Le Collectif juif de solidarité (Jewish Solidarity Collective, JSC) réagit au catalogue des demandes de la JSUD [Union des étudiants juifs d’Allemagne) par sa propre collection de récits d’expérience de la part d’étudiants juifs. Leurs voix contredisent le narratif officiel : au lieu de se sentir protégés, beaucoup vivent une expérience de répression et d’appropriation politique. Cette riposte critique l’identification de la lutte contre l’antisémitisme avec la loyauté pro-israélienne — et montre comment les établissements allemands d’enseignement supérieur instrumentalisent l’identité juive pour légitimer une politique autoritaire.
Le 15 octobre 2025, la JSUD, l’Union des étudiants juifs d’Allemagne, a remis aux ministres des sciences des États allemands un catalogue de demandes, sous le titre « Défendre la liberté de la science, c’est combattre l’antisémitisme ! », lors de la conférence des ministres des sciences dans le cadre de la conférence des ministres des Affaires culturelles et de l’Éducation. Cette liste de demandes pourrait bien être discutée dans les prochains jours à la conférence des recteurs de l’enseignement supérieur (HRK), car elle contient des demandes qui leur sont spécifiquement adressées. Le document de la JSUD présente en outre les résultats d’une enquête, dans laquelle les expériences des étudiants sont décrites en terme de discrimination sur les campus, et incluent des rapports inquiétants sur l’antisémitisme.
Parmi les images du catalogue, des exemples clairs et destructeurs d’un antisémitisme indéfendable sont placés à côté d’expressions de solidarité avec les Palestiniens et Palestiniennes, sans qu’il soit fait de différences entre ces catégories. Par exemple, l’image d’un graffiti « Juifs => Auschwitz » est juxtaposée à celle d’un graffiti avec le logo « Free Palestine », suggérant ainsi une connexion ou même une assimilation entre les deux expressions (p. 42 du document). Une grande partie des contributions écrites de ce document communique une impression de partialité et de parti-pris. La sélection des étudiants interrogés vient d’un « principe boule de neige », par les « canaux de l’Union des étudiants juifs d’Allemagne (JSUD) » et « des réseaux des Forums jeunesse de la Société israélo-allemande » (p. 23). Cette méthode de collecte des données peut facilement produire une image de partialité. Mais les expériences décrites dans le rapport ne reflètent pas du tout les expériences de notre quotidien en tant qu’étudiants juifs. De notre point de vue, le document ne prête qu’une attention de façade à la multiplicité de la vie juive, tandis que toutes les opinions juives pertinentes qui ne coïncident pas avec l’opinion représentée sont exclues.
Puisque nos points de vue ne sont pas pris en compte, alors que des demandes draconiennes sont faites en notre nom, nous avons demandé à nos membres et à d’autres étudiants juifs dans notre réseau, de partager quelques-unes de leurs expériences à propos de la discrimination sur les campus. Notre méthode pour rassembler ces récits d’expériences correspond à celle de la JSUD (participants et participantes à l’intérieur d’un réseau de valeurs partagées, petite taille de l’échantillon) et elle est donc en tout cas seulement anecdotique. Contrairement à la JDSUD, nous avons cependant rassemblé exclusivement des réponses de personnes juives, alors que près de la moitié des participants et participantes à l’enquête de la JSUD ne sont pas juifs (p. 23). Nos résultats transmettent une impression d’ensemble des expériences juives dans les universités tout à fait différente, d’où il résulte une perspective tout aussi différente de la manière dont doit se présenter la prévention contre l’antisémitisme.
Par souci de notre sécurité personnelle nous avons attribué à ces récits des initiales au lieu des noms complets. Période de l’enquête : 28 et 29 octobre 2025.
Rapports d’expérience
FW
Pour moi, les semaines qui ont suivi le 7 octobre étaient insupportables, car personne ne voulait parler des événements à Gaza. En tant qu’Israélien, je me suis senti profondément étranger. C’était comme si quelque chose d’aussi horrible pouvait se produire et que l’Allemagne allait tout faire pour ne pas y faire face. Finalement ce ne sont pas les universités qui ont créé un espace pour discuter des événements, mais mes camarades — par des manifestations. Le fait que les politiciens conservateurs cherchent à empêcher les discussions dans nos salles de cours a peu à voir avec la lutte contre l’antisémitisme. Je suis même de l’opinion que ces réactions aggravent la situation. On m’a demandé en privé si les universités avaient « peur d’Israël ». Ceci est ouvertement antisémite, mais de telles attitudes s’aggraveront encore davantage si la police s’immisce davantage encore dans la politique sur les campus.
DA
Après le 7 octobre, c’était effrayant de se mouvoir dans les établissements culturels de Berlin. Sur mon chemin de retour de l’université, j’ai été discriminée de manière raciste dans la Sonnenallee, c’était dans la première semaine, quand la situation a empiré dans les rues. Comme juive avec une peau foncée et des cheveux noirs, il était supposé que j’étais arabe, donc probablement musulmane, et que je pouvais par conséquent représenter une menace. L’ironie de la situation était assez choquante. Cet événement m’a clairement montré beaucoup de choses : que la police est autant anti-islam qu’elle est antisémite ; qu’il existe des représentations définies de la manière dont une personne juive doit paraître ; qu’il y a une mise en scène idéologique qui veut déterminer notre identité et notre appartenance, politiquement et géographiquement ; et qu’au fond se trouve la conviction que le judaïsme n’est pas autre chose que l’Holocauste. Cela méconnait l’histoire de l’extinction que nous avons vécue historiquement. Cela réduit nos nuances et notre richesse, culturelles et linguistiques, liées à la diaspora, au profit d’une étrange représentation de nationalisme. Cela éteint beaucoup d’aspects de la vie juive qui ont à voir avec l’environnement.
Plus tard, j’ai été accusée d’antisémitisme dans mon université, ce qui était pour moi un événement très violent et traumatisant. Rien que le fait que je questionne la violence à laquelle les Palestiniens et Palestiniennes sont exposés : à ce moment-là, à l’université, ce n’était pas un thème de discussion tolérable. Je devais dire ouvertement que j’étais juive pour qu’ils puissent comprendre à quel point il est bizarre d’accuser une personne juive d’antisémitisme. Me contraindre à ce « coming out » était une forme supplémentaire de contrôle, de pression et d’antisémitisme. Notre histoire et notre souffrance sont instrumentalisées, encore et encore. Je dois souvent garder pour moi souvent mon judaïsme et l’histoire de ma famille pour ne pas être attachée à une politique qui ne nous a jamais apporté quoi que ce soit. Plus tard, j’ai appris que l’existence de l’Allemagne est vue comme politiquement liée au projet sioniste, et que cela se moque tout à fait de ce que je suis juive et veux vivre en sécurité.
EK
Les mois qui ont suivi le 7 octobre ont été pour moi très perturbants, mais aussi étrangement clarificateurs. Rétrospectivement, je dirais que j’étais à cette époque un sioniste libéral. La réticence et l’incapacité de l’université à faire face aux événements à Gaza — sur tous les plans, que ce soit dans les salles de cours, au niveau de l’administration ou à celui de l’exécutif — m’ont laissé cependant un profond malaise. Le seul narratif qui imprégnait constamment la vie universitaire était que les étudiants juifs auraient peur, ce qui m’a dérouté. J’étais dérouté, oui, mais certainement pas effrayé. Cependant, je recevais de plus en plus de e-mails en masse sur le fait que je serais prétendument anxieux. J’ai ressenti cela comme contraignant, comme si l’on attendait de moi un comportement déterminé. Cela confirme une fois de plus mon expérience que ceux qui affirment le plus fort qu’ils protègent les juifs et combattent l’antisémitisme sont souvent ceux qui perpétuent de fait l’antisémitisme sur les campus. J’ai décidé de participer à des manifestation pour la Palestine sur le campus, car je m’étais déjà engagé sur beaucoup d’autres questions sociales concernant la solidarité internationale avec les minorités qui sont exposées à la violence (Femmes en Iran, résistance kurde, guerre en Ukraine, etc). Dans aucune des manifestations pour la Palestine, je n’ai rencontré de l’antisémitisme. Pourtant, je n’ai reçu alors de l’université que des e-mails dans lesquels il était affirmé à quel point ces manifestations seraient prétendument dangereuses et anxiogènes pour les étudiants juifs (laissant totalement de côté le fait que beaucoup d’étudiants juifs y participaient). Lors de mon trajet, j’ai ensuite vu, dans les informations de « Berliner Fenster » sur les écrans du métro, que j’aurais publiquement participé à une manifestation de « haine contre les juifs ». Cela, je l’ai ressenti comme antisémite.
Après une occupation du campus, j’ai atteint un tournant. Je me suis vu contraint à exprimer finalement mon sentiment que les accusations d’antisémitisme de l’administration de l’université étaient instrumentalisées pour empêcher les manifestations par tous les moyens, y compris par des forces de police et des menaces de renvoi de l’université. Une occupation d’université a fait les gros titres dans tout le pays et a été représentée faussement à maintes reprises comme antisémite. Une vague de e-mails a été à nouveau envoyée à l’ensemble du corps étudiant, dans lesquels il était écrit à tort que les étudiants juifs seraient effrayés. J’ai pris contact avec d’autres étudiants juifs qui partageaient mes opinions et nous nous sommes tournés vers les chargés de mission contre l’antisémitisme à l’université, pour exprimer nos inquiétudes. Celles-ci n’ont pourtant pas été prises au sérieux. Nous avons proposé que l’université puisse organiser régulièrement des tables rondes, dans lesquels des personnes (étudiant·es, enseignant·es, membres du personnel administratif, qui en ressentaient le besoin) se réunissent et puissent parler ouvertement sur Israël-Palestine, car beaucoup pensaient que l’espace pour de tels débats manquaient. Nous avons en outre proposé de mettre en place un·e chargé·e de mission contre le racisme anti-musulman ou anti-palestinien. Ces propositions très modérées, honnêtement, ont été repoussées et au lieu de nous prendre au sérieux, nous avons rencontré une personne qui avait clairement son propre agenda et n’acceptait de parler avec nous que si nous partagions les mêmes convictions qu’elle. Depuis, nous avons entendu dans différents contextes que les personnes chargées de mission contre l’antisémitisme mettaient en garde contre nous.
Le refus clair des établissements allemands d’enseignement supérieur et des institutions d’État de prendre au sérieux la vie des Palestiniens et des Palestiniennes, et ce au nom de la « protection des étudiants juifs effrayés », a rendu évident pour moi que le sionisme repose sur une déshumanisation constante et sans relâche des Palestiniens et sur la conviction constante que les juifs ne peuvent être rien d’autre que des victimes. Je suis maintenant fier d’être un juif antisioniste, même si, aux yeux du gouvernement allemand et de l’enseignement supérieur, cela confirme seulement leur représentation que toute voix juive différente est issue d’une « haine de soi juive ». S’opposer aux politiques allemandes qui prescrivent ce qu’un juif doit être n’est pourtant en rien équivalent à une haine de soi.
LA
En tant que quelqu’un qui a grandi dans une famille juive ayant toujours fortement critiqué Israël pour des raisons politiques, il a été pour moi effrayant d’arriver en Allemagne et de réaliser que cela était vu comme antisémite. Dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre, ma mâchoire m’en est tombée lors de discussions avec mes collègues allemands non juifs de l’université quand ils m’ont expliqué que je devais « comprendre l’histoire allemande et le contexte allemand ». Je leur avais immédiatement raconté que certains de mes grands-parents étaient des survivants de l’Holocauste. Beaucoup ont depuis changé leur opinion sur la légitimité des procédures israéliennes, pourtant la plupart ont trop peur pour s’exprimer publiquement, de crainte d’être décrit comme « antisémite ». Ce n’est pas le signe d’une société démocratique saine et je crains que ce climat de peur ne soit encore plus conforté par les nouveaux plans pour une « prévention renforcée de l’antisémitisme » dans les universités.
J’ai contribué à la fondation du seul groupe d’étudiants et d’employés juifs de notre université. Nous avons été insultés et menacés par les chargés de mission contre l’antisémitisme, entre autres par des insinuations sur la haine de soi et des menaces de nous dénoncer aux autorités. Nous avons déjà constaté que beaucoup de personnes juives participaient aux manifestations pro-palestiniennes. Pour moi, il est évident que l’intention de protéger les juifs a été détournée, déformée et instrumentalisée afin de prendre des mesures plus autoritaires. Quand j’ai lu le catalogue de demandes de la JSUD, j’ai éprouvé de la consternation en voyant que soutenir le fait de gazer les juifs y a été assimilé au soutien pour la liberté du peuple palestinien. On nous oppose à d’autres minorités. J’ai honte de la manière dont des Arabes, des musulmans ou musulmanes, des Palestiniens et Palestiniens sont attaqués en notre nom. Des lois et des règlements draconiens comme l’appel à la police lors des manifestations universitaires, la menace d’exclusion de l’université, la liaison de la promotion de l’art et de la science avec la définition de l’IHRA, ne contribuent en rien à offrir plus de sécurité aux personnes juives, au contraire, elles suscitent des ressentiments. On n’atteint ainsi aucune cohésion de la communauté au sens large. Plus l’opinion publique envers Israël doit être contrôlée et contrainte, plus fortes deviennent les théories complotistes antisémites. N’est-il pas reconnaissable que cela sert les intérêts des récits antisémites que nous voulons tous combattre ?
TS
J’ai grandi en Allemagne comme juive et j’ai constamment remarqué des incidents antisémites de la part de mes co-disciples allemands. Des plaisanteries, des saluts hitlériens, etc étaient à l’ordre du jour à l’école et ignorés largement des enseignants et enseignantes. Maintenant, je suis à l’université et j’ai été trainée hors du campus par les forces de police au nom du combat contre l’antisémitisme, parce que je m’engage en faveur des droits palestiniens et que je n’abandonne pas mon identité et mon corps à la politique allemande. Dès avant le 7 octobre 2023, j’ai assisté à des exposés de notre AStA [Comité d’étudiants] dans lesquels nos identités juives étaient utilisées dans des arguments pour nous échauffer contre les musulmans et les musulmanes et quand j’ai voulu me défendre dans les discussions contre cette exploitation de mon identité, j’ai été accusé par des Allemands avec un arrière-plan nazi, dans des salles de cours pleines, de haine de soi et d’antisémitisme internalisé (et cette accusation a été acceptée par toutes les personnes présentes dans la salle). Le droit à être critique, en dehors du rôle de victime qui m’est prescrit, je ne l’ai apparemment pas dans mon université.
Je rencontre régulièrement dans le cadre de mes études de nouveaux enseignants pendant les travaux pratiques, etc. Très souvent il m’arrive d’être questionnée sur l’origine de mon nom et qu’en connexion directe, on prenne la défense d’Israël et qu’on se précipite pour critiquer les manifestations étudiantes sur le campus. Que je sois moi-même une de ces étudiants et étudiantes, et que mes enseignants me disent en pleine face qu’ils trouvent bon que mes amis et moi subissions des violences policières à la demande de mon université, la possibilité ne leur apparaît même pas. Ils ont la conviction antisémite que tous les juifs et juives trouvent Israël et sa violence formidables et l’idée ne leur vient pas que je puisse haïr mon pays natal pour ses assassinats actuels et être une de ces étudiants qu’ils se représentent comme terribles pour me donner « un bon sentiment en tant que juive ». C’est très stressant de devoir se questionner continuellement dans ces situations pour décider si l’on doit commencer une discussion de principes ou simplement se taire, afin de terminer l’unité d’enseignement, et ce faisant, protéger les déclarations racistes et inflammatoires par mon identité. Le pire est qu’il s’agit souvent de médecins qui disent cela, alors que leurs collègues de Gaza sont systématiquement tués et kidnappés.
Dans les deux dernières années, la violence raciste et étatique sur mon campus a enflé tant que je m’imagine souvent terminer mes études ailleurs, ou être contrainte par le danger d’une exclusion à aller ailleurs. Comme réponse à ma pensée critique en tant que juive, mon université me laisse ressentir la violence de plusieurs centaines de personnes. Parce que l’université appelle volontiers la police, au lieu de venir discuter avec ses étudiants des violations du droit international, j’ai déjà dû passer des heures avec des policiers qui m’ont harcelée, insultée et frappée, parce je ne me révèle pas en faveur de la protection du génocide en Palestine. Ce n’est pas un lieu de savoir, plutôt un lieu de châtiment. C’est l’état actuel de la « protection de la vie juive » dans les institutions allemandes de formation. Pendant des décennies, j’ai rapporté des incidents antisémites et cela n’a pas intéressé une seule autorité, parce qu’il s’agissait d’antisémitisme même et pas de son instrumentalisation en vue d’une discrimination raciste. Maintenant, où je m’engage contre cette discrimination raciste, je suis punie par les institutions mêmes qui pendant des années sont restées silencieuses sur l’antisémitisme dont je faisais l’expérience.
PT
Je ne me suis jamais autant sentie menacée auparavant en Allemagne en tant que juive et étrangère qu’aujourd’hui. C’est la première fois, dans toutes les années depuis que je vis ici, que j’ai eu vraiment des inquiétudes à exprimer mon opinion publiquement, de peur de perdre le droit de continuer à vivre où je vis. Le discours officiel allemand, ainsi qu’à l’université où j’étudie, identifie juifs et juives à des soutiens d’Israël et punit ceux et celles qui s’expriment contre cela. La présidence de l’université a envoyé dans les semaines suivant le 7 octobre des mails à tous, dans lesquels il était dit que les personnes juives seraient en danger et auraient des raisons d’avoir peur. Ils ont décidé cela, au lieu de reconnaître que leurs étudiants ont des environnements différents et au lieu d’utiliser cet espace et ce moment comme l’occasion d’apprendre ou l’occasion d’une réflexion en commun. C’est dans ces mails d’avertissement inexacts que je vois le plus grand danger. Au vu de la montée de l’extrême-droite, j’interprète ces avertissements plus comme une menace que comme une mesure de protection.
J’ai été accusée d’antisémitisme par des membres de l’université et de la presse allemande. Des affiches pacifiques sur lesquelles nous exprimions notre soutien pour les Gazaouis ont été enlevées de force par la faculté. Des membres du personnel enseignant ont signé des lettres dans lesquels ils nous accusaient, nous étudiants, d’être violents et antisémites, quand nous annonçons notre soutien à nos co-disciples palestiniens et au peuple palestinien qui souffre d’expulsion et de bombardement. Être contre les procédures d’Israël est décrit par ces institutions comme antisémites, ce qui confirme l’idée que dans leur discours être juif et soutenir Israël est une seule et même chose. Cela me donne un sentiment d’insécurité de deux points de vue. D’abord, il résulte de ce discours que sur la base de mon origine, de ma religion ou de mon appartenance ethnique, j’approuve automatiquement les assassinats de masse et d’autres exactions qu’Israël commet, et donc que j’en suis responsable. Lier toutes les personnes juives à des crimes de guerre nous met tous en danger. C’est aussi extrêmement injuste quand on ne soutient en rien ces crimes et qu’on ne les a jamais soutenus. L’État allemand entreprend tout pour laisser croire aux gens que nous, juifs, nous sommes complices, simplement parce que nous existons en tant que juifs.
La deuxième raison pour laquelle cette confusion des concepts m’ébranle est que je me suis décidée à vivre dans ce pays en tant que juive — ce que je décrirais aujourd’hui comme une étrange décision — parce que je pensais qu’aussi bien l’État que la population auraient finalement compris ce que cela signifie d’être juif, dans toutes ces facettes. Je pensais que la société allemande après le génocide en Allemagne et les efforts mémoriels du pays nous reconnaîtrait comme des êtres humains, égaux à tous les autres, avec toute la complexité qui est inhérente à chaque individu, indépendamment de son appartenance ethnique ou de sa religion. Mais maintenant je sais que ce n’est pas le cas. C’est un erreur fondamentale et ignorante de croire qu’Israël et juifs sont la même chose. Si l’Allemagne n’a pas compris ce que ce sont les juifs, qu’a-t-elle donc compris ? Que les juifs qui ne soutiennent pas l’agenda politique actuel doivent être censurés et punis, comme cela arrive maintenant ? Et quoi encore ? Cela ne me paraît pas du tout nouveau.
Finalement, j me suis sentie exploitée par ce même État qui a décidé il y a des décennies que nous sommes de mauvais Allemands (ou même pas des Allemands du tout). Je me suis sentie exploitée pour justifier l’extermination d’un peuple, qui est sémite exactement comme nous, qui se compose exactement comme nous d’individus et qui, par hasard, était notre voisin bien avant la création d’Israël. Je ne comprends pas comment l’Allemagne peut me juger en tant que juive au nom des juifs parce que je ne hais pas ceux qu’ils haïssent, parce que je les considère comme mes frères et soeurs. Le fait que nous n’avons pas la permission de dire ou d’écrire le mot « génocide », parce que cela est perçu comme une relativisation de l’Holocauste, est peut-être l’exemple le plus évident de la manière dont (collectivement) je me sens manipulée à l’intérieur des institutions allemandes ; pas seulement comme juive, mais aussi comme être humain.
FG
Après le 7 octobre, j’ai été choquée et furieuse des titres racistes dans la presse allemande ainsi que de la brutalité policière que j’ai expérimentée. Comme je vis dans un quartier avec un haut pourcentage de population arabe, c’était profondément effrayant de voir autant de violence dans mon voisinage. J’ai observé la manière dont un policier a écrasé sous ses pieds des bougies allumées en mémoire des enfants de Gaza. Quand je suis retournée à l’université, je suis tombée, aussi bien de la part de l’institution que de celle de beaucoup de collègues, sur un mur d’indifférence. J’ai reçu les mails obligatoires dans lesquels on se lamentait sur le 7 octobre même si le nombre des sacrifices humains à Gaza avait déjà grimpé bien au-dessus en un seul jour. J’ai rencontré d’autres étudiants qui partageaient mes opinions et ils m’ont raconté comment leurs tentatives pour organiser des rencontres avaient rencontré l’hostilité de l’université. Quand j’ai parlé avec le directeur de mon cursus, sur la manière dont le décalage vers la droite de la politique allemande affectait mes études, il m’a conseillé de me rendre dans un centre de conseils psychologiques.
Lors des manifestations à la Freie Universität (FU), j’ai été de plus en plus confrontée à la violence d’agitateurs sionistes, des co-religionnaires, qui essayaient de contrôler mon judaïsme et qui me questionnaient sur ma pratique religieuse et mes origines. Alors que j’étais confrontée dans beaucoup d’autres manifestations à la violence policière, les agitateurs ont exercé de la violence à la FU sous la forme de diffamation, en publiant ensuite sur les réseaux sociaux une vidéo de moi avec des légendes trompeuses et inflammatoires et en partageant un rapport raciste qui sensationnalisait le fait que j’étais queer et ma profession, sans indiquer que je suis juive. Avec ce rapport dans les médias, j’ai été inondée de menaces de violences que j’ai enregistrées et dont j’ai informé la police. Il n’y a eu aucune suite.
Ce n’était pas un cas isolé. La FU et d’autres universités à Berlin et en Allemagne ont exercé une énorme violence contre les étudiants, aussi bien contre des juifs que contre des non-juifs. Quand nous pouvons observer l’antisémitisme dans une perspective théorique, en discutant par exemple de tropes antisémites qui stéréotypent négativement les juifs, la question la plus importante dans toute forme de pression est celle du pouvoir. Les juifs en tant que groupe n’ont aucun pouvoir en Allemagne. Les Allemands blancs l’ont. La présence d’Allemands non-blancs dans des positions de pouvoir, comme députés, fonctionnaires de l’administration ou policiers, ne change rien à ce fait fondamental. Les personnes qui manifestent pour la Palestine, parmi lesquelles beaucoup sont non-blancs, migrants, femmes, queers, gens âgés ou avec des handicaps, n’ont en tout cas aucune puissance systémique en Allemagne. Même si elles chérissent des points de vue antisémites, ce qui est manifestement beaucoup moins fréquent que dans la population générale, elles n’ont aucun pouvoir de me refuser un appartement, de me criminaliser, de me refuser un travail ou d’affecter ma vie matériellement d’une quelconque manière.
En tant qu’étudiante juive, j’ai eu l’expérience de la violence antisémite de journalistes, de policiers et policières, et d’autres personnes juives également. L’université n’est intervenue en aucune manière pour me protéger. Au contraire, l’université nous a toujours représentés, nous juifs et juives, comme des victimes effrayées de personnes demandant très raisonnablement à ne pas être massacrées en masse, alors même que nous sommes de leur côté. Le décalage à droite dans la rhétorique qui est repris par toutes les universités, la mienne incluse, encourage l’homophobie raciste, autant à l’intérieur de la police que dans la société en général. Comment cela doit-il protéger qui que ce soit
DK
« J’ai grandi avec la conviction que ce n’est pas possible », m’a répondu mon professeur, quand je lui ai dit que je suis juif, rejette le sionisme et participe à l’université à des manifestations de solidarité avec la Palestine. C’était en mai 2024. Avant de venir en Allemagne, je m’étais engagé activement au Canada pour la Palestine et mon professeur d’études germaniques m’avait indiqué que je devais être prudent à Berlin avec ma position antisioniste, car il est enseigné aux Allemands, en particulier, que c’est antisémite. De fait, il avait encore plus raison que je n’aurais jamais pu l’imaginer.
Pour moi être juif signifie entre autres la solidarité avec les groupes opprimés dans le monde entier, ainsi que l’expression et la croyance au pluralisme juif. Être juif, sans être lié avec l’État d’Israël ou le sionisme, n’est actuellement absolument pas reconnu ni protégé dans les universités de Berlin. Que ce soit de la part de l’administration ou des chargés de mission contre l’antisémitisme ou de la plupart des professeurs. Que l’identité juive soit bornée et unifiée, que les peurs de quelques juifs et juives soient instrumentalisées pour interdire les manifestations, la liberté d’opinion et les événements politiques sur les campus des universités enlève de la sécurité aux étudiants juifs, palestiniens et en fait à tous les étudiants. J’ai l’impression que la protection d’une image pro-israélienne est plus importante que la sécurité des juifs et des juives. Les étudiants juifs qui s’expriment sur les crimes d’Israël en Palestine dont on a entre temps démontré qu’ils sont un génocide, qui soutiennent le boycott d’un régime d’apartheid, qui condamnent le nationalisme ethnocentrique et reconnaissent leur identité et leurs expériences au sein de la diaspora, sont ignorés, leur judaïsme est mis en doute. La JSUD ne nous représente pas tous.
SW
Depuis le 7 octobre, je suis consterné par les événements sur le campus. Avant tout je trouve très préoccupant que l’université ne soit pas prête à discuter de ce qui se passe en Israël et en Palestine. Je me sens personnellement inconfortable, comme si les personnes de mon entourage ne désiraient pas parler avec moi de ce qui se passe parce que je suis juif et parce qu’ils font des suppositions définies sur mes positions politiques et mon identité. Ce mélange entre judaïsme et soutien à Israël, je ne le ressens pas seulement comme extrêmement désagréable, mais aussi comme très éloigné de mes propres expériences.
Dans ma famille, le judaïsme était une partie importante de la culture et de la communauté. Mon identité juive n’a jamais été connectée avec l’État d’Israël et le nationalisme israélien. Ma communauté juive est là-dessus politiquement variée et la critique politique et les débats étaient très estimés. La supposition que le judaïsme implique le soutien à ou l’identification avec l’État d’Israël — ou que la critique de la violence ou du nationalisme de l’État israélien fait de quelqu’un « un mauvais juif » — je le ressens non seulement comme problématique, mais aussi comme profondément antisémite. Cette confusion ne complique pas seulement la lutte contre l’antisémitisme sur les campus. Je crains que cette dynamique ne conduise à long terme qu’à une augmentation de l’antisémitisme, du racisme, de l’hostilité contre l’islam et de la haine.
JD
Depuis le 7 octobre je me sens lié plus fortement que jamais auparavant avec mon judaïsme, avant tout parce que je suis contraint à défendre ma position et mon opinion en tant que juif anti-sioniste, ce qui semble être, pour beaucoup de mes condisciples allemands, de mes professeurs et membres du personnel administratif allemands, une identité choquante. Je ressens de ma responsabilité en tant qu’être humain juif de me battre contre la violence qui s’exerce au nom d’Israël et de la foi juive. Comme la principale préoccupation de l’université est le sentiment de sécurité des étudiants juifs, il est important pour moi d’élever ma voix et d’exprimer que je ne me sens pas en sécurité dans un environnement qui normalise et excuse la violence et le génocide.
Avant le 7 octobre, je ne me suis jamais senti en danger à cause de mon origine juive, mais après avoir maintenant vécu des années en Allemagne et avoir été témoin de la manière dont le gouvernement allemand traite la discrimination, je suis très réticent à élever la voix autant que je le voudrais. J’ai été témoin de la manière dont des amis et amies ont été arrêtés, harcelés par la police ou même par des civils, et menacés d’expulsion. Je peux dire avec certitude que l’antisémitisme augmente, mais ironiquement l’antisémitisme que j’ai observé le plus fréquemment est exercé par ceux qui affirment combattre l’antisémitisme. Leur antisémitisme se dirige fréquemment contre ceux qui veulent montrer que le sionisme et le judaïsme ne sont pas liés de manière inséparable.
RF
Depuis des années, mais c’est plus fort depuis le 7 octobre 2023 et le génocide de Gaza intensifié qui a suivi, des Allemands veulent se servir de moi comme token. Le plus répugnant est ce que j’ai dû entendre d’Allemands avec un environnement nazi. J’ai manifesté contre la nouvelle loi d’exclusion introduite à l’été 2024 pour « la protection de la vie juive », qui aurait permis aux universités de désinscrire de l’université des étudiants pour n’importe quelle forme d’activité politique. Il y a eu plusieurs journalistes de médias comme le Frankfurter Allgemeine Zeitung, la ZDF [Zweites Deutsches Fernsehen] et le Tagespiegel, qui ont de manière répétée mis en question mon identité. Ils m’ont demandé cinq fois si je suis vraiment juive, tout cela pour m’expliquer en conclusion comment « les juifs » étaient censés se sentir alors, comme si je ne faisais pas aussi partie de la communauté juive. On m’a décrit en outre à plusieurs reprises, dans les détails les plus précis, et dans le contexte même d’un workshop universitaire pour la création d’espaces de dialogue, de la part de la direction du workshop, la violence sexuelle (en tant que personne concernée c’est extrêmement traumatisant pour moi) et on m’a ensuite jeté à la tête que je soutiendrais cette violence. À mon travail je ne suis officiellement répertoriée nulle part, mon nom ne doit apparaître nulle part, je ne dois pas montrer mon visage ni participer à aucun événement public parce que je m’engage pour une Palestine libre.
Il y a quelques personnes prétendument de gauche « critiques de l’antisémitisme » à mon université, dont j’ai tout simplement peur. J’ai peur qu’elles ne découvrent qui je suis, que je suis juive, que je suis active dans le mouvement de solidarité avec la Palestine, où je suis employée ; et qu’elles le transmettent aux médias (elles travaillent avec la presse Springer). L’un d’eux me fait particulièrement peur chaque fois que je le vois sur le campus. Il est très agressif et il est par exemple venu complètement ivre à une manifestation de solidarité avec la Palestine, le jour contre la violence aux femmes, et il nous a bousculés, insultés, provoqués et filmés.
Je me sens utilisée. L’Allemagne utilise la violence et les crimes qui ont été commis contre mes ancêtres pour protéger la violence et les crimes contre les Palestiniens et Palestiniennes. Il est impardonnable que des Allemands prennent constamment la protection de mon identité comme prétexte pour mener une politique répressive et raciste. Nous sommes des pions joués activement contre d’autres groupes marginalisés. Presque chaque semaine, des personnes en Allemagne, avant tout des Palestiniens ou Palestiniennes et des personnes perçues comme musulmanes sont frappés par la police, diffamés par les médias et exposés à un racisme et une islamophobie grandissants. J’ai honte de dire en 2025 en Allemagne que je suis juive, non par peur, mais parce que se produit en mon nom tant de pression, de violence et de destruction, ici en Allemagne et avant tout en Palestine.
Je ne peux pas décrire comme c’est humiliant et dégoûtant de devoir continuellement se servir de l’identité propre à laquelle quelqu’un appartient, quand on s’engage contre le génocide et le colonialisme. Des Allemands me contraignent à devoir inclure cela pour obtenir la plus petite chance d’être écoutée, au lieu que les vraies personnes concernées, les Palestiniens et Palestiniennes le soient.
Le JSC (Jewish Solidarity Collective) est un groupe militant d’étudiants et de personnel universitaire De Berlin, juifs anti-sionistes, qui se montre solidaire avec la Palestine. Le JSC travaille à l’établissement d’une compréhension intersectionnelle de l’oppression et de partage des connaissances, afin de pouvoir assurer la sécurité des personnes juives sans oppression d’autres groupes. On peut les contacter par mail ou sur Instagram.
- Photo : Fantasme d’annihilation antisémite et soutien en faveur d’une Palestine libre sur un même collage : une connexion ou même une assimilation doivent-elles être suggérées ici ? Copie d’écran du Rapport de la JSUD (p. 42., source du Collage non donnée dans l’original).
