La professeure Marianne Hirsch explique que la façon dont nous enseignons « le crime suprême » façonne notre compréhension de Gaza.
À la suite de l’attaque du 7 octobre 2023 en Israël, le premier ministre Benjamin Netanyahou a dit à des journalistes : « Voilà la sauvagerie qui ne nous rappelle que les crimes nazis de l’Holocauste. Le Hamas, ce sont les nouveaux Nazis ». Dans le personnel politique israélien, nombreux sont ceux qui ont fait écho à cette déclaration, en invoquant l’Holocauste dans leur description de l’attaque terroriste. Dans une interview réalisée par M. Gessen, le chroniqueur d’opinion du Times, la professeure de Columbia, Marianne Hirsch, défend l’idée que le traumatisme et de la mémoire de l’Holocauste souffre d’un mésusage ; elle en fait un exemple de la façon dont cela devrait être enseigné afin d’avancer.
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La transcription a été légèrement modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.
M. Gessen : Je suis M. Gessen, un chroniqueur du New York Times.
Pendant la guerre de Gaza, les dirigeants israéliens et leurs soutiens aux États-Unis ont invoqué l’Holocauste pour justifier leurs actions.
Audio clip du premier ministre Netanyahou : « C’est la barbarie, ce que seuls les crimes nazis de l’Holocauste nous rappellent. Le Hamas, ce sont les nouveaux Nazis ».
Certains spécialistes de l’Holocauste – des gens qui ont passé leur vie professionnelle à conserver vivante la mémoire de la catastrophe – sont soucieux. Ils s’inquiètent de ce que leur travail a été transformé en propagande de guerre et en justification de la commission de génocide.
Mon amie Marianne Hirsch est l’une de ces spécialistes. Elle est professeure émérite d’anglais à l’université Columbia. Elle est connue pour sa recherche sur la façon dont les descendants de survivants pensent l’holocauste. Jusqu’à cette année, elle donnait des cours sur la mémoire et la guerre. Mais cette année, c’est devenu intenable. C’est une perte pour ses étudiants et pour le domaine d’étude. L’approche de la professeure Hirsch sur comment nous nous souvenons et comment nous enseignons l’Holocauste est une clef de compréhension de la façon dont nous concevons ce qu’Israël a fait à Gaza. Cela m’a aidé à donner du sens à ce qu’il se passe. Je lui ai demandé de venir m’en parler.
Marianne, merci d’être ici.
Marianne Hirsch : merci beaucoup de m’avoir invitée
Gessen : Alors, commençons par ce qui t’a amenée à l’étude de l’Holocauste.
Hirsch : C’est intervenu tard dans ma carrière. Je suis fille de survivants de l’Holocauste en Roumanie. Mes parents vivaient dans un ghetto ; ils se sont mariés au ghetto. Mais la dernière chose qu’il m’intéressait d’étudier était leur histoire – voire d’étudier la région d’où ils venaient. Même si j’entendais tous les jours leurs récits, c’était trop sur le passé. J’étais intéressée à l’avant-garde, à l’avenir. J’étais intéressée au féminisme et aux mouvements pour le changement social. Mais j’ai été rattrapée au milieu des années 1980 par la publication de « Maus » d’Art Spiegelman et de celle du roman « Beloved » de Toni Morrison.
Il y avait là une curiosité sur un moment du passé qui n’était pas réellement du passé, qui se poursuivait au présent, mais à une certaine distance, de la part d’une génération suivante ou de témoins indirects, des témoins qui n’y étaient pas réellement. Et je me suis reconnue dans ces gens : d’une certaine façon un manque de connaissance, mais l’omniprésence de la sensation et du sentiment. D’une certaine façon il m’est devenu clair que je me souvenais de moments de récits de mes parents, des histoires de mes parents, plus vivants que les souvenirs de ma propre enfance.
Les vieux souvenirs de ma propre enfance étaient en quelque sorte évacués par le pouvoir de ces souvenirs qui n’étaient pas vraiment des souvenirs, parce qu’ils concernaient des expériences que je n’avais pas véritablement vécues moi-même. Alors ce fut le moment. Pas seulement pour moi, de toute évidence ; ce fut un moment où les gens étaient très très concernés par la mort des survivants et par la disparition des témoins. Ce fut aussi un moment où sont apparues des politiques sur l’identité dans le monde académique.
Aussi, chacun avait une identité et nous avons vraiment pensé très attentivement – en particulier dans le féminisme – aux expériences africaines-américaines ou latines ; et les récits juifs, d’une manière ou d’une autre, n’étaient pas au programme. Alors j’ai commencé à parler à des collègues de mon domaine et j’ai réalisé qu’un certain nombre d’entre nous étaient des enfants de survivants de l’Holocauste, sauf qu’on ne s’était jamais vraiment connus sous cet angle. C’est vraiment comme cela que j’ai commencé.
Gessen : Tu as inventé ce terme de « post-mémoire » pour décrire comment les enfants de survivants pensent l’Holocauste et tu dis que les souvenirs traumatiques sont transmis tellement puissamment et avec tant d’émotion que les enfants de survivants se les rappellent plus que leurs propres souvenirs. Comme tu l’as dit, tes propres souvenirs d’enfance ont été évincés par les récits de tes parents. Peux-tu expliquer cette idée de post mémoire ?
Hirsch : Bon, il paraît vraiment contre-intuitif de pouvoir avoir un ressenti téel de choses que nous n’avons pas nous-mêmes expérimentées. Mais il y a quelque chose à propos de la transmission qui passe par les sortes d’histoires dont je viens de parler, porteuses d’expériences traumatiques et extrêmement puissantes du passé dans le présent, et cela nous donne un ressenti comme si nous avions réellement été là. Je pense que la façon font fonctionne la post mémoire, c’est à travers l’identification. Cela aurait pu être moi. Donc, beaucoup de mes rêves étaient poursuivis ou frappent à la porte, ou peut-être —
Gessen : Les miens aussi
Hirsch : Les tiens aussi. C’est ça, exactement. Et beaucoup de gens peuvent se relier à cela, pas seulement sur l’Holocauste. Ce fut véritablement mon point de départ. Mais, comme je l’ai mentionné, « Beloved », le roman de Toni Morrison, j’ai ressenti à l’époque que c’était le roman de l’Holocauste le plus puissant écrit à ce moment-là. Mais ce n’était certes pas là-dessus.
Je me suis centrée sur la fille née dans un contexte de liberté plutôt que sur la mère ayant vécu l’esclavage. Et cette fille avait vraiment besoin de savoir ce qu’il s’était passé dans la plantation d’où sa mère s’était échappée. Aussi, cette curiosité, cette obsession à vouloir connaître cette fragmentarité, cette hantise, les fantômes que « Beloved » nous montre tellement bien – cela fait largement partie de ce phénomène de souvenir secondaire ou indirect que j’essaie de décrire. Et, comme je l’ai dit, cela travaille par l’identification.
Mais c’est un concept qui, pour moi, a évolué parce que même si je l’ai situé au départ dans la famille, étant, réellement, venant de ma propre expérience dans certaines de ces lectures, cela s’exerce vraiment par une médiation.
Donc les images particulièrement puissantes sont celles que nous voyons aussi dans les médias. Les films peuvent structurer un système générationnel de souvenir qui ne soit pas situé uniquement dans la famille. Cela facilite aussi la participation d’autres personnes qui pensent « cela aurait pu être moi » ou « j’aurais pu être cette fille » ou « j’aurais pu être cette mère ». Donc le « cela aurait pu être moi » est médiatisé par des images publiques.
Gessen : Je souhaite revenir un peu sur ce que tu as dit sur « Beloved », parce que tu as exprimé quelque chose qui est assez controversé. C’était tout à fait logique, mais tu as établi une comparaison. Il existe une position très fortement affirmée selon laquelle l’Holocauste n’est comparable à rien d’autre. J’ai été accusé de relativiser l’Holocauste et il y a une autre position tout aussi fortement affirmée selon laquelle l’Holocauste doit être replacé dans une chronologie des génocides. Puis-je te demander d’en parler ?
Hirsch : Bon, je ne saurais être plus en accord avec toi sur l’importance de l’analogie ; et, oui je pense que cette injonction, l’Holocauste ne devrait pas être objet de comparaison parce que cela le relativiserait, fait partie de cette argumentation sur l’unicité de ce crime. Pour moi, je pense que les relations entre toutes ces différentes histoires – non seulement des histoires de génocide, mais des histoires de victimisation, d’altérisation, d’inégalité – chacun de ces génocides et chacune de ces expériences est effectivement unique. Ils ne sont vraiment pas semblables. Mais ils sont connectés et donc il est nécessaire de les comparer.
Donc ne pas les comparer ou ne pas les voir en relation les uns aux autres peut être très hasardeux – comme, je pense ce qu’on a vu pour l’Holocauste – parce que cet argument de l’unicité est un argument d’exceptionnalisme. C’est le crime le plus exceptionnel de tous les crimes, ce qui lui donne un statut très particulier. Et l’Holocauste est porteur d’une influence hors normes qui obscurcit d’autres histoires et obscurcit aussi ce qu’il se passe maintenant : le génocide à Gaza, dont l’exceptionnalisme de l’Holocauste a encouragé le déni d’autres génocides. Et je pense que cela crée une véritable crise si des victimes de génocide perpétuent le génocide et que quelqu’un peut le nier. Je pense que nous vivons un moment de réelle crise.
Gessen : Alors que penses-tu sur la façon dont l’Holocauste devrait être enseigné ?
Hirsch : Je voudrais juste dire d’abord ceci : pourquoi tant de districts scolaires ont instauré des programmes sur l’Holocauste dans ce pays et en réalité dans le monde entier ? Et pourquoi construisons-nous de nouveaux musées de l’Holocauste maintenant ? Quelle pensée préside à cela si c’est le crime des crimes et si l’Holocauste enseigne aux étudiants les effets de la violence de masse et de la déshumanisation ? Je pense que l’idée est peut-être que cela peut servir à inoculer une opposition à plus de violence comme celle-ci – que si nous comprenons vraiment à quel point des gens peuvent souffrir, nous essaierons de faire cesser la souffrance. Alors l’idée de « plus jamais ça pour personne » – peut-être c’est ce que les étudiants sont supposés apprendre.
Mais je pense que nous avons besoin de dépasser l’enseignement de l’Holocauste via l’identification et même l’empathie. Je veux dire, bien sûr nous avons besoin d’enseigner l’empathie ; nous devons encourager l’empathie. Mais peut-être pas autant l’identification. Peut-être nous faut-il un peu plus de distance – dire, vous savez, cela aurait pu être moi, mais ce n’était pas moi. C’est le passé. Nous devons les laisser dans le passé. On a une certaine distance maintenant ; nous pouvons penser à eux et nous pouvons penser à ce que nous pouvons faire dans le monde aujourd’hui, plutôt que de traiter ces crimes comme s’ils continuaient éternellement en retraumatisant génération après génération.
Et parce que l’identification personnelle et la post mémoire sont si puissantes, on peut aussi les évoquer à mauvais escient. Donc je pense que la question est comment prévenir un tel mésusage – cette sorte de contagion rampante d’une peur tellement présente dans la façon dont l’Holocauste vit dans la mémoire. Une option est de créer réellement des manières d’y penser comme du passé pour le contextualiser dans d’autres histoires et de le relier à d’autres phénomènes historiques dont il fait vraiment partie. Et un phénomène historique qui fait partie de l’Holocauste est en fait la formation de l’État d’Israël et la Nakba – l’expulsion des Palestiniens. Donc je pense que lorsque nous enseignons l’Holocauste aujourd’hui, cela doit devenir en quelque sorte une partie de l’histoire. Notre corrélation entre la mémoire de l’Holocauste et la mémoire de la Nakba doit vraiment être prise en compte.
Gessen : Penses-tu que ce soit possible dans une université américaine aujourd’hui ?
Hirsch : Je pense que les universités sont en crise. Je pense qu’il y a bien des façons par lesquelles les universités empêchent actuellement de vraiment enseigner, apprendre, avoir une liberté d’expression et une pensée critique, parce qu’il y a certaines choses qui sont interdites.
Tout d’abord la façon dont les universités – y compris la mienne, Columbia – ont admis être des foyers d’antisémitisme et que les étudiants juifs souffrent, a encouragé un sentiment de victimisation juive. Ce sentiment de victimisation nous empêche d’établir les types de connexions dont je viens de parler.
Pour le moment, lorsque la comparaison est souvent perçue comme une relativisation, il est probablement très difficile d’effectuer ce travail. Parce que si nous voulons parler d’Israël comme une des conséquences de l’Holocauste – non comme la seule conséquence et non comme seulement la conséquence de l’Holocauste – et si nous sommes critiques sur la façon dont l’État d’Israël a évolué et agit au présent et vers l’avenir, alors nous pouvons facilement être vus comme fomentant l’antisémitisme. Et cet amalgame tue la pensée. Il crée de la peur – parmi les enseignants et les étudiants.
Gessen : Et tu parles d’expérience ici ; tu es à Columbia depuis une vingtaine d’années et, jusqu’à récemment, tu enseignais un séminaire sur la mémoire.
Hirsch : Oui, et je suis officiellement retraitée, mais j’ai accepté de continuer à enseigner un cours par an, que j’ai plus ou moins suspendu pour le moment.
Gessen : Pourquoi ?
Hirsch : Eh bien, je pense que l’ambiance que je viens de décrire y est pour quelque chose. Il est très, très difficile de créer un climat de confiance dans une salle de cours – et tu sais à quel point c’est précieux. On a un groupe d’étudiants de différentes origines, qui ne se connaissent pas, qui n’ont pas appris les mêmes choses et tu essaies de construire un espace où l’on peut émettre des idées, se tromper peut-être, faire des erreurs, apprendre les uns des autres. Parfois ça ne se passe pas bien, mais tu continues d’essayer.
J’ai consacré ma carrière à enseigner des sujets très difficiles. Ma mission a été de trouver des moyens de parler vraiment de ces sujets difficiles – dont certains touchent souvent des étudiants et moi-même très personnellement – mais tout de même d’en parler en réfléchissant assez pour apprendre quelque chose, à la fois sur l’histoire et sur nous-mêmes, et sur comment traiter cette sorte de savoir difficile.
Je pense que c’est très dur à réaliser actuellement parce qu’il y a tant d’interdictions que c’est déconcertant. Par exemple, l’adoption dans de nombreuses universités de la définition de l’antisémitisme de l’IHRA – qui inclut plusieurs exemples qui qualifient d’antisémites certaines critiques ou comparaisons impliquant Israël – rend très difficile d’aborder certains sujets dans un programme ou en salle de cours sans être exposé à des plaintes pour discrimination ou antisémitisme.
Gessen : Et cela t’est arrivé, n’est-ce pas ?
Hirsch : Oui, ça m’est arrivé dans un cours que j’enseignais à l’automne 2023. Nous avons passé pas mal de temps dans ce cours à parler d’images d’atrocités. Alors, bien sûr, les images de Gaza ont été largement présentes dans le débat. Ce que j’ai essayé de faire a été de jeter des bases pour que les étudiants posent les questions qu’ils voulaient poser sur le sujet.
Une chose que j’ai faite a été d’envoyer à la classe une tribune de Lydia Polgreen dans le New York Times sur une photo – nous parlions d’images – qui montrait des bébés morts à Gaza, enveloppés dans des linceuls blancs. Une étudiante en a été très choquée, notamment par l’implication qu’Israël pouvait être en faute – que la faute n’incombait pas au seul Hamas. Nous avons longuement échangé là-dessus, à la fois par écrit et par conversations en face-à-face. Elle et moi avons parlé comme Juives toutes les deux, comme des personnes ayant de la famille proche en Israël. Et pourtant, huit mois plus tard, elle m’a accusée de discrimination et a porté plainte contre moi.
Ce fut très douloureux – et aussi, d’une certaine façon, l’accusation était absurde. Mais ce que cela m’a montré, c’est comment on peut facilement perdre son sens critique dans cet amalgame entre critique de l’État d’Israël et antisémitisme.
Ce n’est pas pour cela que j’ai suspendu mon cours – cet incident particulier n’était pas en cause – mais cela fait partie de l’ambiance. On n’a pas besoin d’adopter la définition de l’IHRA pour créer un climat dans lequel il est très difficile d’enseigner certains sujets. Tu as beaucoup écrit sur Hannah Arendt et j’enseigne régulièrement son œuvre. Mais tu sais, elle était très critique d’Israël – elle avait presque prédit ce que deviendrait cet État militariste si Israël gagnait la guerre de 1948. C’est un essai sur lequel j’ai écrit et que j’ai enseigné autrefois. Pourrais-je donner ce cours actuellement ? Je ne sais vraiment pas.
Gessen : Et si tu pouvais donner un cours maintenant dans une université idéale, que serait ce cours ?
Hirsch : Bon, je suis maintenant concentrée sur la possibilité d’écrire et de penser contre le militarisme et contre l’idée de l’inévitabilité de la guerre. Cette notion d’inévitables cycles de violence – de traumatismes qui ne peuvent jamais être soulagés et conduisant toujours à plus de violence – est quelque chose que je trouve très troublant. Je pense que c’est un des problèmes de la façon dont l’Holocauste est souvent évoqué : son incurabilité supposée, le sentiment qu’il doit se perpétuer sans fin. Alors, comment interrompre cela ? Voilà ce sur quoi je veux vraiment réfléchir.
Je ressens aussi, d’une certaine façon, que j’aimerais retourner ré-enseigner certains de mes cours d’avant, parce que j’en aurais une approche différente aujourd’hui. Il n’y en a pas eu assez sur la Palestine. Par exemple, j’ai un jour enseigné un cours intitulé La voix du témoin. Nous avons étudié des témoignages sur l’Holocauste, des témoignages sur la Commission Vérité et Justice de l’Afrique du Sud et d’autres – mais la Palestine n’y était pas incluse. Maintenant, je ressens cela comme une vraie insuffisance de ma part et comme une manifestation de ma propre incapacité à comprendre comment tisser ensemble ces histoires qui sont liées avec tant de complexité.
Si je peux te demander quelque chose, puisque nous sommes assis ainsi l’un en face de l’autre, un des événements ayant suivi les attaques du 7 octobre et le début de la guerre, est un essai que tu as écrit dans le New Yorker sur la mémoire de l’Holocauste et des mésusages en Europe. C’est là que tu as établi ton analogie maintenant bien connue : tu as dit que Gaza n’était pas une prison à ciel ouvert – qu’est-ce qu’une prison à ciel ouvert ? – Gaza est un ghetto. Tu l’as comparée au ghetto de Varsovie et tu as écrit quelque chose qui a été tout à fait inoubliable et dévastateur : « Le ghetto est liquidé » Quel est ton point de vue maintenant à cet égard ?
Gesse : Il est toujours en liquidation. Comme tu le sais, nous avons parlé de cet essai pendant que je l’écrivais. Peu après, je suis allé en Allemagne, où j’ai trouvé une grande partie du matériau pour nourrir cet essai. Je suis allé en Allemagne une deuxième fois – en principe pour recevoir le prix Hannah Arendt pour la pensée politique – qui m’a été pratiquement retiré parce que j’avais fait cette comparaison.
C’était intéressant, tout de même, parce que bien des gens qui avaient décidé de débattre avec moi – puisque cela a créé un grand scandale public – ne cessaient de demander comment j’avais pu oser faire cette comparaison. Des journalistes insistaient sur le fait que, de toute évidence, Gaza n’était pas un ghetto et que, de toure évidence, elle n’était pas liquidée. C’étaient des conversations fascinantes, parce que je réalisais à quel point la connaissance de nombre d’entre eux était faible, en fait. Je pense que la chose la plus importante qu’ils ne comprenaient pas – et que nous échouons souvent à comprendre- est que le génocide est un processus.
J’ai récemment fait des reportages sur la justice internationale et les crimes de guerre et j’ai réalisé que, légalement, une des distinctions clef entre le génocide et les crimes contre l’humanité est précisément ceci : le génocide est un processus. Les crimes contre l’humanité se produisent quand un grand nombre de gens est tué – ou quand des civils sont intentionnellement visés ou quand il y a un mépris flagrant de la vie humaine. Mais le génocide est différent : il se déploie dans le temps. Il commence par l’établissement des conditions d’une tuerie de masse – avec la propagande, la création d’un climat dans lequel beaucoup de gens peuvent être tués – et ensuite par l’élimination progressive des conditions de la vie elle-même.
Donc la famine est une large part de ce génocide. En t’écoutant aujourd’hui, je pensais aussi à cette idée de génocide comme processus – et combien il semble étrange aujourd’hui de regarder en arrière ce qui s’est écrit plus tôt, par moi et d’autres, en utilisant le mot « génocide », bien avant que beaucoup de gens ne soient prêts à voir que, oui, c’est bien sûr ce qui se déploie. Et peut-être est-ce dans la nature de ce phénomène – qu’il se révèle dans le temps.
Donc si tu pouvais dire quelque chose sur la façon dont ce moment pourrait être remémoré – comme t o n peut s’en souvenir – qu’est-ce que tu imaginerais ?
Hirsch : je suis très sensible au fait que le traumatisme se produise juste maintenant – les gens sont gravement traumatisés, les enfants sont traumatisés. Et, bien sûr, je ne peux pas dire aux Palestiniens comment construire leur mémoire, ou quel type d’institutions de mémoire existeront, mais il y en aura. Ce que j’espère est que les types de réseaux de solidarité qui se construisent maintenant – l’activisme, les efforts pour faire une place à un récit palestinien, et le fait d’imaginer la vie palestinienne dans le futur – feront partie de cette mémoire. Une mémoire de solidarité, non seulement une mémoire de la dévastation.
Gessen: Merci beaucoup d’avoir eu cet échange avec moi
Hirsch: Merci beaucoup de m’avoir invitée.
