Depuis le massacre perpétré par le Hamas en Israël, le 7 octobre, et la réplique menée à Gaza par l’Etat hébreu, le prestigieux campus est devenu l’épicentre de la mobilisation étudiante en faveur de la Palestine. Un soutien qui a essaimé dans tout le pays et jusqu’en Europe. Mais entre accusations d’antisémitisme et évacuations policières, l’institution termine l’année profondément fracturée.
La Cocotte-Minute qu’était devenue Columbia ces derniers mois a fini par exploser. Fidèle à sa réputation de frondeuse, la prestigieuse fac new-yorkaise a lancé un vent de révolte étudiant en soutien aux Palestiniens mais termine l’année plus fracturée que jamais. Tout semblait pourtant sous contrôle, ce mercredi 17 avril. L’échéance était cochée de longue date dans l’agenda de la présidente de l’université, Nemat Shafik, qui se fait appeler Minouche Shafik.
Elle était attendue à Washington pour être entendue par une commission de la Chambre des représentants sur les allégations de propos antisémites tenus sur les campus en marge des manifestations contre la guerre à Gaza, déclenchée à la suite de l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre. L’économiste d’origine égyptienne a eu tout loisir de préparer son audition pour ne pas tomber dans le même piège que ses collègues de Harvard, Claudine Gay, et de l’université de Pennsylvanie, Elizabeth Magill, qui se sont empêtrées sur le sujet et ont fini par démissionner.
Brushing impeccable, tailleur bleu nuit et lunettes sur le nez, Minouche Shafik choisit d’axer son message sur la lutte contre l’antisémitisme « Je m’engage personnellement à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour l’affronter directement », affirme-t-elle, allant jusqu’à évoquer des décisions disciplinaires spécifiques. Face aux représentants, elle donne le sentiment d’avoir résisté au rouleau compresseur d’élus républicains qui cherchaient la faute, mais, en interne, son discours a été mal vécu et des professeurs l’accusent de n’avoir défendu ni la liberté d’expression ni la liberté académique. « C’était un cataclysme réagit Marcel Agüeros, trésorier de l’Association américaine des professeurs d’université de Columbia. Elle a vendu la fac ! Elle a complètement accepté tous les termes dictés par les républicains. »
Ces quelques mots ne sont qu’un échantillon de la tempête qui ne va pas tarder à s’abattre sur ce campus tentaculaire fréquenté par plus de 36 000 élèves. Membre de la très sélecte Ivy League, Columbia est l’une des plus anciennes écoles du pays. Y étudier est un privilège à plus d’un titre : les frais d’inscription s’élèvent à 68 000 dollars par an, près de 90 000 dollars en comptant le gîte et le couvert.
Des tentes pour Gaza
Minouche Shafik a à peine terminé son audition que le campus est déjà en ébullition. Avant que le jour ne se lève, une petite troupe a planté des tentes sur l’une des deux moelleuses pelouses de Morningside Heights, le principal site de l’établissement à New York. Coincé entre l’Upper West Side et Harlem, au nord-ouest de Manhattan, le lieu est composé d’un parvis majestueux, entouré de vastes bâtiments de brique rouge et de deux imposants édifices aux colonnes ioniques. Le gazon, occupé dans le calme, devient le « Campement de solidarité avec Gaza ». Les jeunes ne le savent pas encore, mais ils viennent d’initier un mouvement de contestation qui va s’étendre aux quatre coins du pays, et même au-delà, à l’Europe.
Sueda Polat, une étudiante de 23 ans d’origine turque, fait partie de ces visages qui se sont affichés en avril sur toutes les chaînes de télé, de CNN à Fox News. La jeune femme, keffieh sur les épaules et voile sur les cheveux, est présente depuis le début de la mobilisation, en octobre. La Palestine lui tient à cœur : elle a séjourné trois mois en Cisjordanie en 2022 avec une organisation humanitaire. Après un diplôme obtenu à Atlanta, où elle a grandi, elle est récemment venue poursuivre ses études sur les droits de l’homme à Columbia, une fac qu’elle a choisie pour son côté rebelle. « Tous mes maîtres académiques enseignent ou ont enseigné ici, comme Edward Said », s’enthousiasme-t-elle. Une référence au théoricien palestino-américain (1935-2003), auteur, en 1978, de L’Orientalisme, considéré comme le texte fondateur des études postcoloniales.
La jeune femme fait partie de la CUAD, la Columbia University Apartheid Divest, une coalition qui compte plus d’une centaine d’associations, à l’origine de l’installation des premières tentes. En sommeil ces dernières années, la structure, qui fonctionne de façon horizontale, a été réactivée à l’automne par deux groupes jusqu’alors plutôt confidentiels : les branches locales de Students for Justice in Palestine (SJP) et de Jewish Voice for Peace (JVP).
Ces structures, qui existent au niveau national depuis les années 1990 et militent pour les droits des Palestiniens, ont été suspendues le 10 novembre par la fac pour avoir « violé à plusieurs reprises les politiques de l’université relatives à l’organisation d’événements sur le campus » . Membre de SJP, Sueda Polat critique cette décision : « L’administration a refusé de discuter de nos revendications et s’est davantage attachée à nous sanctionner qu’à nous écouter. Nous n’avons obtenu leur attention qu’après avoir installé un campement. »
Appel à couper les liens financiers avec Israël
Après les attaques du Hamas contre Israël, qui ont fait mille deux cents victimes le 7 octobre, et la riposte de l’Etat hébreu, les manifestations sont quasi quotidiennes à Columbia, qui compte de très nombreux élèves juifs et arabes. Aux rassemblements pour les Palestiniens répondent des défilés pour les Israéliens, l’ambiance est électrique. Le choix de suspendre SJP et JVP est vu par beaucoup comme une atteinte à la liberté d’expression, protégée par le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis. La mesure passe d’autant plus mal qu’elle intervient après que la présidence a unilatéralement durci les règles qui régissent les manifestations sur le campus sans consulter les instances ad hoc – à savoir le sénat de l’université. De quoi nourrir une frustration qui grandit au fil des mois.
Parmi leurs revendications, les protestataires exigent que Columbia mette fin à ses investissements financiers, directs ou indirects, dans des entreprises qui, selon eux, « tirent profit de l’apartheid, du génocide et de l’occupation israélienne en Palestine ». Comme la plupart des universités privées, l’école new-yorkaise a un portefeuille boursier de taille – plus de 13 milliards de dollars. Si les étudiants critiquent le manque de transparence de ces placements, ils ont établi une longue liste de sociétés incluant Google, Amazon, Boeing ou encore Airbnb. « Nous voulons mettre fin à la complicité de la fac dans le génocide qui se déroule à Gaza, soutient Sueda Polat. Il ne s’agit ni d’un problème de religion ni d’appartenance politique, mais d’un problème financier et de la façon dont nos frais de scolarité sont utilisés. »
La demande n’est pas nouvelle. En 2020, une consultation d’étudiants avait voté en faveur d’une telle mesure ce que le président de l’époque, Lee Bollinger, avait refusé. Quatre ans plus tard, les élèves remettent l’ouvrage sur le métier. Après tout, en 1985, à la suite d’une intense mobilisation étudiante, Columbia n’a-t-elle pas été la première membre de la Ivy League à céder ses intérêts dans des compagnies qui faisaient du commerce avec le régime d’apartheid d’Afrique du Sud ? « C’était beaucoup plus facile à l’époque, affirme Chris Marsicano, professeur adjoint de politique publique au Davidson College (Caroline du Nord). L’Afrique du Sud n’était pas la puissance économique du continent qu’elle est aujourd’hui, et les enjeux n’étaient pas aussi importants pour les universités. »
Pression des donateurs et étudiants menottés
En poste depuis juillet, Minouche Shafik a tout juste eu le temps de s’installer dans son fauteuil qu’elle a dû gérer une crise d’ampleur. Depuis octobre, celle qui a fait l’essentiel de sa carrière dans des institutions financières internationales est sous pression. D’importants donateurs – comme les milliardaires Leon Cooperman et Robert Kraft, ou encore la fondation Russell Berrie remettent en cause leur soutien financier. Les républicains, eux, cherchent le moindre prétexte pour attaquer les institutions d’élite.
La présidente a donc choisi la main de fer plutôt que le gant de velours et poursuit sur sa lancée. Le 18 avril, au lendemain de l’installation des premières tentes, elle fait appel à la police new-yorkaise afin d’évacuer le campement. Les forces de l’ordre, en tenue antiémeute, embarquent plus de cent personnes, mains menottées dans le dos. Du jamais-vu depuis 1968.
La mesure se révèle une incroyable erreur stratégique. A peine les policiers repartis, d’autres élèves, en solidarité, envahissent la pelouse adjacente. Le second campement vient de commencer. Mohammad Hemeida est arrivé juste après l’arrestation de ses camarades. Pour ce boursier texan de 20 ans, inscrit en histoire et en sciences politiques, c’est un déclic alors qu’il a participé à plusieurs manifestations propalestiniennes auparavant. Né au Caire, il a grandi dans une famille musulmane et ses cousins sont palestiniens. Président du Student Governing Board (SCB), le conseil d’administration des étudiants de Columbia, c’est la première fois qu’il s’engage dans un mouvement social.
« Le génocide des Palestiniens de Gaza a fait près de quarante mille victimes [le ministère de la santé du Hamas en dénombre plus de trente-cinq mille et le gouvernement israélien trente mille], pour la plupart des femmes et des enfants, déclare-t-il. Nous voyons des vidéos de cadavres transportés dans des sacs mortuaires, de parents portant les membres déchiquetés de leurs enfants. C’est ce qui nous a tous amenés ici. » Les réseaux sociaux jouent un rôle moteur : ils permettent non seulement de communiquer avec ses amis, sa communauté ou encore les médias, mais aussi de suivre en quasi direct les ravages d’une guerre à l’autre bout de la planète.
La révolte de 1968 dans toutes les mémoires
Sur la pelouse, la vie s’organise de manière pacifique alors que les derniers cours de l’année se déroulent désormais à distance. Plusieurs dizaines de tentes, orange, vertes et bleues, sont installées. Il y a les premiers secours, la bibliothèque et une cantine qui croule sous les vivres. Sur les haies adjacentes, des petits drapeaux palestiniens ont été accrochés. On feuillette des livres sur l’histoire de la Palestine, on dessine des pancartes, on papote entre amis. Difficile de dire combien d’élèves sont impliqués. Certains font des va-et-vient, d’autres sont là plus durablement. Mais à voir le nombre de keffiehs portés sur le campus, le soutien est bien plus large que les seuls membres du campement.
L’entrée y est filtrée et les journalistes ne sont pas les bienvenus. Rares sont les manifestants qui acceptent de leur parler. « Je n’ai pas été formé pour parler aux médias », les éconduisent-ils d’une formule toute prête. Les reporters font donc la queue pour interviewer les quelques individus désignés pour prendre la parole publiquement. Ce sont les mêmes visages que l’on retrouve face aux caméras lors de points presse presque quotidiens, pendant lesquels la CUAD informe de l’avancée des laborieuses négociations qui se sont finalement engagées entre des représentants du mouvement et l’administration.
La révolte de 1968 est dans toutes les têtes et les étudiants connaissent leurs classiques. L’événement est non seulement enseigné mais aussi célébré à Columbia, qui ne manque pas de commémorer chacune des grandes dates anniversaires de cet épisode qui a transformé l’université. A l’époque, les manifestants se mobilisent contre la guerre du Vietnam et la ségrégation raciale. Ils occupent cinq bâtiments et séquestrent durant vingt-quatre heures l’un des doyens de la fac.
Une semaine plus tard, l’intervention de la police se solde par plus de sept cents arrestations et une centaine de blessés. La plupart de leurs demandes sont satisfaites et une nouvelle gouvernance, plus démocratique, est mise en place avec la création du sénat de l’université et celle du Student Governing Board. « C’est justement pour éviter une situation comme celle d’aujourd’hui que ces deux entités ont été créées », pointe Joseph Slaughter, directeur de l’Institut pour l’étude des droits de l’homme de la fac.
« Un niveau de répression inacceptable »
« Columbia en crise », titre à sa une du 20 avril le Columbia Daily Spectator, l’un des plus anciens journaux étudiants, fondé en 1877. Les élèves journalistes, identifiés comme tels, sont partout, tout le temps et produisent une information de qualité. Rebecca Massel est un des piliers du Spectator. La jeune femme de 21 ans, qui suit des cours de sciences politiques, peine à rattraper le sommeil perdu. « Les reportages de cette année ont parfois été très difficiles mais incroyablement importants, considère-t-elle. J’ai eu l’occasion de voir l’impact de nos articles et la façon dont notre travail a été diffusé dans le monde entier. »
Quand les rumeurs d’une nouvelle intervention policière circulent, des professeurs, vêtus d’un gilet orange fluo, se massent à l’entrée du campement pour faire bloc. Une centaine d’entre eux ont aussi manifesté leur colère après la première intervention policière du 18 avril. Tous ne sont pas d’accord sur le fond avec les protestataires, mais beaucoup ont été choqués par la gestion des événements par la direction. « Le niveau de violence et de répression contre nos élèves est inacceptable », s’indigne Marianne Hirsch, professeure émérite de littérature.
Les politiques défilent aussi à Morningside Heights. Au pied de la Low Library, cœur battant de Columbia, Mike Johnson, le président républicain de la Chambre des représentants, réclame, sous les huées d’une centaine d’étudiants, le 24 avril, l’envoi de la garde nationale, et exige la démission de Minouche Shafik.
Depuis des jours déjà, d’autres facs ont pris le relais. De Harvard à l’université de Californie, en passant par celle du Texas, la mobilisation fait tache d’huile. « C’est le plus grand mouvement étudiant du XXIe siècle sur les campus américains, analyse Robert Cohen, professeur d’histoire à l’université de New York. Comparé à d’autres manifestations du XXe siècle, il reste relativement limité en taille – une minorité d’étudiants est impliquée -, mais il s’est répandu très vite dans le pays et très largement, en partie grâce aux réseaux sociaux. »
Prière musulmane et Pâque juive
Au keffieh, la plupart des manifestants ajoutent un masque chirurgical pour ne pas être identifiable. Beaucoup craignent de subir le même sort que certains de leurs camarades qui, lors des défilés propalestiniens, à l’automne, ont vu leur photo et leur nom, accompagnés de la mention « antisémite », s’étaler en grand sur un camion qui circulait autour du site de Morningside Heights. D’autres ont été référencés par Canary Mission, un site Web qui cible des étudiants et des professeurs critiques à l’égard des politiques israéliennes et lance des accusations calomnieuses à leur encontre, destinées à leur nuire. La pratique porte un nom, le doxxing.
Lunettes d’aviateur sur le nez, casquette sur la tête et masque sur la bouche, Jared, 26 ans, a choisi de ne plus donner son patronyme. « Un membre de ma famille a reçu un message vocal lui demandant s’il était un juif haineux comme moi », raconte celui qui suit des cours d’écologie. Sur Facebook, lui-même s’est fait traiter de « traître » et de « kapo ». Jared est membre de Jewish Voice for Peace, un groupe qu’il a rejoint après que l’organisation, qui rassemble des étudiants juifs propalestiniens, a été suspendue. Pour le jeune homme originaire du Massachusetts, c’est une évidence d’être là.
« On a beaucoup dit que ce mouvement était antisémite, mais ça détourne intentionnellement l’attention du véritable problème, à savoir le génocide à Gaza, estime-t-il. En tant qu’étudiant juif solidaire des Palestiniens, il est de mon devoir d’être sur ce campement pour aider à dissiper ce récit. Malheureusement, ce discours persiste. Evidemment que je ne participerais jamais à une mobilisation antisémite, cela n’aurait aucun sens. »
Sur la pelouse, on vit sa religion à ciel ouvert. En semaine, des élèves musulmans, protégés des regards par des bâches tendues par leurs camarades, s’agenouillent pour prier. Le séder, le repas rituel de la Pâque juive, a aussi été partagé dans l’enceinte. Une façon de montrer que juifs et musulmans cohabitent en paix. « Je n’ai jamais été aussi proche de mes camarades juifs, indique Mohammad Hemeida. C’est une honte que l’administration ait décidé d’utiliser l’antisémitisme comme une arme pour supprimer les voix des étudiants, y compris celles des étudiants juifs. »
Une task force contre l’antisémitisme
Les accusations d’antisémitisme ont rapidement fusé après le début de la riposte israélienne qui a suivi l’attaque du 7 octobre, si bien qu’un mois plus tard, la présidence a mis sur pied une task force de quinze personnes sur le sujet. Son but est de « s’attaquer à l’impact néfaste de la montée de l’antisémitisme sur la communauté juive de Columbia ». Dans son premier rapport, remis en mars, ce groupe de travail n’a pas quantifié le phénomène mais a relevé que des élèves juifs et israéliens ont été l’objet « de qualificatifs et de graffitis racistes, de stéréotypes antisémites ». « Nombreux sont ceux qui, lors des manifestations, ont entendu des slogans tels que “mondialiser l’Intifada » et « mort à l’Etat sioniste” comme des appels à la violence à leur encontre et à celle de leur famille », est-il aussi écrit.
A peine mise sur pied, la nouvelle entité fait l’objet de nombreuses critiques. « Pourquoi pas un groupe de travail sur le racisme, le sexisme ou l’homophobie?, ironise Marianne Hirsch. Tout cela a été monté sous la pression de donateurs, d’administrateurs et d’anciens élèves qui se sont laissé séduire par ce récit sur un antisémitisme rampant, dont certains croient probablement qu’il existe. Il s’agit d’une utilisation abusive dans le cadre d’un programme plus large de la droite visant à s’attaquer aux universités et à leur indépendance. »
« Ce n’est pas parce que des gens mal intentionnés s’emparent d’un sujet que ce sujet n’existe pas, répond Clémence Boulouque, autrice française et professeure d’études juives à Columbia, membre de la task force sur l’antisémitisme. C’est trop facile de dire qu’il s’agit juste d’une instrumentalisation politique. Ça l’est mais ce n’est pas juste ça. »
Selon elle, il n’est pas possible de balayer d’un revers de la main le malaise exprimé par ces étudiants. Dans ses reportages, Rebecca Massel, qui suit l’antisémitisme pour le Spectator, en a aussi fait le constat. « Une trentaine d’entre eux m’ont dit qu’ils ne se sentaient pas en sécurité sur le campus et qu’ils avaient décidé de ne plus porter leur étoile de David ou leur kippa », rapporte-t-elle.
Au fil des mois, le fossé entre élèves se creuse, chacun se replie sur ses positions et le dialogue devient impossible. Alors que le campement se revendique comme un espace d’espoir et de solidarité avec Gaza, de nombreux étudiants pro-Israël s’y sentent mal accueillis et organisent leurs propres manifestations à l’intérieur et à l’extérieur de la fac. La colère est attisée par des personnages comme Shai Davidai. Ce professeur assistant à la Columbia Business School s’est fait un nom en dépeignant les associations étudiantes pro-Palestine comme des « organisations pro-terroristes ».
« Les universités sont confrontées à une question urgente : qu’est-ce qui rend une manifestation antisémite ? », interroge le New York Times, le 29 avril. L’antisionisme est-il une forme d’antisémitisme? La réponse varie selon les camps. Dans son rapport, la task force ne propose pas de définition de l’antisémitisme, mais appelle l’université à « préciser ce qui, dans les propos tenus, contribue à créer un environnement d’apprentissage ou de travail hostile », et lui recommande de mieux appliquer les règles régissant les rassemblements sur le campus, voire à les durcir. Mi-mai, près de sept cents étudiants avaient signé une lettre ouverte pour expliquer que « le sionisme reste un pilier de [leur] identité juive » et qu’ils sont « fiers d’Israël », même s’ils ne sont pas toujours d’accord avec les actions de son gouvernement.
Les protestataires, eux, s’époumonent pour faire entendre que leur mobilisation est antisioniste et non antisémite. Mais leur message est affaibli par une vidéo qui refait surface de Khymani James, un des nouveaux leaders de la CUAD. Les images, que l’étudiant de 20 ans a lui-même enregistrées et mises en ligne en janvier, le montrent lors d’un entretien disciplinaire en visio avec l’administration de Columbia, organisé en raison de commentaires antérieurs. « Les sionistes ne méritent pas de vivre », lance-t-il dans la vidéo, comparant ces derniers à des « nazis » et des « suprémacistes blancs ». Il s’est depuis excusé. Il aura fallu que la vidéo ressurgisse pour que Columbia prenne des mesures à son égard.
Pas de cérémonie de remise des diplômes
Finalement, les tractations entre la fac et les manifestants mènent à une impasse. Le 29 avril, Minouche Shafik siffle la fin des négociations. La présidente demande aux frondeurs de quitter les lieux sous peine de blâmes. L’escalade est enclenchée. Dans la nuit, un groupe force l’entrée de Hamilton Hall, un bâtiment symbolique déjà pris pour cible lors de précédentes manifestations, et se barricade à l’intérieur.
Pour la seconde fois en moins de douze jours, la présidente autorise les forces de l’ordre à intervenir. Cent neuf personnes sont arrêtées. Pendant les presque deux semaines qu’a duré le campement, Minouche Shafik a rarement été aperçue sur le campus. Elle n’a pas donné de conférence de presse, se contentant de messages écrits ou vidéo. Son service de presse ne communique qu’au compte-gouttes – les questions de M. Le magazine du Monde sont restées sans réponse. Si elle a pour l’heure sauvé sa tête, la défiance d’une bonne partie de la communauté de Columbia à son égard est profonde.
A Morningside Heights, la fin de l’année universitaire s’achève dans une ambiance morose. Le site n’a jamais totalement rouvert ses portes, la police a continué à patrouiller aux alentours, et la principale cérémonie de remise des diplômes, un rituel incontournable dans la vie des étudiants américains, prévue le 15 mai, a été annulée. Les sanctions contre les protestataires ont également commencé à tomber. Sueda Polat, Jared, Mohammad Hemeida et leurs camarades n’ont pas obtenu la satisfaction de leurs revendications mais ils peuvent se réjouir : après les États-Unis, le mouvement s’est étendu à la France, au Royaume-Uni, au Danemark ou encore à l’Allemagne.
A moins de six mois de l’élection présidentielle américaine, ils ont également contribué à mettre la pression sur Joe Biden, qui s’est montré plus critique à l’égard du gouvernement israélien. Dans un scrutin qui s’annonce serré, chaque voix compte. Le candidat démocrate n’aura pas celle de Sueda Polat, qui n’entend pas aller voter le 5 novembre. Mohammad Hemeida, lui, n’a pas encore pris sa décision. « C’est à Biden de gagner mon vote », glisse pour sa part Jared.