-une tonnes de munitions à destination d’Israël – ou les dockers en Belgique ou à Barcelone qui ont mené des actions similaires, ont été tout aussi efficaces, sinon plus.

Mais la littérature est un langage, et le langage peut cacher ou dévoiler, normaliser ou subvertir, et c’est ainsi que, peut-être, élever la voix peut briser les discours qui normalisent aujourd’hui les actions d’Israël et en même temps compliquer les dichotomies trompeuses qui provoquent la peur et la confusion. Car dénoncer le génocide israélien contre le peuple palestinien n’est pas de l’antisémitisme. Et en même temps, l’antisémitisme est réel, il progresse et il est urgent de le combattre avec acharnement. Car dire qu’Israël est une force d’occupation n’implique pas de nier son existence ni une possible solution à deux États, même si une solution pacifique semble aujourd’hui une lointaine illusion. Et même adhérer à des campagnes de boycottage, aussi délicates soient-elles, n’a pas pour but de stigmatiser le peuple juif mais de faire pression, comme on a fait pression sur l’Afrique du Sud, pour mettre fin à un régime d’apartheid et à un assaut meurtrier féroce. Et le fait d’avoir un micro ou un bout de papier permet de citer ces points et d’autres que beaucoup n’ont pas voulu ou pu citer. « C’est le moins que nous puissions faire », a déclaré l’écrivaine Sally Rooney, et je suis d’accord avec elle.

Une fois la cérémonie terminée, débuteront un cocktail, des interviews et les félicitations habituelles, sauf que je ne participerai à presque rien de tout cela. Pendant quelques secondes, je resterai seule au pied de la scène, me demandant si la tension est réelle ou imaginaire, si ce que j’ai senti en parlant s’est réellement produit, si personne ne s’approche par rejet ou par timidité, et ce qu’il advient de ce corbeau qui insiste pour entrer dans le salon.

Je me laisserai distraire par la géométrie des arbustes et je m’interrogerai sur cette volonté française de domestiquer la nature : au centre, les troènes taillés au carré, et sur le côté, les pommiers en espalier. Je penserai alors au mot « domestication » et je me livrerai à un dernier exercice oulipien pour épuiser ce silence : des murs vides dans une salle de musée, des visages de joueurs de poker, des regards fuyants, une jurée manifestement agacée, une brise froide, des nuages, un corbeau qui picore le bord de la porte, un photographe qui refuse d’appuyer sur le déclencheur, le soleil réfracté sur ces murs résolument blancs, une éditrice solidaire, une traductrice qui confirme que rien n’était imaginaire, aucune demande d’interview, des coupes pleines de champagne, une agente littéraire étonnée, des verres vides, un écrivain irlandais qui dit « well done », un bracelet palestinien au poignet du représentant de l’ambassade du Chili, une corneille qui ne renonce pas et picore la vitre, plusieurs jurées qui ne se rapprochent pas, une qui vient me féliciter, « pas seulement pour le roman », une corneille qui s’envole vers le radar de quelque avion, et enfin quitter le musée Carnavalet et Paris, avec le prix Femina comme un souvenir qui se fondra dans le vrombissement des moteurs et parmi tant de nouvelles et éloquentes formes de silence.

 Alia Trabucco Zerán

Texte initialement publié sur Revista Origami – Novembre 2024 [traduction EF]

Alia Trabucco Zerán est une juriste et écrivaine chilienne qui vient de recevoir en 2024 le prix Femina étranger pour son troisième roman, Propre (Robert Laffont), traduit par Anne Plantagenet (Limpia, 2022). Son premier roman, La soustraction, a été traduit en français en 2022 (Actes Sud).