Libertés universitaires, éthiques, et responsabilité : la Palestine censurée et réduite au silence dans l’Université libérale occidentale

Il y a quelques mois, une histoire a été publiée par le magazine Yedioth Hakkibutz. La première page du magazine titrait « Nous avons expulsé, bombardé et tué » et….

Il y a quelques mois, une histoire a été publiée par le magazine Yedioth Hakkibutz. La première page du magazine titrait « Nous avons expulsé, bombardé et tué » et rappelait un entretien avec Mr. Kahanovich, un ancien combattant de l’unité paramilitaire, secrète, terroriste Palmah. L’entretien comportait une confession de Mr. Kahanovich à propos de son rôle et de sa participation à l’expulsion et au meurtre de civils palestiniens en 48. Quelques mois auparavant, Kahanovich avait été interviewé dans le cadre d’un projet porté par Zochrot (Elles se souviennent) une organisation israélienne dont la priorité est de mettre en lumière les mémoires palestiniennes réduites au silence et les récits de 1948, dont les Palestiniens se souviennent sous le nom Nakba (la catastrophe). Durant l’entretien; Kahanovich aborde l’un des aspects les plus dramatiques de la guerre de 1948 : l’assassinat de sang froid de civils palestiniens qui cherchaient à rejoindre leurs villages après que les militaires israéliens et les unités paramilitaires aient occupé les villages et expulsé les habitants, ou les aient incité à fuir pour leur sécurité.

Kahanovich raconte comment on lui a ordonné de tuer quiconque tenterait de quitter le cortège des réfugiés pour chercher à regagner leurs villages. Tout en semblant montrer quelques regrets dans certaines parties de son récit, Kahanovich a insisté sur le fait qu’il n’avait eu aucun choix tant les ordres des commandants Yigal Alon et Yitzhak Sadeh étaient clairs : chasser et tuer au hasard un, deux ou trois civils pour délivrer un message clair aux autres. Détruire était l’autre instruction, comme Kahanovich le confesse : raser la « maison des Arabes » était essentiel pour diminuer leur volonté d’y retourner : « Si votre maison n’existe plus, si votre village est détruit, il n’y a plus d’endroit où revenir ».

Il y a diverses raisons pour lesquelles j’ai choisi de débuter ma contribution en citant cet entretien. La première et la plus importante est qu’il donne un compte-rendu honnête des événements qui ont conduit à la dépopulation et à la destruction de plus de cinq cents villages palestiniens avant et durant 1948. Kahanovich est clairement un témoin de ce que les historiens comme Ilan Pappé ont depuis longtemps découvert : que l’expulsion et la destruction n’étaient pas des conséquences accidentelles des combats, comme certains historiographes sionistes voudraient encore le faire croire, mais faisaient partie de l’organisation minutieuse du projet colonialiste de nettoyage ethnique du territoire de sa population indigène. Une seconde raison, quoique moins importante, pour citer Kahanovich ici est que la présence même de tels compte-rendus francs du nettoyage ethnique dans les sphères publiques israéliennes établit un véritable contraste avec la censure et la réduction au silence qui pénètrent de plus en plus les sphères universitaires et publiques de l’Europe et de l’Amérique du Nord où, actuellement, les espaces ouverts aux débats critiques et à la mobilisation sur le conflit Palestine/Israël se réduisent dramatiquement. Les tentatives de censurer, réduire au silence, menacer et discréditer les universitaires, journalistes, étudiants et intellectuels qui s’engagent à retracer les injustices passées et en cours subies par les Palestiniens, augmentent hors de proportion en Europe et aux États-Unis. Un exemple, petit mais significatif : dans les trois derniers mois deux conférences universitaires où plusieurs orateurs (dont moi-même) étaient invités en vue d’exposer, pour y réfléchir, les violations des droits des Palestiniens et les responsabilités historiques d’Israël ont été annulées à la dernière minute par les universités invitantes, sous des pressions directes avouées des ambassadeurs israéliens et des « communautés » juives des deux pays. Les campagnes BDS résultant de la mobilisation des étudiants et des élèves sont également discréditées. Un vote couronné de succès proposé par les étudiants et d’autres organisations à SOAS (School of Oriental and African Studies à Londres), mon institution, pour appuyer BDS a été présentée dans plusieurs organes de presse nationaux et internationaux comme une forme outrageante et inacceptable d’ « antisémitisme » qui pourrait conduire à légitimer des appels à la destruction d’Israël.

L’interprétation la plus simple est de dire que l’augmentation de ces formes pernicieuses de censure et de criminalisation du militantisme universitaire est le résultat de l’inégalité des forces entre les voix palestiniennes et israéliennes dans ce conflit. Toutefois, il y a des explications plus profondes qui vont au delà du rapport de forces disproportionné entre les parties en conflit et leurs soutiens au-dehors. Comment pouvons nous comprendre pleinement la montée des formes de harcélement et de restrictions dans les milieux médiatiques et universitaires européen et nord-américain, le silence, l’auto-censure et la marginalisation (quand ce n’est pas le renvoi) d’universitaires et de journalistes, les formes souvent victorieuses d’intimidation envers les vice-chanceliers, les recteurs, et les chaires qui accueillent des conférences sur la Palestine visant à exposer les violations quotidiennes des droits des Palestiniens par Israël ?

J’aimerais suggérer que ces censures résultent d’une incapacité profonde des sphères publiques occidentales, supposées libérales, à traiter les paradoxes à l’échelle mondiale, les tragédies et les erreurs du vingtième siècle. Une histoire de laquelle le conflit presque centenaire en Palestine constitue, peut-on dire, une prolongation historique et politique. Les craintes et le silence qui s’en suit en Europe et en Occident envers les érudits qui exposent les divers moyens utilisés pour ôter leur statut de sujets aux Palestiniens, pour les dépouiller, se débarasser d’eux et les tuer depuis 1948 semble révéler un besoin plus profond de taire et neutraliser les ambivalences de la modernité européenne. Comme le sociologue Zygmunt Bauman nous le rappelle dans son oeuvre fondamentale, la modernité a simultanément produit les droits de l’homme et le génocide; elle a remplacé le chaos par l’ordre et l’émancipation pour certains, mais a nié les libertés fondamentales pour d’autres. Elle donne vie et liberté mais au prix de la perte de la qualité de sujet pour d’autres. Elle offre la liberté, l’émancipation, l’Etat de droit, en parallèle avec le colonialisme, le génocide, le fascisme nazi. Ces contradictions peuvent aider à expliquer l’exceptionnelle impunité internationale dont bénéficie Israël, ainsi que les tentatives de censurer et réduire au silence des connaissances essentielles et de restreindre la défense de la Palestine à l’université, dans les contextes universitaires occidentaux.

Il est utile de réfléchir ici à la rhétorique qui justifie cette imposition au silence. De plus en plus, nous sommes confrontés à un curieux fondamentalisme positiviste selon lequel s’engager .dans une réflexion radicale et critique à propos d’Israël et de ses politiques est traduit en « prendre parti », « avoir un programme politique » ou être « guidé par l’idéologie » ce qui constitue des positionnements péjoratifs et illicites. Si vous êtes anthropologues ou historiens, vous êtes accusés d’utiliser vos sources sur un mode politique et si vous êtes proche par vos racines,votre parenté ou votre culture de la Palestine, vous êtes décrit comme trop impliqué ‘émotionnellement’ pour être en mesure d’enseigner ou d’écrire « objectivement » sur le sujet. Aux Etats-Unis sont apparues des listes noires qui cherchent à rendre illégitimes les universitaires qui enseignent sur le conflit Palestine/Israël ou sur le Moyen-Orient et qui soutiennent la campagne BDS, ceci en s’appuyant sur le douteux critère défaillant « d’objectivité ».

Ce recours à « l’objectivité » est grotesque, sélectif et anachronique, pour dire le moins. Il propose un critère épistémologique de séparation entre sujets et objets de recherche qui a depuis longtemps été contesté et dépassé au sein des sciences sociales. On trouverait rarement dans ce domaine un scientifique argumentant de façon convaincante que ses responsabilités éthiques, morales et politiques sont en opposition avec sa rigueur méthodologique ou avec les critères de validation de sa discipline.

Et pourtant, le même recours à « l’objectivité » et l’appel à préserver la nature apolitique de l’université ont été utilisés lors de la dernière rencontre de l’Association Américaine Anthropologique (AAA : American Anthropological Association) qui s’est déroulée en décembre 2014 à Washington DC. Là, un groupe d’universitaires a proposé une motion visant à mettre fin au débat sur la possibilité d’un soutien de l’AAA à la campagne BDS, sous le prétexte que l’université n’est pas un endroit pour ‘faire de la politique’.

Cette tentative à courte vue d’interdire le débat a rencontré un mélange de perplexité et de colère de la part de nombreux membres de l’association. Spécialement émouvants ont été les témoignages rappelant à l’assistance comment l’association avait historiquement été un endroit délégué à de telles discussions. Plutôt sans précédent, à la place, était la tentative de refuser la discussion sur BDS comme un thème inadéquat pour l’association universitaire. Particulièrement poignant a été la réflexion d’une anthropologue américaine récemment retraitée qui a suggéré que l’AAA avait toujours été, dans son histoire, une arène puissante pour lancer des protestations vibrantes contre les violations des droits de l’homme résultant d’une liste sans fin de guerres, de violations des droits des indigènes et des minorités, d’apartheid; de néo-colonialisme et d’occupations qui ont caractérisés les cinquante dernières années. Les réunions de travail de l’AAA, a-t’elle rappelé, s’étiraient couramment sur des nuits entières au moment des protestations contre la guerre au Vietnam ou à l’époque de l’invasion du Liban par Israël en 1982, parce que les anthropologues ressentaient l’urgence d’exprimer leurs protestations et leur indignation à propos de l’emploi abusif de la connaissance culturelle qu’ils avaient produite par les discours légitimant la guerre et les conquêtes. D’autres raisons exigeaient tout autant une mobilisation : la tentative d’agir et de faire la différence, à la lumière de l’engagement éthique et politique et de la responsabilité que les anthropologues ont vis à vis des peuples et des sociétés avec lesquelles ils travaillent, mais également souvent parce que ces anthropologues faisaient partie de ces sociétés et expérimentaient directement l’oppression, la réduction au silence et la violation de leurs droits.

La motion qui visait à interdire tout débat futur à propos de BDS à l’AAA a été rejetée par une large majorité de centaines d’anthropologues contre une poignée insignifiante de soutiens. Ce serait toutefois une sérieuse erreur de voir ce vote à travers une lentille qui opposerait des universitaires pro et anti-BDS, ou des pro-Palestiniens à des pro-Israéliens, comme les partisans [de la motion] aimeraient l’affirmer. Le vote affirmant la légitimité du débat sur BDS à l’AAA doit être compris comme une défense plus large de la liberté universitaire, une claire insistance sur les responsabilités fondamentales civique et politique des universités envers le monde que non seulement elles cherchent à comprendre et à décrire, mais également à agir sur lui, une défense adroite des droits à être en désaccord et à protester dans les espaces chargés de produire et disséminer la connaissance.

Il est facile de dévoiler la nature douteuse de l’argument du « caractère apolitique de l’université » d’une autre façon. Loin d’être neutres et « apolitiques », les institutions universitaires en Israël et en Palestine sont ancrées dans l’occupation de deux façons diamétralement opposées; Comme documenté dans de nombreux rapports, de nombreuses universités israéliennes sont directement ou indirectement impliquées dans l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza en investissant dans le secteur militaire, en participant à des recherches scientifiques sur le contrôle bio-politique et la destruction des vies de civils dans les territoires occupés, en collaborant à des projets universitaires et à des recherches dans les colonies, cela juste pour mentionner quelques exemples. De l’autre côté du spectre, les universités palestiniennes sont des cibles permanentes des forces d’occupation israéliennes, qui, au cours des années, ont réguliérement détruit les infrastructures d’une éducation de haut niveau, entravé la mobilité interne et internationale des étudiants et du personnel et, plus généralement, empéché une vie universitaire normale dans n’importe quel sens digne du terme.

La séparation entre culture, histoire, représentations, connaissance cruciale et positionnement individuel est également anachronique et erroné à de multiples niveaux, mais un de plus mérite d’être mentionné ici.

Quand, en 1963, Hannah Arendt a publié Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, qui contient ses réflexions et analyses courageuses et non conventionnelles de l’officier Adolf Eichmann comme image du Nazi, cela n’avait pas qu’un intérêt purement philosophique. Son positionnement en tant que femme juive, persécutée et exilée, ses souffrances personnelles et politiques étaient la clé de son effort intellectuel passionné. En tant que Juive échappée de l’Allemagne nazie, elle a passé une part considérable de sa vie intellectuelle et politique en un combat pour aider d’autres Juifs à s’échapper de l’Europe nazie. C’est ce type de positionnement qui l’a d’abord conduit à sympathiser puis à rejeter le sionisme comme une forme de nationalisme sectaire construit sur l’élimination de la population indigène. D’autres intellectuels importants qui ont provoqué des modifications de paradigme dans les humanités et les sciences sociales ont payé de leur vie ou de leur exil leurs idées politiques et leur positionnement. Marc Bloch a été exclus de la Sorbonne en vertu des lois racistes du régime pro-nazi de Vichy en France; il a rejoint la résistance et a été assassiné par la Gestapo en 1944. Zygmunt Bauman, mentionné précédemment, a été expulsé de Pologne et envoyé en exil à cause de son approche gramscienne hétérodoxe du communisme.

Quoiqu’il semble que ces jours sombres sont loin de nous et que nous pouvons célébrer la grandeur de ces intellectuels et s’affliger du sort des victimes des génocides du vingtième siècle, d’autres vies sont toutefois dramatiquement.exclues de l’affliction. Comme Judith Butler nous le rappelle dans son Frames of War, la tragédie non résolue de la vie politique contemporaine est que certaines vies ne comptent pas comme les autres et ne sont pas considérées dignes d’être des sujets à part entière. Quand des enfants palestiniens sont utilisés comme boucliers humains, suggère-t-elle, ils sont inscrits et confinés au domaine du non-humain, et sont déjà transformés en objectifs militaires légitimes. Ce ne sont plus des sujets, ce sont des vies qui peuvent être perdues pour garantir la vie de ceux qui existent. Comme Kahanovich l’établit dans son interview, le Palestinien, ou l’Arabe dépouillé de son statut de sujet, est le non-vivant qui pouvait et peut continuer à être perdu pour protéger ceux qui ont été élevés au statut de sujets à part entière dans la sensibilité occidentale et européenne.

Clairement, la liberté universitaire est un principe inviolable qui devrait être défendu, mais cela reste une illusion pour les Palestiniens sous occupation depuis 1948. La campagne BDS n’affaiblit pas les espaces neutres et libéraux de connaissances essentielles, comme ses détracteurs modérés la présentent souvent, elle représente plutôt le début d’un processus qui vise à étendre cette liberté à tous.