Réponse de l’AURDIP à la lettre de Madame Christiane Taubira Garde des Sceaux Ministre de la Justice

L’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine a adressé deux lettres (le 15/11/2012 et le 15/9/2013) à Madame Christiane Taubira, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice pour l’alerter sur le caractère à la fois inopportun et non conforme au droit des poursuites pénales engagées contre des militants associatifs qui appellent pacifiquement, au nom du respect du droit international en Palestine, à ne pas consommer de produits israéliens. Elle lui a demandé l’abrogation des deux circulaires liberticides (CRIM-AP n°09-900-A4, du 12 février 2010) et (CRIM-AP n°2012-0034-A 4, du 15 mai 2012), adoptées par Mme Michèle Alliot-Marie et M. Michel Mercier. Madame Christiane Taubira a répondu à ces lettres le 30/10/2013. L’AURDIP vient de lui répondre dans une dernière lettre du 14/12/2013.

Madame Christiane Taubira,

Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

L’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine vous remercie pour l’attention que vous avez apportée à ses deux courriers des 15 novembre 2012 et 15 septembre 2013 et pour votre réponse du 30 octobre 2013.

Sur le fond, nous regrettons que votre lettre ne réponde pas à nos arguments juridiques et se contente d’affirmer, sans le démontrer, que l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881 permettrait de réprimer les appels lancés par des citoyens ou des ONG au boycott de produits issus d’un État qui viole le droit international. De nombreuses juridictions, dont la Cour d’appel de Paris (24 mai 2012, Pôle 2, chambre 7, n°11/6623), ont estimé exactement l’inverse.

Nous regrettons aussi que votre lettre envisage que ce texte puisse être combiné avec l’article 225-2 du code pénal relatif à la répression de l’entrave à l’exercice normal d’une activité économique, alors que, de l’avis de très nombreux juristes et comme nous vous le démontrions, il n’existe pas en droit pénal français (qui doit toujours faire l’objet d’une interprétation stricte) de délit d’appel discriminatoire fondée sur la nationalité à l’entrave à l’exercice normal d’une activité économique.

Toutefois, notre association a surtout été étonnée par la teneur de votre réponse.

D’une part, notre association ne vous a jamais demandé de donner des instructions
individuelles dans les dossiers où des poursuites ont été engagées ou d’interférer dans les procédures judiciaires en cours. Notre association vous a juste demandé de procéder à l’abrogation de deux circulaires liberticides adoptées par le gouvernement précédant. Il est encore dans les attributions du garde des sceaux d’émettre des directives de politique pénale et donc aussi naturellement de les abroger.

D’autre part, votre réponse évoque le dispositif de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie et la nécessité d’y apporter une réponse ferme. Notre association partage bien vos préoccupations mais ne voit pas le rapport avec sa demande. L’évocation du dispositif de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie en réponse à nos deux courriers semble procéder au mieux d’une méconnaissance des questions relatives au droit international en Palestine, au pire d’un désagréable amalgame.

Nous vous rappelons que la campagne boycott désinvestissement sanctions (BDS) engagée depuis 2005 à la demande de la société civile palestinienne n’est en aucun cas une campagne raciste, antisémite ou xénophobe mais une campagne internationale, pacifique et citoyenne, qui, s’inspirant de la campagne de la société civile contre l’apartheid sud-africain, vise à faire pression sur l’État d’Israël pour qu’il modifie ses politiques déclarées illégales par la Cour internationale de Justice dans son Avis sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé du 9 juillet 2004 (construction du mur de séparation et colonisation notamment) et respecte le droit international en Palestine. Rien n’est plus faux que de laisser entendre que cette campagne puisse être raciste, antisémite ou xénophobe. Cet amalgame relève de la même rhétorique que celle utilisée dans les années 70 et 80 contre les militants anti-apartheid qui étaient accusés d’être des marxistes-léninistes. D’ailleurs et jusqu’à nouvel ordre, aucun des militants de la campagne BDS poursuivis depuis 2010 en vertu de la circulaire évoquée ne l’a été pour avoir tenu des propos ou commis des actes raciste, antisémite ou xénophobe.

En réalité, les actions d’appel au boycott organisées dans les supermarchés consistent en des mesures strictement incitatives et non contraignantes, qui se limitent à faire appel, par des campagnes d’information (réunions de militants, port de tee-shirts, distribution de tracts, discussions), au libre choix des consommateurs. Aucune forme de contrainte ou de pression n’a été exercée ni à l’égard des consommateurs et des distributeurs français, ni à l’égard des producteurs israéliens. Les actions conduites se situent donc au coeur de la liberté d’expression et d’information des citoyens français sur un sujet de politique internationale, où le but visé est d’obtenir le respect du droit international en Palestine et où les moyens proposés pour y parvenir sont un boycott des produits israéliens réalisé dans un premier temps à l’initiative des consommateurs et dans un deuxième temps à l’initiative des pouvoirs publics, sous la pression des citoyens.

Comme vous le savez, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme considère que les groupes militants bénéficient d’une protection particulièrement renforcée de leur liberté d’expression (CEDH, Steel & Morris c/ Royaume-Uni, 15 fév. 2005, § 89). Il en découle que « l’expression politique y compris sur des sujets d’intérêt général, exige un niveau élevé de protection » (Ibidem, § 88 ; CEDH, affaire Renaud c/ France, 25 fév. 2010, § 33). Cette exigence a amené la Cour européenne à déclarer, dans un arrêt récent, que « l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en matière politique » (CEDH, Ashby Donald et autres c/ France, 10 janvier 2013, § 39). En poursuivant la pénalisation des militants de la campagne BDS, la France continue à se singulariser en Europe en violation manifeste de ses obligations conventionnelles.

L’Association Universitaire pour le Respect du Droit International en Palestine a donc l’honneur de renouveler sa demande d’abrogation des circulaires CRIM-AP 12 février 2010 n°09-900-A4 et CRIM-AP n°2012-0034-A 4.

Je me permets de solliciter à nouveau un entretien auprès de vous, afin de vous exposer notre position et de jeter les bases de ce qui serait, à notre sens, une interprétation des textes plus respectueuse de la liberté d’expression.

(signé) Ivar Ekeland

Président de l’AURDIP

Ancien Président de l’Université Paris-Dauphine

Ancien Président du Conseil Scientifique de l’École Normale Supérieure