Pour Gérard Araud, ancien ambassadeur de France, « Israël est un État d’apartheid »

L’Ambassadeur de France prend sa retraite aujourd’hui. Voici ce qu’il pense réellement de Washington.

Gérard Araud dit que Trump a raison sur le commerce. Kushner est « extrêmement intelligent » mais n’a pas de cran. Et John Bolton, pas si mal en fait.

Gérard Araud, l’ambassadeur de France au parler délicieusement direct, est connu pour deux choses : les somptueuses soirées qu’il accueille dans sa demeure de Kalorama et sa volonté de dire (et de tweeter) des choses que d’autres ambassadeurs ne pourraient même pas penser, et encore moins déclarer en public.

Araud termine aujourd’hui son mandat de près de cinq ans à Washington et lorsque j’ai parlé avec lui la semaine dernière, il était, même selon ses critères personnels, direct jusqu’à être gênant. Il m’a fait part de ses vues sur les USA (« Le rôle des États Unis comme gendarme du monde, c’est fini ») et sur Donal Trump (« brutal, un tantinet primaire, mais, en un sens, il a raison » sur le libre-échange) et il a fait part de son opinion sur John Bolton (c’est « un vrai professionnel » alors même qu’il « hait les organisations internationales ») et sur Jared Kushner (« extrêmement intelligent mais il n’a pas de cran »).

Il a aussi lancé un avertissement à quiconque affirme que ce sera « toujours pareil » une fois que la fièvre Trump retombera en Amérique. L’idée que la présidence de Trump est une espèce d’accident, dit-il, est un fantasme.

La présidence de Trump a compliqué l’action diplomatique d’Araud de plusieurs façons. Comme tout un chacun à Washington, il s’est démené pour réagir à l’évacuation brutale des troupes américaines de Syrie, à la fin de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran et au retrait américain de l’accord de Paris sur le climat. Mais le moment le plus difficile de sa carrière, m’a-t-il dit, se situe aux premières heures de la journée du 9 novembre 2016, juste après l’élection de Trump, lorsqu’il a tweeté : « Après le Brexit, après Trump, un monde s’effondre ».

Le tweet n’est resté posté que deux minutes, mais le mal était fait. À Washington, il était 2 heures du matin et la plupart de la côte Est était dans l’incrédulité quant à la victoire de Donal Trump. En France – qui, malgré tous les défauts de la relation, reste le plus vieil allié de l’Amérique – c’était la débâcle. « Des centaines de personnes m’insultaient sur Twitter et, bien sûr, personne ne me défendait et personne ne m’appelait » m’a dit Araud. « C’était vraiment un sale quart d’heure, toute cette haine… Tout le monde me poignardait dans le dos à Paris ».

Et de toute façon, a-t-il ajouté, « J’avais raison sur le fond, mais j’avais tort sur la forme ».

Notre conversation a été publiée en condensé pour plus de clarté.

Yara Bayoumy: Votre carrière a commencé au Moyen Orient. Où en est la situation selon vous aujourd’hui, en particulier concernant le processus de paix ?

Gérard Araud: Je suis proche de Jared Kushner… Partout dans l’histoire de l’humanité, lorsqu’il y a une négociation entre deux parties, la plus puissante des deux impose ses termes sur la plus faible. C’est la base du (plan de paix) de Jared Kushner – ce sera une proposition très voisine de ce que veulent les Israéliens. Est-elle condamnée à l’échec ? Je dirais oui à 99%, mais 1%, n’oubliez jamais le 1%. Trump est, de façon unique, capable de pousser les Israéliens, tellement il est populaire en Israël.

Bayoumy: Mais Trump n’a pas poussé les Israéliens jusqu’alors.

Araud: Exact, mais au besoin, il peut le faire. Trump a dit un jour à Macron : « J’ai tout donné aux Israéliens ; il faudra que les Israéliens me donnent quelque chose ». Il est totalement dans la transaction. En Israël, il est plus populaire que (Benjamin) Netanyahou, donc les Israéliens ont confiance en lui. C’est le premier pari m’a dit Kushner. Le second c’est que les Palestiniens peuvent considérer que c’est leur dernière chance d’obtenir une souveraineté limitée. Et le troisième élément est que Kushner va déverser de l’argent sur les Palestiniens. N’oubliez pas, les Arabes sont derrière les Américains. Le projet fait 50 pages, nous a-t-on dit, très précisément ; nous ne savons pas ce qu’il y a dans ce projet. Mais on va voir.

Le problème est que la disproportion du pouvoir est telle entre les deux côtés que les plus forts peuvent conclure qu’ils n’ont pas intérêt à faire des concessions. Et aussi le fait que le statu quo est extrêmement confortable pour Israël. Parce qu’ils (peuvent) avoir le beurre et l’argent du beurre. Ils ont la Cisjordanie, mais en même temps ils n’ont pas à prendre de décision douloureuse sur les Palestiniens, réellement de réellement les priver complètement d’un État ou de les faire citoyens d’Israël. Ils ne vont en faire des citoyens d’Israël. Donc ils vont devoir officialiser, ce que nous connaissons de la situation, qui est celle d’apartheid. Il y aura officiellement un État d’apartheid. Ce qu’il est déjà, en fait.

Bayoumy: Comment percevez-vous la façon dont Kushner a abordé le plan de paix ?

Araud: Il est complètement en mode de transation immobilière. Il est très intelligent, mais il n’a pas de cran. Il ne connaît pas l’histoire. Et, en un sens, c’est bien – nous ne sommes pas là pour dire qui a raison et qui a tort : nous essayons de trouver un moyen. Donc, en un sens, j’approuve, mais il est tellement rationnel et il est tellement pro israélien aussi, qu’il peut négliger le fait que si on propose aux Palestiniens le choix entre se rendre et se suicider, il y a des chances qu’ils choisissent la deuxième option. Quelqu’un comme Kushner ne comprend pas ça.

Bayoumy: Croyez-vous qu’il va se produire un dommage irréparable du fait de la présidence (Trump), ou même une rupture dans l’alliance transatlantique ?

Araud: Vous nous faites faire un test sur ce qu’il arrive lorsqu’un populiste est élu dans une démocratie libérale. Merci beaucoup, donc, pour ce test. Ce qui est important dans cette crise, c’est la force de vos institutions.

Je ne pense pas que quoi que ce soit d’irréparable se produise aux États Unis. Je ne sais pas ce qu’il serait arrivé en France si Marine Le Pen avait été élue, parce que nos institutions sont beaucoup plus faibles.

Regardons le dogme de la période précédente. Par exemple, le libre-échange. C’est fini. Trump le fait à sa manière. Brutale, un peu primaire, mais, en un sens, il a raison. Ce qu’il fait avec la Chine aurait dû être fait, peut-être d’une autre façon, mais aurait dû être fait plus tôt. Trump a senti la lassitude des Américains, mais (Barack) Obama aussi. Le rôle des États Unis comme gendarme du monde, c’est fini. Obama a commencé, Trump en réalité a pris la suite. On a vu ça en Ukraine. On voit ça tous les jours en Syrie. Les gens ici se pâment quand on discute de l’OTAN, mais quand il a dit : « pourquoi devrions-nous défendre le Montenegro ? », c’est une vraie question. Je sais que les gens à Brookings ou au Conseil Atlantique vont encore se pâmer, mais en réalité oui, pourquoi, pourquoi devriez-vous ?

Voilà les questions qui sont mises sur la table d’une manière brutale et un peu primaire par Trump, mais ce sont des questions réelles. Où est-ce que le changement va nous mener, je ne sais vraiment pas.

Bayoumy: Pourquoi les Américains ont-ils été tellement surpris par le mouvement populiste ? Était-ce de la naïveté dans la campagne de 2016 ?

Araud: Il y avait bien sûr la crise (financière) de 2008, qui a été très bien gérée par le président Obama en particulier, mais qui a été dévastatrice. Nous avons sous estimé le traumatisme de la crise.

Bayoumy: À quel moment avez-vous réalisé que Trump savait exactement comment exploiter ce sentiment populiste ?

Araud: Vous savez, le huit novembre 2016, à 18 heures, nous appelions les gens du côté de (Hillary) Clinton, du côté de Trump. Nous appelions les sondeurs et tout le monde nous disait : « elle est élue ». Et nous disions, bien sûr, « ce type ne peut pas être élu ». C’était tellement surprenant de voir Trump élu que la conclusion (des Démocrates) était essentiellement : soit les Russes sont responsables, soit elle était vraiment une mauvaise candidate.

Le cas de Trump , pour moi, ce n’est pas tellement Donald Trump , ce n’est pas tellement une personne, mais c’est un phénomène politique.

Bayoumy: Des parallèles peuvent être établis ici avec la France et la montée du populisme qui s’y produit. Y a-t-il un changement dans ce que veut dire être français ?

Araud: Pour moi, la crise identitaire est un symptôme mais non la maladie. En France, nous croyions avec optimisme que l’élection de Macron signifiait que nous avions trouvé une recette contre le populisme. C’était un dirigeant nouveau, qui avait des idées nouvelles, élu sur une plateforme centriste. Apparemment nous nous trompions.

Les manifestations des « gilets jaunes » contre Macron sont fondamentalement celles de ceux qui ont plus ou mois voté Trump ici. Ce sont des gens habitant de petites villes, des zones rurales, de la classe moyenne basse, qui disent : « On nous a abandonnés ». Et, à droite, notre parti conservateur se dirige dans la même direction que les Républicains ici. Soudain, ce parti qui était traditionnellement conservateur devient vraiment protectionniste, obsédé par l’immigration et obsédé par les questions d’identité. Vous savez : « la France est un pays judéo-chrétien », ce qui veut dire fondamentalement anti musulman. Il y a une uniformité dans la crise, et c’est ce qu’on voit aussi dans le Brexit.

Ce n’est pas un hasard que votre président ait été élu par la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan, tandis que notre Rust Belt (ceinture de rouille – région sinistrée) du nord de la France a élu cinq ou six membres de l’Assemblée à l’extrême droite.

Bayoumy: À quel moment avez-vous pensé Bon, je ne vais plus être surpris par ce que dit Trump ?

Araud: Lors de l’accord sur le changement climatique. J’ai tenté de dire discrètement aux Américains que l’accord en lui-même n’impose aucune obligation. Donc si vous n’aimez pas les engagements pris par l’administration Obama, nous n’aimerions pas ça, mais pourquoi ne changez vous pas les engagements sans quitter l’accord ? Ils ont décidé de dénoncer l’accord. Mais ce qui était choquant était… le discours de Trump disant que l’accord est imposé aux Américains.

[Une autre surprise a été] sur l’accord avec l’Iran ; nous étions en train de négocier avec l’administration un accord complémentaire à l’accord avec l’Iran, sur les missiles, le terrorisme et sur les activités de l’Iran dans la région. Et nous étions proches d’un accord.

Bayoumy: À quel point étiez-vous proches?

Araud: les gens disent à 90% ; je ne sais pas. Une négociation était en cours. Il n’y avait absolument aucune crise dans la négociation. Et tout d’un coup, du jour au lendemain, tout était fini. Cela a été décidé dans la nuit ; c’est Trump qui a décidé. Personne n’a été averti et le lendemain personne n’était en mesure de nous dire ce que cela signifiait pour nous.

Bayoumy: Macron était là à ce moment-là. Venait-il avec la vision qu’il pouvait influencer Trump ?

Araud: Lors de leur tête-à-tête, Trump lui a dit : « Nous allons quitter ». Et Macron a discuté, disant que nous pourrions négocier un accord global. Macron a dit que nous devrions essayer de travailler ensemble et Trump a dit oui. Nous sommes alors partis. Je n’avais pas beaucoup d’illusions mais nous sommes partis avec l’impression que peut-être quelque chose était possible.

Bayoumy: Avez-vous le sentiment qu’ils négociaient en toute bonne foi ?

Araud: Le type en face de nous, Brian Hook, était de bonne foi. Mais le problème est que cette bureaucratie dysfonctionne tellement. De toute évidence il n’y a qu’une personne qui puisse engager les États Unis et c’est Donald Trump

Bayoumy: À quoi ressemble l’échange avec John Bolton ?

Araud: Il est possible de travailler avec lui. On définit un accord, qui est généralement très étroit et on peut travailler ensemble. Ce type est un vrai professionnel mais aussi un idéologue, donc c’est un peu difficile. Cela fait 40 ans qu’il est sur la politique étrangère… ce qui n’est pas le domaine du secrétaire d’État. Il faut admettre qu’il faut savoir quelles sont les limites étroites du travail commun – son nationalisme, le fait qu’il déteste les organisations internationales.

Mais sur certains points il est réaliste, donc on peut travailler avec lui. La Syrie est un très bon exemple. Le président a pris la décision de se retirer de Syrie. Il n’a consulté personne. Bolton ne savait pas que la décision serait annoncée. Après ça, ce qu’ils ont essayé de faire n’est pas véritablement de nier la décision mais d’en alléger les conséquences.

Bayoumy: Quelle est l’idée la plus fausse des Américains sur les Français et vice-versa ?

Araud: Il y a une idée fausse sur Trump qui est américaine et française : c’est de voir Trump comme un accident et de penser que lorsqu’il quittera le pouvoir, tout redeviendra comme si de rien n’était. C’est le rêve de Washington D.C.

Bayoumy: Vous déménagez bientôt à New York. Pourquoi ne pas retourner en France ?

Araud: J’ai 66 ans, mais je ne me sens pas avoir 66 ans et, en France à mon âge, on ne trouve pas de travail. On est censé jouer au bridge et écrire ses mémoires. Je veux rester dans la vraie vie.

Bayoumy: Parlez moi de vos mémoires.

Araud: Ma carrière a commencé avec l’élection de [Ronald] Reagan, et ma carrière se termine avec Trump. De Reagan à Trump, c’est, plus ou moins, l’ère néo libérale – une situation fiscale en mauvais état, la question des frontières en mauvaise posture et il faut faire confiance au marché. C’est aussi la période du triomphe de l’occident… que l’occident était en un sens condamné à gagner. Que tôt ou tard le monde marchera triomphalement vers le triomphe du marché. Et soudain l’élection de Trump et la vague populiste partout dans le monde occidental pour moi, et je peux me tromper, mais pour moi signifie que cette période est révolue.