« Perdre l’éducation, c’est perdre l’avenir même » : enfants et enseignants de Gaza parlent de l’arrêt de l’école depuis deux ans

Avec 97% des écoles détruites ou endommagées, 600 000 enfants viennent de commencer leur troisième année sans éducation formelle. Trois élèves et un enseignant partagent leurs histoires — et leurs espoirs.

« Nous ne voulons de pitié, nous voulons des actions »

Juwayriya Adwan, 12 ans, al-Mawasi, Khan Younis

Cela fait deux ans que je ne suis pas allée dans une véritable salle de classe. Deux ans depuis que j’ai entendu la cloche de l’école Khawla Bint al-Azwar, que je me suis assise à mon bureau et que j’ai levé la main pendant mon cours préféré. Parfois je me souviens encore nettement des sons et des odeurs : la poussière de la craie, les copeaux de crayons taillés, les rires en écho dans les couloirs. Mais mon école n’existe plus ; elle a été bombardée par les Israéliens peu après le début de la guerre. Mes livres ont été brûlés et plusieurs de mes amis ont été tués.

J’étais en cinquième année [CM2] le 7 octobre : le dernier jour où je suis allée à l’école. Ce matin-là, les sirènes de raids aériens ont hurlé dans les couloirs. Quelques enfants pleuraient, d’autres se serraient les mains étroitement. Notre professeur a essayé de nous calmer, mais même sa voix tremblait. Je me souviens avoir souhaité un jour normal : des leçons, une récréation, un récital de poésie. Au lieu de cela, ce jour-là est devenu la dernière page de mon ancienne vie.

Maintenant, je vis avec mes parents, deux frères et une soeur dans un abri surpeuplé à al-Mawasi, Khan Yonis. Les murs de la tente battent au vent, ne nous protégeant ni du froid, ni du chaud. Nous faisons la queue pour l’eau et la nourriture. L’électricité est un rêve et il n’y a pas d’intimité. L’espoir est fragile.

 La nuit, je regarde les étoiles à travers les trous de ma tente et je me demande si mes amis voient le même ciel. Certains m’envoient des messages quand ils peuvent, disant que l’école leur manque et qu’ils ont gardé leurs vieux cahiers, comme des trésors d’un monde disparu. Je me sens coupable parce que j’ai perdu tous les miens.

J’ai rêvé autrefois de devenir enseignante pour aider les enfants de Gaza à apprendre, même quand la vie est difficile. Maintenant, je rêve de devenir une journaliste — d’écrire, de parler et de montrer au monde ce que cela signifie d’être enfant à Gaza. Je veux raconter nos histoires de peur et de faim, mais aussi de courage. Parce que même ici, au milieu de la mort et des ruines, nos voix refusent d’être réduites au silence.

Quand il y a internet, j’essaie d’étudier en ligne. À d’autres moment, je vais à une petite tente où des bénévoles nous enseignent les maths et l’arabe. Les leçons sont courtes — le courant manque ou les frappes aériennes recommencent, mais dans ces moments, je me sens vivante. Je me souviens de qui j’étais : une fille qui aimait les nombres et les poèmes, qui croyait qu’apprendre pourrait changer le monde.

La guerre nous a pris tellement : nos maisons, nos écoles et nos familles. J’ai perdu mon oncle, sa femme et leurs enfants. J’ai perdu ma belle ville, Rafah, qui n’est rien que décombres maintenant. Mais la perte la plus lourde de toutes est celle de l’éducation, parce que c’est la perte de l’avenir même.

Au monde, je dis cela : ne laissez pas mourir nos rêves. Nous ne voulons pas de pitié, nous voulons des actions. Les enfants de Gaza méritent des livres, des écoles et la sécurité. L’éducation n’est pas un luxe, c’est un droit de base. Gaza n’est pas seulement la destruction ; ce sont des enfants qui rêvent encore sous les drones la nuit. C’est mon histoire et je continuerai à écrire, même si tout ce qui me reste est un crayon cassé et un morceau de papier déchiré.

« Ils m’envoient des messages: ‘êtes-vous OK, professeur ?’ »

Naglaa Weshah, 40 ans, enseignante au camp dal-Bureij, Gaza

J’enseigne à Gaza depuis plus d’une décennie. D’abord à Khan Younis, ensuite Deir al-Balah, et maintenant dans le camp d’al-Bureij au centre de la Bande de Gaza. Avant le début de la guerre, j’enseignais d’habitude à six classes d’environ 40 élèves chacune, près de 240 jeunes esprits avides d’apprendre.

Enseigner était mon objectif et ma joie dans l’existence et je me souviens encore de l’étincelle dans les yeux d’un élève quand une nouvelle idée faisait tilt : le genre de moment auquel aspire toute enseignante.

J’ai toujours cru qu’enseigner devrait être plein de vie. Ma classe était un espace de jeu, d’art et de mouvement. Nous avons peint des cartes, rejoué des événements historiques et changé les leçons en histoires.

Le rire remplissait toujours la classe, la curiosité remplaçait la peur. Oui, même avant la guerre, les enfants de Gaza avaient toujours peur. Ma classe était un lieu de sécurité mais après le 7 octobre, tout a changé.

Mon école est devenue un abri pour les familles fuyant les bombes. Elle a bientôt été ciblée et complètement détruite. Il n’y a pratiquement plus d’écoles encore debout à Gaza maintenant. Depuis deux ans, rien n’a été normal. La guerre a ébranlé tous les aspects de nos vies : la sécurité, les maisons, les écoles, les rêves. La peur et le chagrin sont des compagnons constants.

Beaucoup de mes élèves sont maintenant morts — des élèves qui parlaient de devenir médecins, artistes et enseignants. On leur a dénié le droit même à exister. Ceux qui restent vivent avec la faim, le déplacement et l’épuisement — et pourtant, ils s’accrochent encore à la volonté d’apprendre.

Parfois, quand internet le permet, j’ai des nouvelles de quelques-uns d’entre eux. Ils m’envoient un message demandant : « êtes-vous OK, professeure ? » Nous partageons quelques mots, de courtes leçons, de minuscules étincelles de connexion dans le chaos. Ils demandent si les choses reviendront jamais à la normale. Je leur dis que je ne sais pas.

Dans tout Gaza, des enseignants, des bénévoles et des membres d’organisations caritatives essaient d’enseigner chaque fois que c’est possible : dans des tentes, dans des classes endommagées ou dans des abris surpeuplés. L’éducation est devenue un acte de défi, une manière de dire : « Nous sommes encore ici ». Et aussi longtemps que nous continuons d’enseigner et d’apprendre, nous demeurerons.

Beaucoup d’entre nous sont aussi des parents. J’ai trois enfants et l’éducation de mes enfants a profondément souffert. Leurs journées se passent à faire la queue pour l’eau, à chercher de la nourriture ou à collecter du bois combustible. Leurs enfances ont été remplacées par la survie.

Je leur rappelle, comme je rappelle à mes élèves, que la connaissance est une force — et qu’un jour, ils retourneront dans leurs salles de classes.

Au milieu de ces pertes inimaginables, je crois encore au pouvoir de l’éducation. Je rêve d’un jour où les écoles de Gaza seront encore remplies de rire, où les leçons ne seront pas interrompues par les bombardements et où chaque enfant pourra à nouveau penser à l’avenir.

En attendant que ce jour vienne, je continuerai à enseigner dans la mesure de mes moyens — dans la peur, dans les décombres et dans l’obscurité — parce que l’éducation est le seul espoir que nous avons.

« Cela me manque, de me sentir normal »

Sarah al-Sharif, neuf ans, ville de Gaza

J’avais sept ans quand la guerre a commencé. Ce matin du 7 octobre, j’étais assise dans ma classe, en train d’apprendre des maths. Je me souviens que j’ai tenu mon crayon très serré quand la première explosion a secoué l’école. J’ai eu l’impression que mon coeur s’arrêtait.

Peu après, mon père est venu me chercher pour me ramener à la maison. Je n’ai jamais revu ma classe. Mon école a disparu à jamais. L’armée israélienne l’a encerclée, a attaqué les gens qui se réfugiaient à l’intérieur et l’a détruite complètement. Ma maison a aussi été bombardée — tous ces endroits ne sont rien que des cendres maintenant.

Nous avons déménagé tant de fois pendant cette guerre. Maintenant je vis dans un abri surpeuplé avec ma famille. Tout a l’air différent : plus sombre, plus calme, plus vide.

Le son des avions de guerre me fait trembler.

Quand je ferme les yeux, je vois les décombres, la fumée, les visages de mes camarades qui ont maintenant disparu. J’ai aussi perdu ma professeure de mathématiques — elle a été tuée avec sa famille pendant son sommeil. J’ai peur de dormir.

J’aimais les nombres, la science et la poésie, mais mon esprit est fatigué tout le temps et c’est dur de se concentrer. Parfois je regarde mes vieux livres d’école, retraçant les lettres que j’ai écrites il y a longtemps. Maintenant, les gens utilisent les livres scolaires pour allumer des feux pour la cuisine et pour se tenir au chaud. J’essaie d’étudier en ligne quand l’électricité et internet fonctionnent, mais c’est presque impossible.

Cela me manque de me sentir normale. Cela me manque d’être un enfant et une élève. Je suis trop jeune pour être une survivante d’un génocide ; si je meurs, ce n’est pas comme cela que je veux qu’on se souvienne de moi.

Je veux qu’on se souvienne de moi pour mes rêves. Je voulais devenir médecin, pour soigner les gens et leur donner de l’espoir. Mais sans école, ce rêve semble impossible.

La guerre a construit tellement de murs à l’intérieur de mon esprit. Il y a deux mois, j’ai arrêté d’étudier complètement à cause des bombardements intenses. Cela donne l’impression que le temps est gelé, comme si ce qui reste de mon enfance est en train d’être volé.

Je voudrais que le monde puisse nous voir — les enfants de Gaza— pas comme des nombres aux informations, mais comme des enfants qui veulent juste apprendre, jouer et vivre. Nous méritons de rêver comme les enfants partout ailleurs. Un poète palestinien a dit un jour : « Nous sommes un peuple qui aime la vie autant que nous pouvons ». J’aimerais seulement que la vie nous aime en retour.

« Le ciel n’était jamais tranquille à Gaza »

Ismail Muneifah, sept ans, Le Caire

Je me rappelle encore ma maternelle à Gaza, avec ses murs brillants, colorés, les boîtes de jouets et un coin de lecture avec plein de livres. Mon institutrice était très gentille et m’aidait toujours quand je ne comprenais pas quelque chose.

J’aimais y aller chaque jour parce que j’allais jouer et apprendre avec mes amis. Chaque matin, nous chantions des chansons avec le reste de la classe et pendant la récréation, je construisais des tours avec des blocs et je courais dehors dans la cour.

J’aimais apprendre et je savais toutes mes lettres par coeur. J’avais hâte d’écrire mes propres histoires un jour. Je voulais lire pour ma petite soeur Sarah qui pleurait pour pouvoir aller à l’école avec moi chaque matin, mais elle était encore trop petite.

Ensuite la guerre a commencé et l’école a été terminée. Les sons des explosions ont rempli l’air. Notre maison à al-Maghazi a été bombardée et nous avons dû fuir. Mes parents ont tout laissé derrière nous : nos jouets, nos vêtements, même mes crayons préférés. Alors que nous courions, j’ai vu le corps de mon ami Ezzo éparpillé dans la rue. Il avait quelques années de moins que moi.

Maman a dit que nous allions à Deir al-Balah pour être en sécurité, mais le ciel n’était pas non plus calme là-bas. Sans école, il n’y avait rien à faire pour moi. Lentement, j’ai commencé à oublier des choses — des mots, des nombres, et même comment épeler mon nom correctement. Cela m’a rendu triste et en colère. Mes amis, mon institutrice, apprendre de nouvelles choses me manquent.

Mes parents étaient inquiets tout le temps et nous avons changé sans arrêt d’un endroit à un autre.

Un jour, maman a dit que nous partions en Égypte où nous serions en sécurité. Le voyage là-bas a été long et nous avons attendu pendant des jours à la frontière, fatigués et affamés. Maman a essayé de rester forte mais je pouvais voir sa peur. Quand nous sommes arrivés, rien n’était familier. Tout était bruyant et nouveau. Nous n’avions ni maison, ni amis, ni école.

Quand nous avons finalement trouvé un endroit pour rester, la vie a semblé plus sûre mais pas plus facile. Nous sommes restés en Égypte depuis plus d’un an mais je n’ai pas encore pu retourner à l’école. Ma soeur Sarah est assez grande maintenant mais même elle ne peut y aller.

Chaque matin, nous regardons par la fenêtre les enfants égyptiens qui marchent avec leurs uniformes et leurs sacs à dos. Nous voulons être comme l’un d’eux.

Maman a récemment découvert une école informelle pour les réfugiés syriens, dans laquelle nous espérons commencer bientôt, seulement quelques heures par jour. Ce n’est pas reconnu officiellement et nous ne recevrons pas de certificats comme c’était le cas dans mon ancienne école mais c’est mieux que rien.

Nous sommes si excités et pour la première fois depuis deux ans, j’ai de l’espoir.