Si quelques-uns ont accusé le film oscarisé de normalisation, les dirigeants et les militants de Masafer Yatta sont inébranlables dans leur soutien à une résistance commune.

Les réactions hostiles étaient inevitables. Dès que les réalisateurs Basel Adra, Yuval Abraham, Hamdan Ballal et Rachel Szor ont reçu l’Oscar du meilleur documentaire pour leur film « No Other Land »— qui raconte l’histoire du nettoyage ethnique en cours par Israël de la région de Masafer Yatta en Cisjordanie occupée, en particulier des communautés auxquelles appartiennent Basel et Hamdan eux-mêmes —, les attaques ont commencé.
Le ministère israélien de la Culture, Miki Zohar, a accusé le film de « diffamation » et de « déformer l’image d’Israël », exhortant les salles de cinémas en Israël à ne pas le diffuser. Beaucoup, dans les médias israéliens, se sont précipités pour le dénoncer comme de la « propagande », ou comme étant « pire qu’un mensonge », tandis que les réalisateurs recevaient un déluge de haine venimeuse sur les réseaux sociaux.
Nous avons pris l’habitude de ce niveau d’aveuglement sioniste de la part des politiciens, des journalistes et des citoyens israéliens, particulièrement depuis que Yuval et Basel ont été confrontés à des calomnies similaires à la suite de leur discours de réception de leur prix à la Berlinale 2024. Ce que beaucoup d’entre nous n’avaient pas anticipé, cependant, c’était à quel point l’hostilité serait sévère de la part de plusieurs militants, organisations et influenceurs pro-palestiniens.
Ces critiques ont accusé Yuval et Rachel, les deux réalisateurs israéliens, de feindre la solidarité avec les Palestiniens, tout en promouvant une forme plus subtile de « sionisme libéral ». Yuval, en particulier, a été réprimandé parce qu’il a osé condamner l’attaque du Hamas le 7 octobre dans son court discours et affirmer que nos sorts, en tant qu’Israéliens et Palestiniens, sont liés, ainsi que pour n’avoir pas utilisé le mot « génocide » quand il a dénoncé le massacre d’Israël contre Gaza — massacre dont il a lui-même exposé beaucoup d’aspects. Et tout en étendant leurs félicitations aux réalisateurs palestiniens, certains ont encore accusé le film d’offrir un narratif acceptable qui absout en quelque sorte Israël de ses crimes.
Est arrivée ensuite la déclaration officielle de la Campagne palestinienne pour le Boycott académique et culturel d’Israël (PACBI), une branche du mouvement BDS, qui a déclaré que le film « viole certainement » leurs directives sur l’anti-normalisation.
J’ai lu la déclaration plusieurs fois, à la fois en anglais et en arabe. Elle est hésitante, alambiquée et peu claire — ce qui, à, mon avis, est le signe que le mouvement lui-même avait débattu pour déterminer si le film satisfait ou non à leur critère d’anti-normalisation : le côté israélien de tout projet commun comme celui-ci doit affirmer son opposition à l’occupation et à l’apartheid et son soutien au droit au retour des Palestiniens, et l’activité commune elle-même doit constituer une forme de co-résistance contre le régime israélien.
« No Other Land » est, en fait, un cas exemplaire de co-résistance. Les réalisateurs ont affirmé leurs opinions explicitement sur toutes les plateformes qui leur étaient accessibles, et le film documente et incarne un superbe exemple de cette lutte sur le terrain.
Les détails de la chaîne de raisonnement de la déclaration — à savoir que quelques-uns des réalisateurs n’utilisaient pas le mot « génocide » ou qu’une partie des subventions du film venait d’une organisation qui, dans une version antérieure, il y a de nombreuses années, avait reçu des subventions du gouvernement israélien — ne sont ni convaincants, ni pertinents. Cela ne justifie pas de boycotter un film aussi important, dont la victoire aux Oscars représente une étape énorme dans la lutte palestinienne.
En conséquence, beaucoup d’universitaires, de militants, d’écrivains et d’artistes palestiniens ont critiqué la déclaration de PACBI comme étant déconnectée et injuste. Ils ont alerté sur le dommage que la déclaration inflige au camp de la résistance non-violente et à la majeure partie de l’opposition à l’occupation, autant des Palestiniens que des Israéliens de gauche.
Je concéderai à ceux qui refusent de célébrer la victoire de « No Other Land » qu’ils ont raison sur une chose, bien que cela n’ait rien à voir avec le film lui-même, ni avec les positions politiques de ses réalisateurs : l’industrie du cinéma, particulièrement aux États-Unis, n’ouvre la porte au narratif palestinien que quand il inclut un partenaire israélien. C’est une réalité de longue date qui précède ce film et doit être contestée et critiquée. Pourtant, sur cette question, PACBI n’a pas réussi à dire ce qu’il attend de nous exactement : devons-nous ne pas faire de films du tout, ou boycotter tout, d’Hollywood et de ses prix ?
Pour couper court au bruit de ce débat embrouillé et toxique, j’ai décidé de voir ce que ceux vivant effectivement à Masafer Yatta — dont les villages subissent des raids quotidiens des colons, des soldats et des bulldozers israéliens — avaient à dire sur le film et la controverse qu’il a engendrée. Mais nous devrions nous rappeler aussi que Basel, le protagoniste du film, est le vrai propriétaire de cette histoire, et qu’il a tous les droits de s’exprimer lui-même de la façon qu’il voit comme appropriée et de choisir avec qui il collabore dans la lutte de sa communauté pour rester sur ses terres ; ceci, après tout, est l’essence de la liberté à laquelle nous, Palestiniens opprimés, aspirons si désespérément.
« J’ai honte de toutes ces critiques »
« Je ne sais pas de quoi parlent les gens de BDS », a dit à +972 Jihad Al-Nawaja, le chef du conseil de village de Susiya. « Qu’est-ce qu’ils veulent de nous ? Je veux que vous me citiez mot pour mot : Je vous jure, après beaucoup d’années de lutte, de confrontations, d’arrestations, de passages à tabac et de démolitions, je sais — pas « je pense », je sais — que sans des gens comme Yuval et les militants juifs d’Israël et du monde entier, la moitié des terres de Masafer Yatta auraient été confisquées et rasées maintenant. Notre ténacité ici est grâce à leur aide.
« En ce qui me concerne, Yuval est bien plus palestinien que la plupart de ces commentateurs en ligne qui l’attaquent — il est Palestinien jusqu’au cœur », a continué Al-Nawaja. « Il est juif et israélien, mais il comprend exactement, juste comme moi, ce qui se passe ici et il a choisi d’être à nos côtés. Yuval et des dizaines comme lui ont vécu avec nous, mangé avec nous, dormi dans nos maisons et ils ont affronté les soldats et les colons à nos côtés chaque jour. J’invite tous les critiques à fermer leur climatiseurs, à prendre une voiture et à venir vivre ici avec nous une seule semaine. Et alors nous verrons s’ils m’appellent encore à boycotter le film. »
Tariq Hathaleen, un militant du village d’Umm Al-Khair, a expliqué : « Tout ce que nous défendons ici est en réel danger. Nous avons subi des attaques quotidiennes des colons. Le soir même où le monde entier parlait de la victoire [de « No Other Land »] aux Oscars, les colons se sont organisés et sont venus se venger. À tous ceux qui examinent la légitimité de notre lutte, je dis : prenez vos déclarations, faites-en du jus, buvez-le et calmez-vous.
« J’ai été personnellement actif dans cette lutte pendant plus de deux décennies », a continué Hathaleen. « Après beaucoup de réflexion et de discussion, nous avons décidé il y a longtemps que nous accueillerions tous les supporters qui s’identifient à nous sur le terrain. Il y a vingt ans, des groupes d’Israël et de l’étranger sont arrivés et je les ai accompagnés. Pour moi, ils sont une force que je ne peux pas me permettre d’abandonner. Toutes ces années, nous avons entendu les accusations du mouvement de boycott contre nous — nous nous y attendions. »
Hathaleen pense que l’écrasante majorité des résidents de la région soutiennent encore la décision d’accueillir les militants israéliens dans une co-résistance, particulièrement maintenant, quand la communauté se sent plus vulnérable que jamais. Il pense aussi que la dénonciation par le mouvement BDS comporte un élément de classe et fait partie d’une lutte pour s’approprier l’histoire.
« Les Palestiniens de la diaspora, même s’ils sont de la troisième génération depuis la Nakba, vivent avec les privilèges que les pays occidentaux leur accordent », a dit Hathaleen. « Ils sont éduqués et polyglottes. À côté d’eux, il y a des intellectuels fortunés des principales villes de Cisjordanie qui pensent qu’ils savent ce dont a besoin la lutte palestinienne. Et alors, avec ce film, soudainement, un groupe de gens simples — des fermiers et des bergers, des étudiants et des travailleurs — ont réussi à atteindre la scène mondiale, avec un seul film documentaire. Croyez-moi, si l’un d’eux avait pris l’initiative de ce film et avait travaillé dessus, nous n’aurions pas entendu ces voix [appelant à le boycotter] et nous serions en train de célébrer sa diffusion à Ramallah. »
Pour Nidal Younis, le chef du conseil de village de Masafer Yatta, le succès de « No Other Land » aux Oscars ne devrait pas seulement être célébré, mais utilisé aussi comme « un levier pour mieux mettre en lumière ce qui se passe à Masafer Yatta et dans toute la Palestine. Dans la réalité actuelle, avec la violence des colons et les attaques quotidiennes contre nos communautés, ainsi que le déclin moral de la société israélienne, ce film est un cri très retentissant contre l’oppression et l’injustice. Aucun film ne peut apporter la justice historique à notre peuple, mais c’est un des moyens disponibles dans notre lutte, et il doit être utilisé dans nos efforts internationaux. »
En ce qui concerne la déclaration de PACBI contre le film, Younis a dit à +972 : « Je respecte la critique : je pense quant à moi que le film appelle à la justice à l’intérieur du régime [existant] de facto et je n’accepte pas cela. Mais les aspects positifs l’emportent sur les négatifs et le film ne devrait pas être boycotté. Il raconte notre histoire, l’histoire palestinienne — il n’y a pas d’histoire israélienne dedans. Yuval est un vrai partenaire et tous les militants internationaux et juifs, qui dorment dans Masafer Yatta et nous défendent des attaques des colons et de l’armée, le sont aussi. »
Un militant et enseignant palestinien dont Israël a démoli plusieurs fois la maison et qui a demandé à garder l’anonymat, a dit : « Honnêtement, je suis fatigué de toutes les critiques de gens qui ne savent pas qui nous sommes ou comment nous survivons ici, et pourtant nous donnent des leçons sur quoi faire et comment raconter notre histoire. Je suis incroyablement fier de Basel et de Yuval pour avoir fait ce film.
« Notre lutte a duré des [décennies]. Nous sommes oubliés ici dans des grottes et personne ne s’en soucie. Sans ce film, qui saurait même où sont Umm Al-Khair et Susiya, ou quelle est leur histoire ? Je vais cuisiner un repas d’Iftar [le repas de rupture de jeûne pendant le Ramadan] pour tous les militants juifs, chrétiens et musulmans qui vivent ici avec nous, j’invite quiconque à passer juste une nuit ici dans le froid glacial avec eux. Peut-être que les colons nous attaqueront avant l’aube et nous aurons besoin de leur aide. »
Un autre militant d’un village différent, qui a aussi requis l’anonymat, a ajouté : « J’ai honte de toutes ces critiques et de ces attaquants. Au lieu de soutenir Yuval et Basel et de contribuer à notre lutte, ne serait-ce qu’avec des mots en ligne, c’est cela qu’ils choisissent de faire ? Nous faire un prêche et nous dire ce que devrait être la lutte palestinienne ? Ce film a mis en lumière notre réalité d’une manière qu’aucun politicien palestinien en costume, parlant plusieurs langues, n’a jamais osé faire. Je ne connais pas une seule personne à Masafer Yatta qui ne le soutient pas.
« Il y a une différence entre un sioniste et un juif, entre un colon et un Israélien de gauche qui s’oppose à l’occupation. Je ne peux simplement pas les mettre tous dans la même catégorie. Et si les gens critiquent Basel pour avoir fait un film avec un Israélien, j’invite tout Palestinien qui veut faire un film — même juste une vidéo sur TikTok, pas un film oscarisé — à venir ici. Nous les aiderons. La chose la plus importante est de continuer à élever notre voix.
La peur d’un avenir différent
D’une certaine façon, je comprends les critiques qui se convainquent eux-mêmes qu’ils contribuent à la lutte sur les réseaux sociaux. Le militantisme en ligne est nécessaire pour renforcer notre lutte, et pour garantir que le récit palestinien soit entendu par des millions de gens tout autour du globe. Mais à côté de cela, nous avons aussi besoin de gens comme Yuval, Rachel et les dizaines de militants sur le terrain qui sont avec les locaux semaine après semaine dans leurs villages et mettent leurs propres vies en danger. Comme un résident avec qui j’ai parlé l’a dit : « Vous ne voulez pas venir ? Bien. Mais n’attaquez pas ceux qui sont ici avec nous. Parler est la chose la plus facile et la moins chère à faire. Ceux qui ne peuvent pas atteindre les raisins les plus hauts diront qu’ils sont amers. »
Je peux aussi apprécier la façon dont le désespoir a saisi beaucoup de Palestiniens du monde entier, dans le traumatisme en cours de la nouvelle Nakba qu’Israël a provoquée à Gaza et il est difficile de voir une quelconque lumière au bout du tunnel. Dans cette obscurité, un film fait minutieusement par des partenaires israéliens et palestiniens en lutte, debout côte à côte sur une unique scène et insistant pour rêver d’un avenir différent, peut sembler effrayant. Si sombrer dans le désespoir offre une sorte de soulagement mental des fardeaux de notre réalité actuelle, aspirer à un avenir paisible est devenu un acte de bravoure qui porte en soi un appel à l’action. Et tout le monde ne peut pas ou n’ose pas agir : aller à Masafer Yatta et s’opposer, bras dessus bras dessous avec les résidents, à leur éradication.
L’image d’une collaboration palestino-israélienne authentique contre l’occupation et l’apartheid est extrêmement rare de nos jour. C’est quelque chose qui est supposé rester caché ou être supprimé. Après tout, la force motrice derrière l’attaque d’Israël contre Gaza et le courant dominant dans la société israélienne, c’est l’idée que « c’est eux ou nous » — et comme nous avons vu dans le rejet du film, ce sentiment augmente aussi chez les Palestiniens.
Et pourtant, voici un groupe de jeunes Israéliens et Palestiniens prouvant au monde qu’une telle collaboration en fait existe. En même temps, ils prouvent aux Palestiniens qu’il y a des Israéliens et des juifs qui ne lèvent pas de fusils contre eux, mais au lieu de cela se tiennent en face des fusils, à leurs côtés, les protégeant de leurs propres corps.
En ce moment, nous avons soif de noir et blanc, du bien et du mal. L’image des quatre réalisateurs debout ensemble sur la scène ne se situe pas bien, parce qu’elle nous force à imaginer des possibilités pour un avenir avec les Israéliens, libre de l’occupation, de la violence génocidaire et du suprémacisme juif. C’est pourquoi certaines personnes ressentent le besoin de dépouiller cette image de sa légitimité, et sapent le fondement de cette collaboration en utilisant les outils les plus accessibles à leur disposition : des tests de pureté morale, des certifications de conformité à BDS, ou en jetant le doute sur les intentions des personnes, en questionnant l’intelligence de ceux qui étaient impliqués et en cherchant partout « une subvention sioniste » qui aurait financé le film — même si, dans ce cas, cela n’existe tout simplement pas.
Il est plus clair que jamais que cette lutte sanglante de domination et de résistance dans laquelle nous sommes nés a abimé la capacité de nous tous —Palestiniens et juifs, tant en Israël qu’à l’étranger — d’avoir de l’empathie, de ressentir de la compassion et de nous identifier les uns aux autres, entravant notre aptitude à voir les alliés pour ce qu’ils sont. Dans cet état collectif de déficience, beaucoup d’entre nous ne peuvent même pas célébrer un. documentaire palestinien gagnant la plus haute récompense du genre.
Donc, laissez-moi ajouter ma voix à ceux qui offrent beaucoup de félicitations à Basel, Yuval, Hamdan et Rachel pour ce qui est un honneur exceptionnel et un succès immense — pour eux, pour le cinéma militant, pour Masafer Yatta et pour la cause palestinienne.
Une version de cet article est parue d’abord en hébreu sur Local Call. Lisez-la ici.
- Photo : Basel Adra, Rachel Szor, Hamdan Ballal, et Yuval Abraham photographiés à la cérémonie des Oscars, à Los Angeles, après que leur film « No Other Land » [« Pas d’autre terre »] a gagné l’Oscar du meilleur documentaire, le 2 mars 025. (Jordan Strauss/AP)