Sur la liste noire du BDS

Ceci est une version légèrement revue des commentaires exprimés lors du débat « Palestine Solidarité : Faculté, table ronde et étudiant, questions/réponses », qui s’est tenu au Cuny Graduate Center (L’École doctorale de l’université de la ville de New York) le 17 octobre. Le débat était organisé par un [groupe d’étudiants impliqués dans une résolution, actuellement pendante devant le Conseil des doctorants au Graduate Center, qui approuve le boycott universitaire et culturel d’Israël. Je dédie mes réflexions à ces courageux étudiants, engagés dans l’organisation d’une activité qui, au mieux, est ingrate, et au pire, dangereuse, étant donné le climat d’hostilité actuel dans le monde universitaire aux États-Unis – et, au-delà, je les dédie à tous celles et ceux qui luttent pour la justice en Palestine.]

Je commence par un moment précis de l’époque où j’étais étudiant troisième cycle, je venais juste de commencer à coopérer avec le groupe Étudiants pour la justice en Palestine, à l’université de New York (NYU). Ça devait être à l’automne 2002, à une époque où je pensais, discutais, lisais et travaillais pour me faire une opinion sur la lutte pour la justice en Palestine, une lutte que je soutenais mais sur laquelle parfois je me sentais encore insuffisamment informé. Je distribuai des tracts à NYU pour soutenir une Campagne, pour le droit à l’éducation, de l’université de Birzeit (près de Ramallah, en Cisjordanie). J’étais encore relativement nouveau dans le militantisme pour la solidarité avec la Palestine, mais j’avais déjà l’habitude de certaines réactions hostiles, allant de celles où un homme m’a grommelé, « Ils devraient fermer leurs écoles ! Tout ce qu’ils y enseignent c’est à haïr les juifs ! », à celles où on crachait simplement sur le trottoir devant moi. Un cas parmi tout cela (avec, bien sûr, de nombreuses réactions de sympathie), un homme, un peu âgé, bien habillé, qui s’approcha et commença à me poser toute une série de questions pointues sur les objectifs et les bases de la campagne, et sur mes propres positions. A un moment donné, il fit un geste montrant une petite épinglette à la boutonnière de sa veste. « Vous savez ce que cela veut dire ? » me demanda-t-il avec un sourire. Je lui répondis que je reconnaissais le logo de la Paix Maintenant, même si je ne lisais pas l’hébreu. « Mais, êtes-vous juif ? » me demanda-t-il. Non, lui répondis-je, et il se trouve que je ne le suis pas. À ce stade, il se mit à me regarder de plus près, avec une expression perplexe sur le visage. « Mais, vous n’est pas un Arabe ? ». Non, et il se trouve que je ne le suis pas non plus. Son expression alors montra une totale incrédulité. « Mais alors, pourquoi… ? ». D’après ce dont je me souviens de cet échange, il ne s’est même pas donné la peine d’aller au bout de sa question ; à la place, il a eu un haussement d’épaules qui en a dit long.

La question non achevée de mon interlocuteur – « Pourquoi vous en préoccupez-vous ? » – est de celle sur laquelle j’ai passé énormément de temps à réfléchir. C’est la question directrice de ce que nous pouvons appeler la solidarité internationale, non seulement dans le cas de la Palestine, mais aussi pour de nombreuses autres situations. Ce qui en fait une question particulière, dans ce cas précis, ce sont les circonstances qui rendirent perplexe mon interlocuteur : je n’ai aucune revendication identitaire à exprimer sur une question qui, pour tant de gens, est une question profondément personnelle. Faute d’une telle revendication identitaire, pourquoi m’en préoccupais-je ?

Récemment, j’ai repensé à cet échange, en partie parce que je me suis retrouvé moi-même, avec d’autres universitaires qui travaillent dans le domaine, ou autour, des études sur le Moyen-Orient, et qui sont partisans du Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), nous nous sommes retrouvés inscrits sur une liste noire organisée par AMCHA Initiative. C’est une liste qui a été largement diffusée par AMCHA et par d’autres organisations affiliées, avec l’objectif affiché de « protéger les étudiants juifs ». À leur crédit, les auteurs de cette liste ont mis les choses au point clairement : « Les étudiants qui souhaitent être mieux informés sur le Moyen-Orient, sans se soumettre à un parti pris anti-Israël, voire peut-être à une rhétorique antisémite, peuvent vouloir vérifier quels professeurs de leur université sont signataires avant de s’inscrire. »

Je fais ici une pause pour répondre à ceux qui aiment propager l’argument->http://thirdnarrative.org/uncategorized/progressive-academics-reject-call-to-blacklist-israelis/] selon lequel le boycott universitaire et culturel d’Israël n’est rien d’autre qu’une « liste noire » visant les universitaires israéliens. S’il vous plaît, allez voir la liste AMCHA. C’est à cela qu’une véritable liste noire ressemble. Elle nous cite par notre nom et elle explique précisément que, aux yeux des auteurs de la liste, nous ne devrions pas être autorisés à, en l’occurrence, enseigner aux étudiants intéressés par les études sur le Moyen-Orient, et ce, en se basant uniquement sur une position politique que nous avons faite nôtre. Ceux d’entre nous qui soutiennent le boycott universitaire et culturel d’Israël, par contre, font savoir scrupuleusement et continuellement que ce boycott ne cible pas, et qu’il ne ciblera pas, les universitaires israéliens en tant que personnes ; en effet, c’est une [directive fondamentale de l’appel au boycott universitaire.

Je veux dire ceci sur le fait que je me retrouve sur la liste noire d’AMCHA : sur le plan intellectuel, je suis capable de comprendre que ce n’est qu’une tactique de plus pour intimider et faire taire la solidarité Palestine sur les campus états-uniens. Il est également clair pour moi que, en tant qu’universitaires, nous ne sommes que du menu fretin pour un groupe comme AMCHA ; le véritable objectif des groupes politiques pro-Israël est de s’attaquer au financement des centres d’études sur le Moyen-Orient. Mais à un niveau plus profond, tout cela n’a rien aidé. Je me suis senti, surtout, déprimé.

Ma réaction a été de revenir, avec un zèle renouvelé, à la question par laquelle j’ai commencé. AMCHA possède sa réponse à la question de savoir pourquoi je me préoccupe de la Palestine : c’est de l’antisémitisme. Il s’agit d’une accusation profondément malhonnête et non sincère, mais je vais faire de mon mieux pour la remodeler comme une invitation à renouveler ma pensée critique autour de la question de la solidarité. Pourquoi est-ce que je m’en préoccupe ?

Je peux bien sûr répondre – comme je l’ai fait parfois – que, en tant que citoyen des États-Unis, je porte une responsabilité particulière pour m’y intéresser, compte tenu que les actions de l’État d’Israël sont avalisées et rendues possibles par le soutien économique, militaire et politique déterminé du gouvernement US. Ceci fait partie de la réponse, mais pour moi, ça ne suffit pas. Je ne me contente pas de fonder ma solidarité sur le hasard de ma citoyenneté, et qui plus est, ma solidarité je la vois comme reliée à un mouvement mondial de solidarité Palestine.

La meilleure réponse que j’ai – et j’imagine qu’elle est incluse dans ce que j’ai répondu à mon interlocuteur il y a tant d’années de cela -, c’est de dire que ma solidarité se fonde sur un appel à la justice. Je me plais à croire que le meilleur travail que j’accomplis, en tant qu’enseignant, universitaire et rédacteur en chef, tourne autour de cette question de justice. Plus concrètement toutefois, et alors que j’ai eu la chance de travailler avec d’autres personnes engagées dans l’action de solidarité Palestine, j’en suis venu à considérer mon propre engagement comme inextricablement lié à mon engagement plus large en faveur de l’antiracisme et de l’anticolonialisme (ou, si vous préférez, de la décolonisation). Je ne suis certainement ni le premier ni le dernier à faire ce lien, bien que dans ma réflexion personnelle, il m’a fallu du temps et de l’énergie pour recoller les morceaux. Mais cette notion de solidarité Palestine, en tant que forme d’antiracisme et d’anticolonialisme, vaut d’être répétée et répétée dans le contexte US (notamment et surtout dans le contexte universitaire US).

J’ai une réponse plus simple à la question de savoir pourquoi je soutiens l’appel au Boycott, Désinvestissement et Sanctions. Je le soutiens exactement comme un appel. Vous pouvez le lire ici. Autrement dit, l’appel est fait au nom et pour le compte d’un ensemble de principes et d’objectifs que je soutiens sans réserve, et ainsi, soutenir cet appel était, et est, une décision toute simple.

Cependant, il y a deux choses qui pourraient valoir d’être dites à propos de mon soutien au BDS, étant donné les réactions que le mouvement a occasionnées chez ses opposants dans le monde universitaire US. La première, c’est que je vois mon soutien pour le boycott universitaire et culturel comme se fondant très clairement sur un ensemble de valeurs positives. Parce que les tactiques particulières de boycott et de désinvestissement impliquent certaines formes d’interruptions et de refus – le refus, par exemple, d’accorder un soutien, tant comme universitaire que consommateur, à certaines institutions qui tirent profit des injustices – certains opposants ont dépeint le mouvement BDS comme une sorte de force négative, nihiliste. Mais, il va sans dire que les luttes pour la justice ont maintes et maintes fois utilisé des actions « négatives » – grèves, boycotts, sit-in, occupations d’espaces publics -, précisément au nom des valeurs positives qu’elles avaient du mal à faire entrer dans la vie. En ce sens, le boycott universitaire, comme les campagnes similaires qui ont ciblé l’Afrique du Sud de l’apartheid, est une action positive dont l’objectif est de faire avancer la justice. Le but, si on peut s’exprimer ainsi, est de faire que la justice s’exerce aussi vite que possible – et quand on se rappelle que le premier congrès international de solidarité avec la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud s’est tenu en 1959, on réalise alors combien même les luttes qui ont obtenu une réussite certaine ont été désespérément lentes.

La deuxième chose qui vaut d’être dite – ce doit être évident, mais je suppose que cela aussi doit être dit -, c’est que mon soutien au BDS n’épuise pas en quelque sorte mes réserves d’humanisme, ou de solidarité. Je m’intéresse profondément au BDS, et je me préoccupe très profondément de bien d’autres choses aussi. Certes, une réflexion profonde sur le problème de la solidarité sélective rentre dans le cadre de la responsabilité de tout mouvement de solidarité. Mais le seul fait que, comme défenseur du BDS, je trouve nécessaire de déclarer que mon engagement pour BDS n’épuise pas mon engagement pour d’autres luttes politiques, en dit long sur le fond de l’une des allégations particulières des opposants au BDS : que le mouvement BDS, injustement, « prend pour cible » Israël de ses critiques et sanctions.

Il doit être dit que l’argument de « prendre pour cible » est, le plus souvent, une façon implicite d’alléguer l’antisémitisme sans le dire vraiment. Demander « Pourquoi prenez-vous Israël pour cible ? » revient à bien des égards à mettre en avant ce qui est censé fonctionner comme une rhétorique plutôt que comme une vraie question : le fait même de la poser contient sa réponse implicite. Mais prenons la sérieusement comme une question pouvant être remodelée en une question qui ne serait pas que rhétorique – après tout, mon propre travail universitaire s’est concentré, ces derniers temps, sur les questions de singularité et de solidarité, ce qui me rend disposé à traiter de cette accusation de « prise pour cible ». Ainsi, je vais aborder trois points à propos de cette question que le mouvement BDS « prend injustement pour cible » Israël.

Le premier point est le plus simple : l’appel au boycott des institutions universitaires et culturelles israéliennes est précisément un appel pour la solidarité. La réponse correcte à un tel appel pour la solidarité est soit de promettre son soutien, si on est en mesure de l’offrir, soit de rejeter l’appel, si on ne l’est pas. La réponse juste à un appel pour la solidarité n’est pas de lui demander de traiter tout de suite toutes les autres situations semblables envisageables. Pour reprendre l’un des points soulevés sur une excellente feuille FAQ (Foire aux questions), produite par les anthropologues qui soutiennent le boycott universitaires : quand César Chávez et l’Association nationale des travailleurs agricoles ont appelé au boycott des grains de raisins, la réponse politique appropriée n’aurait pas été de demander aussitôt : et que faites-vous pour les pommes ? Cela ne veut pas dire que nous n’aurions pas besoin de parler aussi des pommes -, cela veut dire qu’un tel appel à la solidarité ne nous excuse en aucune façon pour ne pas poursuivre toutes les autres questions connexes, ou offrir notre solidarité en d’autres situations. C’est certainement vrai de BDS, et de soutenir le boycott universitaire n’épuise aucunement notre capacité à poursuivre toutes sortes d’autres engagements politiques. Mais dans l’immédiat, comme première réaction à un appel pour la solidarité, demander « mais, que faites-vous pour toutes les autres choses ? », revient à une sorte de violence contre l’appel lui-même. C’est, tout simplement, un refus qui n’a pas le courage de se présenter comme tel.

Mon deuxième point est lié. L’argument sur « la prise pour cible », me semble-t-il, suppose une personne théorique qui ne signerait que des pétitions BDS, et qui ne s’intéresserait à la justice que quand il est question de la Palestine. J’imagine qu’une telle personne peut exister, mais je ne l’ai certainement jamais rencontrée, lui ou elle. Quand on observe le spectre large du mouvement de solidarité Palestine, et le réseau et les associations venus soutenir le boycott universitaire, ce que l’on voit, c’est toute série de personnes engagées dans une multitude de luttes pour la justice sociale.

C’est cette question de la lutte pour la justice qui conduit à mon troisième et dernier point. Ceux qui demandent pourquoi le mouvement BDS « prend pour cible » Israël admettent implicitement que l’État d’Israël a effectivement fait quelque chose qui mérite sanction. En d’autres termes, ce n’est pas un argument qui se base sur l’allégation qu’Israël n’aurait rien fait de mal (il y en a qui disent cela, mais ce n’est pas un argument de plus) ; c’est une façon de dire : Israël a fait des choses qui méritent d’être sanctionnées, mais que faites-vous pour toutes ces autres mauvaises choses que d’autres États ont faites ? Et la réponse doit être : oui, par tous les moyens, discutons de toutes ces autres choses. Mais s’agissant de cet ensemble particulier de mauvaises choses commises par l’État d’Israël : si vous êtes contre le BDS, alors que proposez-vous pour traiter activement et corriger les injustices perpétrées ? Et si ceux qui s’opposent au BDS – surtout s’ils prétendent s’opposer à l’occupation tout en attaquant avec véhémence ceux d’entre nous qui soutiennent le boycott universitaire et culturel – si ceux-là refusent aussi de fournir une alternative, allant plus loin que de ne proposer que de vagues variantes sur la « paix » et le « dialogue », alors il leur faut être suffisamment honnêtes pour reconnaître que tout simplement, ils ne se préoccupent pas suffisamment de ces injustices pour vouloir intervenir activement et tenter d’y mettre fin. Ceci est, pourrions-nous dire, une vague et chimérique sympathie qui jamais, ne s’approche même de ce qu’est une véritable solidarité.

Encore une fois, je suis loin d’être le premier à suggérer->http://coreyrobin.com/2014/01/11/the-implication-of-why-single-out-israel-is-do-nothing-at-all/] que la répétition de cette accusation de cibler Israël masque l’opinion selon laquelle nous devrions simplement ne rien faire du tout, une opinion qui se satisfait totalement du statu quo. Mais je pense que c’est là quelque chose qu’il faut clairement articuler dans le climat actuel. Le mouvement BDS en général, et le mouvement en faveur d’un boycott universitaire et culturel en particulier, est une réponse à un appel visant à mettre fin à certaines injustices. Il se présente, de toute évidence, comme un appel motivé par un ensemble de circonstances dans lesquelles ces injustices ont été, et continuent d’être, commises quasiment en toute impunité. L’une des choses navrantes, quand on reprend l’appel initial de la société civile palestinienne pour le BDS, publié en juillet 2005, c’est qu’il se réfère à plusieurs reprises à la construction en cours du mur d’apartheid, et à la décision de 2004 de la Cour internationale de Justice déclarant ce mur illégal. Une décennie plus tard, le mur est totalement achevé ; c’est maintenant simplement un fait accompli de plus sur le terrain. Ceci exemplifie l’état d’impunité contre lequel le mouvement BDS se bat pour qu’il y soit mis un terme, par une démarche qui repose sur un mouvement populaire grandissant, plutôt que sur des appels aux États ou aux organisations internationales. Junot Diaz, qui [manifesta récemment son soutien au boycott universitaire et culturel, a décrit l’importance de ce mouvement populaire pour mettre fin à l’impunité :

« S’il existe un arc moral dans l’univers, la Palestine pourra alors enfin être libre. Mais ce jour promis n’arrivera jamais si nous qui, dans ce monde, sommes épris de justice, ne nous battons pas pour mettre fin au fléau de l’occupation israélienne. Nos dirigeants politiques, religieux et économiques ont toujours eu une terrifiante tendance à conduire notre monde dans des conflits, sauf quand nous, tout seuls avec presque rien d’autre que notre courage et notre solidarité et notre invincible espoir, arrivons à conduire notre monde à la paix. »

Laissez-moi finir par où j’ai commencé. Pourquoi est-ce que je m’en préoccupe ? Parce que je trouve dans l’appel au boycott universitaire et culturel d’Israël un appel à la justice, ainsi qu’une méthode qui vise à faire vivre cette justice.