« On attendait la mort, tout le temps » : récits de Franco-Palestiniens évacués de Gaza

Selon le ministère des affaires étrangères, 115 Français, leurs ayants droit et des agents de l’Institut français de Gaza ont pu rejoindre l’Hexagone. Désormais en sécurité, ils continuent de s’inquiéter pour leurs proches restés sur place.

L’un porte des tongs jaunes, l’autre un genre d’espadrilles. Les deux hommes sortent griller une cigarette dans la bruine de novembre, à Roissy (Seine-Saint-Denis), pour tuer le temps, pour conjurer l’angoisse. Dans le vaste lobby de cet hôtel moderne d’aéroport, où passent des hommes d’affaires pressés et des touristes, d’autres sont contraints à l’attente. Un groupe de femmes s’est décidé à aller acheter quelques vêtements, pour les enfants. Ils ont quitté la bande de Gaza, bombardée depuis des semaines par l’armée israélienne, en représailles des massacres commis le 7 octobre par le Hamas, en emportant parfois moins que le minimum.

Ces Franco-Palestiniens ont été rapatriés à Paris en plusieurs vols, depuis le 3 novembre. Selon le ministère des affaires étrangères, 115 Français, leurs ayants droit et des agents de l’Institut français de Gaza avaient pu rejoindre la France, vendredi 17 novembre, soit la quasi-totalité de ceux qui en avaient fait la demande. « Nous travaillons encore sur quelques cas de personnes dont la situation est plus compliquée », explique Anne-Claire Legendre, la porte-parole du Quai d’Orsay. Les voilà donc, pour la plupart, « en sécurité ».

Tout dépend de ce que l’on entend par ce mot. En sécurité physique pour eux-mêmes, leur conjoint(e), leurs enfants, certainement, après avoir passé des semaines à se demander si le prochain missile était pour eux, leurs cousins, leurs voisins, ou le commerçant du bout de la rue. Des semaines à sursauter et à trembler. Mais en sécurité tout court, sûrement pas. Aucune des personnes interrogées par Le Monde n’a souhaité dévoiler son identité, chacun a choisi un prénom d’emprunt et a refusé, pour ceux rencontrés en province, que leur ville d’accueil soit mentionnée. La peur leur colle aux semelles, ils tremblent pour leur famille restée sur place, pour les blessés.

Ali, l’homme aux espadrilles, a 83 ans. Il sait qu’il ne retournera pas à Gaza, à son café Délice, en français sur la devanture, où il serrait de main de maître la manette de l’expresso, le premier de la ville de Gaza. L’établissement avait sa petite renommée, on y trouvait baguettes et croissants, il méritait son nom. « Je travaillais encore très bien », glisse-t-il avec fierté, le regard en coin. Au début, en 1997, il a eu un pâtissier français, « c’est lui qui a choisi le nom ». Son immeuble, en bord de mer, a été touché trois fois par les frappes israéliennes. Blessé à la jambe, l’octogénaire s’est rendu à l’hôpital Al-Shifa, investi depuis par l’armée israélienne, où personne n’a trouvé le temps de bien le soigner.

« Jamais je n’ai assisté à une destruction aussi massive »


Un ami plus jeune organise sa fuite vers Rafah, dans le sud de l’enclave palestinienne, à la frontière égyptienne, dans une voiture déglinguée. « Après, c’était l’attente qui tue, résume Ali. Les avions [de l’armée israélienne] volent et reviennent par-dessus nos têtes. Parfois, ils frappent. On ne sait pas qui, ni où. » Il décrit cette nuit permanente dans laquelle il était barricadé avec d’autres, sans électricité, où l’on ne fait qu’entendre le vacarme et guetter les accalmies, en aveugle.

Trois jours après son départ, la tour Andalus, où il habitait, dans le quartier Al-Rimal, est entièrement détruite. Mais Ali a trois enfants français qui vivent en France, dont une fille avocate, ainsi que son ex-femme. Il a aussi une fille adolescente de 15 ans issue d’une autre union. Et plus personne à Gaza. « Cette terre a accueilli toutes les civilisations possibles depuis trois mille ans, et tout le monde la veut. La promesse de cette terre est celle de l’humanité », philosophe le vieil homme, en imaginant pour le futur un territoire placé sous l’égide des Nations unies.

Qui ne s’autoriserait à rêver quand tout est chaos? En attendant, Ali a besoin d’un toit et regrette amèrement de ne pas avoir demandé la nationalité française. La mère de ses enfants, originaire de Syrie, l’a obtenue depuis longtemps. Au total, entre de nombreux allers et retours, il aura vécu quarante ans en France, la moitié de sa vie. « Je ne voulais pas être un réfugié politique ou social, ou même bénéficier d’un regroupement familial, mais maintenant j’accepte, soupire-t-il. Mes enfants payent leurs impôts ici. »

On voit qu’il a porté beau mais une couronne de cheveux blancs pointe sous sa houppe rousse, il ressemble à un renard fourbu dont la guerre aurait balayé toute coquetterie. « J’ai assisté à quatre guerres, provoquées par le Hamas, il faut le dire, précise Ali. Mais jamais je n’ai assisté à une destruction aussi massive de la part d’Israël, avec autant de familles civiles décimées. »

Une odyssée, sous le vrombissement des F-16 israéliens

Celle de Bassam, la cinquantaine sportive, est arrivée saine et sauve en France. Le chercheur y a fait ses études et parle un français châtié. Né à Gaza, il était retourné y vivre depuis plus de dix ans et ses enfants sont franco-palestiniens, comme lui. Mais pas son épouse, dont toute la famille est restée dans l’enclave.

Les yeux de la jeune femme semblent deux grands lacs noirs. Elle plonge son regard dans le vôtre, sans craindre les silences, pour mesurer la confiance qu’elle pourra accorder. Décide qu’on l’appellera Hayat, « la vie ». Déjà mère de famille nombreuse, elle semble sortir de l’adolescence mais parle comme une rescapée des enfers.

Le couple et ses enfants habitent pour l’instant dans une résidence d’étudiants, dans une ville du sud-est de la France. On leur promet un appartement dans une banlieue proche. Hayat a laissé derrière elle sa grande maison dans le nord de la bande de Gaza, la vigne, les plantes odorantes, les quelques oliviers, minuscules morceaux de nature arrachés à un tissu urbain d’une densité folle.

Bassam montre sur Google Maps son quartier, désormais à moitié détruit. « On avait une vie normale, de famille, comme tout être humain », énonce-t-il. Le front barré d’un pli, il pronostique l’émigration de milliers de personnes de Gaza « par instinct de survie ». Sous les bombardements israéliens, il est arrivé que trois générations disparaissent en quelques secondes, témoigne-t-il.

Lorsque le consulat français à Jérusalem leur a enjoint de gagner le sud du territoire, vendredi 13 octobre, Bassam et Hayat ont entassé tout le monde dans la voiture, les couches et le lait pour la petite dernière, et la bouteille de gaz branchée sur le carburateur pour faire avancer le véhicule – la méthode débrouille, moins chère que l’essence. Du nord au sud, une quarantaine de kilomètres, mais des routes défoncées, des antennes au sol, des maisons détruites, des morts, des blessés, sous le vrombissement des F-16 israéliens. Avant de partir, Hayat a demandé à son mari qu’ils demeurent toujours ensemble, tous, pour qu’il ne reste personne en cas de malheur.

Une scène aux airs bibliques

Sept familles vont alors cohabiter durant trois semaines dans la maison du cousin de Bassam, dans le sud de l’enclave. Les enfants jouent dans des espaces restreints, mais ils jouent. Bassam a fait des photos des vélos, de la citerne qu’on remplit seau par seau, de son neveu qui rit, celui qui a échappé à un projectile mortel, à un mètre près. D’autres proches ont été blessés ce jour-là.

Le pire, aux yeux d’Hayat, n’est pas la guerre, mais la séparation. La coutume a cependant eu raison de sa volonté, les hommes ont été cantonnés d’un côté, les femmes de l’autre. « On attendait la mort, tout le temps. J’ai réfléchi : je vais devoir mourir avec mes filles et mon mari avec mes fils ? Être séparés pour dormir, s’habiller, mettre son voile, cela a ajouté à la douleur et à la peur. » Elle comprend les questions en français mais elle est trop épuisée pour rassembler les mots de cette langue qu’elle a apprise il y a quinze ans.

Lorsqu’ils ont enfin franchi la frontière à Rafah, après deux tentatives infructueuses, en déboursant 700 dollars (640 euros), il n’y avait personne pour les accueillir, contrairement aux ressortissants allemands, italiens ou jordaniens. Le jour de leur passage, des dizaines de milliers de scarabées avaient aussi fui Gaza et son tremblement intense dans les airs et la terre, pour gagner l’Egypte. Ils jonchaient la route, formant un tapis noir si dense qu’on ne voyait plus le sol. Les enfants avaient les yeux écarquillés devant cette scène aux airs bibliques.

Une fois arrivé au Caire, le couple souligne combien l’accueil reçu à l’ambassade de France les a, en revanche, réconfortés. Leur principale préoccupation, désormais, ce sont les enfants : leur scolarisation, dans le primaire et au collège, et surtout leur insertion dans un monde où ils voudraient les voir grandir sans haine.

« On était comme absents de la réalité »

L’histoire de Sami avec la France commence en 1987, lorsqu’il reçoit, à 19 ans, une bourse du gouvernement français pour étudier dans un lycée agricole. Il atterrit dans celui d’Objat, en Corrèze, et rentre à Gaza six ans plus tard. Puis il obtient à nouveau une bourse, cette fois pour un stage de traduction qu’il transforme en licence, en maîtrise, puis en diplôme de troisième cycle à la Sorbonne, en langues.

Voilà comment ce fils de petits paysans, expropriés de leur ferme près d’Ashkelon lors de la création d’Israël, en 1948, est devenu un travailleur humanitaire apprécié depuis vingt-trois ans, dans une ONG. « Heureusement que ma mère est décédée en 2022. Elle n’a pas vu ce que nous venons de vivre », souligne cet homme charismatique et calme.

Le sac de secours était prêt. Diplômes, papiers d’identité, 1 000 shekels israéliens (un peu moins de 245 euros) en liquide. L’argent a vite filé. « A Gaza, on paye tout en shekels, sauf les voitures, en dollars, et les terrains, en dinars jordaniens », explique Sami. Le départ s’avère chaotique. Il ne peut conduire et sa belle-sœur n’a pas tenu un volant depuis treize ans. Ils roulent à 30 km/h, à neuf dans la Jeep.

Dans le bâtiment où ils stationnent pendant dix-huit jours, il n’y a que deux toilettes pour les hommes et deux pour les femmes, et plus de mille personnes. « On était comme absents de la réalité. On s’asseyait sur des chaises mais on ne voyait rien autour. On dormait une heure par-ci par-là, puis les bombes nous réveillaient. » Sami, qui a fumé trois cigarettes, alors que sa santé le lui interdit, conclut tout à trac : « J’aimerais qu’on vive en paix avec le peuple israélien et qu’on reconnaisse nos droits. J’aimerais… une justice. »