Qu’en est-il de la liberté académique palestinienne ?

L’objet de cet article est de soutenir l’appel au boycott des institutions universitaires israéliennes et des projets financés par l’État israélien jusqu’à ce que la liberté académique palestinienne soit respectée….

L’objet de cet article est de soutenir l’appel au boycott des institutions universitaires israéliennes et des projets financés par l’État israélien jusqu’à ce que la liberté académique palestinienne soit respectée et protégée avec la même défense ardente apportée à la liberté académique israélienne. Ceci ne pourra se réaliser que lorsque la colonisation aura pris fin.

Les adversaires du boycott académique d’Israël, comme ce groupe appelé Universitaires pour la liberté académique, soutiennent que les boycotts académiques sont « antinomiques avec les principes fondamentaux de l’université, par lesquels nous ne tiendrons pas l’échange intellectuel en otage des désaccords politiques du moment » [[Voir le site : Faculty for Academic Freedom.]]. L’hypocrisie de ceux qui soutiennent cela, comme d’autres arguments, apparaît ouvertement flagrante quand tenir « l’échange intellectuel en otage des désaccords politiques du moment » est précisément ce qu’Israël est en train de pratiquer s’agissant de l’échange intellectuel des Palestiniens, en imposant une multiplicité de forces coercitives résultant de sa colonisation militaire forcée de la Palestine. Il est faux de se prétendre scandalisé par un boycott des universités israéliennes tout en ne manifestant aucune inquiétude pour la liberté académique palestinienne.

Un contexte historique : la politisation de toute chose

Avant 1971, il n’y avait pas d’universités palestiniennes dans les territoires occupés en 1967. Ceux qui en avaient les moyens envoyaient leurs enfants à l’étranger pour leurs diplômes universitaires. Cette pratique a été entravée après la guerre de 1967. Les règlements militaires ont mis les étudiants devant le risque de se voir retirer leur carte d’identité israélienne à leur retour de l’étranger. Les gouvernements arabes autoritaires sont devenus hostiles à la présence d’étudiants palestiniens dans leurs universités, les accusant d’organiser des mouvements pro-palestiniens et nationalistes arabes. Motivés en partie par l’inquiétude que la jeunesse palestinienne n’apprenne pas sa propre histoire et culture, les États arabes et les familles palestiniennes aisées ont commencé à transformer de petites institutions d’enseignement en universités, prenant comme modèle les collèges d’art libéraux aux États-Unis. Entre 1971 et les années 1990, dix universités de premier et deuxième cycle ont été créées.

Israël a découragé les Palestiniens mais sans aller jusqu’à les empêcher de créer des universités ; à la place, ses agences de renseignements les ont utilisées pour surveiller les tendances politiques et certaines personnes spécifiques. Au début, ces universités ont été placées sous l’Ordonnance militaire 854 selon laquelle il revient à l’autorité militaire d’approuver le programme des études, l’admission des étudiants et les décisions d’embauche du corps enseignant, en éradiquant activement tout semblant de liberté académique. En 1980, l’Ordonnance 854 a été amendée afin de renforcer le contrôle israélien et de censurer l’enseignement et les publications. Durant la Première Intifada (1987-1993), l’université An Najah à Naplouse (alors faculté) a été placée sous des ordonnances spécifiques qui incluaient ce qui suit :

L’administration (de l’université) s’engage à présenter à l’officier (des FDI, forces de défense israéliennes) en charge… les sources des financements et leurs destinations… une liste des enseignants, employés et étudiants, avec leurs données personnelles… (et) toute information supplémentaire qui pourrait être de temps en temps requise par l’Administration civile (israélienne)… [[ A.T. Sullivan, Les universités palestiniennes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. The Muslim World, 84(2), 1994.]]

En 1994, avec la création de l’Autorité palestinienne (AP) dans le cadre des Accords d’Oslo, la direction de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) est rentrée dans les territoires occupés en 1967 et a affirmé son contrôle sur l’AP et par conséquent sur les universités. Son ministère de l’Enseignement et de l’Enseignement supérieur a initié une certaine gouvernance des universités, mais le ministère s’est trouvé handicapé par des ressources financières limitées. Il avait l’accès à des recettes fiscales, mais les impôts payés par les Palestiniens étaient collectés par Israël et retransmis ensuite à l’AP. Quand Israël choisit d’agir ainsi, il refuse de restituer les recettes fiscales ce qui a des conséquences désastreuses pour les universités palestiniennes et les écoles publiques. Par exemple, au lendemain des élections de 2006 où le Hamas a obtenu la majorité au Conseil législatif palestinien, Israël a bloqué les transferts fiscaux et les États-Unis ont menacé de supprimer les aides, une arme financière pour punir les Palestiniens d’avoir donné une majorité à un parti « terroriste ».

Les fermetures

Tout au long de la Première Intifada (1987-1993), toutes les universités palestiniennes ont été fermées. Pendant la Deuxième Intifada commencée en 2000, les fermetures ont ciblé des universités en particulier en tant que punition collective contre le corps enseignant et les étudiants qui prenaient part à la résistance militante. Quand je suis arrivé en Cisjordanie en mars 2003, les universités étaient ouvertes à l’exception de celle d’Hébron, qui était fermée depuis six mois. Elle était fermée parce que son président ne pouvait promettre d’empêcher les étudiants militants d’entrer sur le campus. Les conséquences étaient terribles. En plus de l’arrêt des classes et du non-paiement des salaires, les projets de recherche se trouvaient anéantis du fait de la fermeture des laboratoires. Par erreur, les FDI n’avaient pas fermé une installation extérieure au campus qui est utilisée normalement pour leurs programmes de formation continue. Les professeurs ont utilisé son espace limité afin d’assurer quelques classes, s’exposant ainsi, eux-mêmes et les étudiants, à d’éventuelles arrestations. Après l’Intifada, les fermetures se sont poursuivies. En 2005, les universités ont perdu 132 jours, et 78 en 2006.

Lorsque que je suis allé à l’université de Birzeit en 2003, celle-ci était ouverte ; cependant, les FDI avaient placé des soldats et des blocs de béton dans le bas de la route d’accès au campus, pour qu’il soit extrêmement difficile pour les enseignants et les étudiants de monter jusqu’au campus. Il fallait que des volontaires aident les professeurs les plus âgés, en les emmenant sur des charrettes pour les monter jusqu’au campus ; élèves et professeurs risquaient de se briser les os, d’être arrêtés ou pire s’ils essayaient d’échapper aux barrières en traversant à terrain découvert ; et les soldats agressaient les étudiants de sexe masculin et les enseignants aux barrages. Des membres du corps enseignant m’ont dit que la recherche et les projets pour assister à des conférences à l’étranger avaient été annulés afin de gérer la pagaille.

Les mouvements

La répression va bien au-delà des fermetures. Il convient de prendre en compte la constellation d’obstacles et d’interdictions qui surviennent dans des conditions que Jeff Halper appelle une « matrice de contrôle ». Le pire de tout cela, ce sont les restrictions à multiples facettes imposées sur les mouvements à l’intérieur des territoires occupés et sur les déplacements à l’étranger, et la capacité d’Israël à décourager les universitaires de venir dans les territoires occupés en 1967 en tant que participants à des conférences et partenaires en recherche.

Selon un article paru dans Ha’aretz (le 23 décembre 2011), il existe 101 types différents de permis de circuler. Celui adéquat est déterminé en fonction de ce que la personne doit faire et de son document d’identification. Les Palestiniens qui vivent en Israël ont des passeports israéliens pour partir à l’étranger mais ils ont l’interdiction d’entrer dans les territoires occupés en 1967 pour coopérer avec leurs collègues. Ceux qui vivaient en Cisjordanie et à Jérusalem-Est avant 1967 peuvent obtenir des permis de circuler mais avec bien des efforts et des restrictions. Si vous obtenez un permis, vous ne pourrez pas passer la nuit en Israël ou à Jérusalem-Est, vous devrez rentrer chez vous et, le lendemain, renouveler votre demande d’autorisation avec l’humiliation et la perte de temps qu’elle implique, cela sur les check-points israéliens. Imaginez l’impact de ceci sur les coopérations. Selon un rapport des Nations-Unies, les ONG passent 20 % de chacune de leur journée de travail à préparer et à renouveler des demandes de permis.

Se déplacer à l’intérieur de la Cisjordanie pour participer à une conférence dans une université de Cisjordanie devient une tâche ardue. Des universitaires d’An Najah (Naplouse) m’ont dit qu’il peut leur falloir trois heures ou plus pour se rendre à une conférence à l’université de Bethléhem (à 53 km), si tout va bien. Et le plus souvent, tout ne va pas bien. Un rapport de 2007 de la Banque mondiale signale « les restrictions sévères et de plus en plus étendues aux mouvements et… (par conséquent) les niveaux élevés d’imprévisibilité » [[Cisjordanie, les mouvements et accès restreints en Cisjordanie : incertitude et inefficacité dans l’économie palestinienne, 2007.]]. L’imprévisibilité signifie que les conférences se retrouvent désorganisées quand les présentateurs sont retardés sur les check-points. Si les FDI demandent une fermeture de frontière (ce qui arrive régulièrement), tous les permis sont annulés. Si vous réussissez à avoir un permis pour aller à l’étranger, vous devez vous rendre à Amman en Jordanie, parce que vous n’avez pas le droit de passer par l’aéroport Ben-Gourion (Tel Aviv) : donc, davantage de temps, davantage de coûts, davantage d’incertitudes.

L’impact de cette toile de restrictions entraîne des répercussions bien au-delà des restrictions les plus visibles. Par exemple, en 2004, je commençais à prendre des dispositions pour un professeur de l’université de Bethléhem et cinq éducateurs palestiniens afin de les faire venir à l’université du Manitoba (Canada) au titre de participants à un cours d’été sur l’Éducation et la Démocratie dans un contexte mondial. D’après mes notes d’organisation, cela a pris 22 heures du temps des personnels pour faire venir les Palestiniens jusqu’au Manitoba. Il leur a fallu obtenir l’autorisation de se rendre à Tel Aviv pour y être interrogés avant qu’Israël ne leur remette les permis. Pour ces entretiens, je leur ai envoyé ce qui était exigé, les lettres d’invitation, les détails sur qui allait héberger qui, et quel sera leur rôle dans le cours. Pour trois d’entre eux, les documents ont été déclarés « perdus » à la douane israélienne, et ils ont dû être republiés, leur faisant manquer de peu le dépassement des délais pour les demandes. Cela a provoqué des retards supplémentaires pour les demandes de visas canadiens. Les Palestiniens ont dû partir en passant par Amman, ce qui a accru le coût des voyages pour l’université. Tout ce travail pour faire venir les Palestiniens au Manitoba s’est avéré onéreux, en argent et en temps. Et dans le même moment, les préparatifs pour le voyage de l’universitaire israélien, qui participait lui aussi au cours, ont demandé deux heures.

Ce cas illustre la façon dont les obstacles aux mouvements, et l’imprévisibilité qui en découle, obtiennent la conséquence délibérée de tenir l’échange intellectuel en otage de la politique de l’occupation, pas seulement par les restrictions immédiates aux mouvements, mais par les efforts extrêmement difficiles et coûteux qu’elle impose pour pouvoir inviter des Palestiniens à venir participer à des programmes d’échange et des coopérations.

Dépendance, dépendance, toujours plus de dépendance

Depuis la guerre de 1967, entre 18 000 et 24 000 maisons palestiniennes ont été démolies pour faire la place aux colonies et en tant que punition collective pour fait de résistance armée. Le Bureau central palestinien des statistiques porte le taux de chômage aux environs de 26 %, un chiffre qui ne tient pas compte des 60 % de la main-d’œuvre potentielle qui se sont mis à un travail familial non rémunéré ou qui ont quitté la population active après avoir recherché en vain un travail pendant une longue période. Le niveau de la pauvreté s’aggrave : en 2009-2010, plus de 20 % de la population de Cisjordanie vivent avec moins de 1,67 dollar par jour [[Adam Hanieh, Lignage de la révolte, Haymarket Books, 2013. Voir le chapitre 5 sur une économie politique du conflit. Voir aussi Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne, Routledge, 2006.]]. Dans ces conditions, les universités deviennent totalement dépendantes des dons de l’étranger pour pouvoir fonctionner et avoir des capitaux, et aider les étudiants qui vivent dans la pauvreté.

Cette dépendance affecte chacun des domaines de la vie universitaire. Israël limite le genre de programmations que des organismes extérieurs peuvent soutenir. Les projets qu’il estime menaçant pour sa sécurité sont interdits, ceux qui sont conformes aux projets de développement israéliens approuvés peuvent aller de l’avant. Les organismes de financement favorisent la recherche qui fait avancer la normalisation, en exigeant des Palestiniens qu’ils incluent des universitaires israéliens dans leur propositions de financement, quelle que puisse être non pertinente une telle collaboration. Il y a une résistance à la normalisation ; cependant, trois enseignants m’ont dit qu’alors que leurs universités ont imposé des restrictions à des projets communs avec Israël, des ONG et des entreprises privées ont accepté des financements assujettis à de telles dispositions et signé des contrats avec une université et/ou des universitaires pour gérer des projets communs.

La dépendance en matière de financement à l’égard des donateurs extérieurs n’est en aucune façon limitée aux Palestiniens. Que des fonds destinés à la recherche et à l’élaboration des cours et qui servent des intérêts privés et militaires soient prépondérants est une entrave grandissante à la liberté académique mondialement. Mais les États qui ont enduré le pire sous le joug d’une dépendance néocoloniale ont un certain niveau de souveraineté qui leur donne les capacités de protéger un minimum de liberté académique. Les Palestiniens n’ont aucune citoyenneté, aucune souveraineté, aucun contrôle sur leurs mouvements, et ont un contrôle circonscrit sur leurs budgets : l’enseignement supérieur est incapable de fonctionner sans la moindre indépendance significative.

De dépendre des objectifs des organismes de financement a une influence insidieuse sur la mentalité des intellectuels. Adam Hanieh a écrit sur « la culture d’une direction palestinienne qui est totalement intégrée dans des schémas de domination occidentale… » (5). Une dépendance intense crée dans son sillage « des intellectuels compradors », capables et désireux de répondre aux attentes des donateurs étrangers pour en tirer un avantage personnel par-dessus la poursuite de la libération nationale.

De quelle liberté académique est-il question ?

Les fermetures, les harcèlements et les coups portés aux étudiants et aux enseignants, les incursions politiquement motivées au sein de la politique étudiante, les restrictions aux déplacements intérieurs et extérieurs, le tout combiné avec la dépendance à l’égard des donations étrangères accordées sous de nombreuses conditions – et une foule d’autres restrictions trop nombreuses pour être citées ici -, tout cela n’aboutit à rien d’autre que de dénier ou de limiter gravement un semblant de liberté académique palestinienne. Mais qui s’en inquiète parmi ceux qui condamnent l’appel au boycott des universités israéliennes ?

Si la liberté académique pour les Palestiniens doit être évaluée comme elle l’est pour les Israéliens, alors le boycott d’une recherche et d’un enseignement parrainés par l’État d’Israël est justifié jusqu’à ce que les forces qui dénient la liberté académique aux Palestiniens n’existent plus. Ceci ne pourra se réaliser que lorsque la colonisation de la Palestine aura pris fin. Il est admirable de beaucoup tenir à la liberté académique et de se lever pour toute suggestion de boycotts. Il est hypocrite d’admonester l’appel BDS au boycott académique des institutions israéliennes sans protester contre un régime colonial qui dénie aux Palestiniens la même liberté.