Ivar Ekeland, président de l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine, a écrit à France Universités (ex Conférence des présidents d’université) pour leur demander de se prononcer sur le siège de Gaza comme ils se sont prononcés sur l’attaque du 7 octobre 2023 et sur l’invasion de l’Ukraine. Citant le secrétaire général des Nations Unies qui a déclaré que le siège de Gaza n’était pas une crise humanitaire, mais une crise de l’humanité, le président honoraire de l’Université Paris-Dauphine a demandé à ses confrères de sanctionner les universités israéliennes comme ils sanctionnent les universités russes.
M. Guillaume Gellé, président de France Universités
Président de l’Université de Reims-Champagne Ardenne
Mme. Virginie Dupont, vice-présidente de France Universités
Présidente de l’Université Bretagne Sud
M. Dean Lewis, vice-président de France Universités
Président de l’Université de Bordeaux
Chèr.e.s collègues
Le 11 octobre dernier, vous avez à juste titre condamné « avec la plus grande fermeté les attaques terroristes perpétrées en fin de semaine dernière par le Hamas sur le territoire israélien contre des populations civiles, parmi lesquelles des étudiantes et étudiants », et réprouvé « avec la même vigueur la menace désormais brandie de procéder à l’exécution d’otages, au nombre desquels des enfants ». L’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine s’associe sans réserve à cette condamnation.
Nous attendons maintenant que vous condamniez, avec la même vigueur, le siège mené depuis un mois par l’armée israélienne contre la bande de Gaza, déjà étranglée depuis 16 ans par un blocus impitoyable. Une des zones les plus densément peuplées du monde (2,5 millions de personnes sur 365 km2) est soumise à un feu roulant, des bombes tombent du ciel nuit et jour, aucune zone n’est à l’abri, ni les hôpitaux, ni les ambulances, ni les écoles, ni les universités, ni les bâtiments de l’ONU, ni même le Centre Culturel Français. Au moment où nous vous écrivons, le nombre de morts directs dans les bombardements de Gaza a dépassé les 11 000, dont plus de 4500 enfants, sans qu’il n’y ait aucun signe de ralentissement, au contraire, puisque le gouvernement israélien résiste aux appels internationaux pour un cessez-le-feu immédiat.
Aux morts humaines s’ajoute la destruction des infrastructures. En un mois, l’aviation israélienne a déversé sur Gaza l’équivalent de 25 000 tonnes de TNT – la bombe d’Hiroshima ne faisait « que » 15 000 tonnes. Rappelez-vous le 10 Mars 2022, lorsque vous déclariez : « La guerre conduite par la Russie en Ukraine oblige la communauté universitaire, nationale et internationale à redire sa condamnation de cette agression qui se traduit par des attaques inadmissibles contre la population civile et par le bombardement délibéré de bâtiments publics, d’hôpitaux, de résidences étudiantes, ou de locaux d’enseignement et de recherche ». Les destructions d’Israël à Gaza ne sont pas moindres que les destructions de la Russie en Ukraine, au contraire. Pour ne parler que des universités, deux d’entre elles, Al-Azhar et l’Université Islamique, ont été la cible de frappes aériennes, et les 80 000 étudiants de la bande de Gaza sont sous les bombes ainsi que nos collègues enseignants-chercheurs; plus de 400 étudiants et membres du personnel universitaire ont été tués dans les attaques israéliennes. Pour reprendre les termes de votre communiqué de presse du 22 mars 2022, « En s’attaquant à une université au risque de tuer ou de blesser des étudiants, des professeurs et des chercheurs, c’est aux forces vives de l’Ukraine que l’on porte sciemment atteinte, à sa jeunesse et à ses perspectives d‘avenir ». Il suffit de remplacer « Ukraine » par « Palestine », et on ne saurait mieux dire.
Tout cela se passe au grand jour, les images sont relayées quotidiennement dans le monde entier, elles sont insupportables. Les bombes qui tombent sur Gaza n’ont pas toutes été fabriquées en Israël, la responsabilité de cette situation aux yeux du monde n’est pas circonscrite à Israël, et nous Européens en portons notre part. Il est grand temps de l’assumer.
C’est un moment historique. Le secrétaire général des Nations Unies a déclaré lundi dernier que ce n’était pas une crise humanitaire, mais une crise de l’humanité. Le directeur général de l’Organisation Mondiale de la Santé a déclaré que l’histoire nous jugera tous sur ce que nous ferons pour arrêter cette tragédie. En ce moment crucial, où l’histoire hésite sur le seuil d’une catastrophe (nombre de juristes et de responsables politiques n’hésitent plus à parler de génocide à Gaza), nous vous demandons de vous prononcer sur le siège de Gaza comme vous vous êtes prononcés sur l’attaque du 7 octobre 2023 et sur l’invasion de l’Ukraine. Ne pas le faire serait déconsidérer aux yeux du monde toutes les valeurs universelles que portent la France et ses universités : liberté pour tous, égalité de tous, fraternité entre tous.
Dans votre déclaration du 10 Mars 2022, vous avez invité « les établissements français à suspendre jusqu’à nouvel ordre toute forme de coopération institutionnelle avec les universités russes signataires tout en maintenant les relations interpersonnelles compatibles avec les valeurs rappelées ci-dessus », au motif que les recteurs des universités russes soutenaient l’invasion de l’Ukraine laquelle « contrevient aux valeurs que portent les universités européennes et sur lesquelles elles n’entendent pas transiger ». Les universités israéliennes ne soutiennent pas moins l’armée israélienne que les universités russes l’armée russe. Elles répriment en ce moment toute opinion contraire à la poursuite du siège de Gaza : au moins trois enseignants ont été suspendus de leurs fonctions et plus de 100 étudiants exclus. Le 28 octobre, une foule a assiégé un des dortoirs de Netanya Academic College, abritant des étudiants arabes israéliens au cri de « Mort aux Arabes ! ». Ce soutien ne date pas d’hier : la doctrine israélienne d’emploi disproportionné de la force, utilisée à Gaza, a été élaborée en 2008 à l’Université de Tel-Aviv, et les liens du Technion avec Elbit Systems (privé) et Rafael Advanced Defense Systems Lt (public) en font un nœud essentiel du complexe militaro-industriel israélien. Nous vous demandons donc de sanctionner les universités israéliennes comme vous sanctionnez les universités russes.
Dans cette attente je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments respectueux et collégiaux.
Ivar Ekeland, président de l’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP) et président honoraire de l’Université Paris-Dauphine
- Photo : les frappes aériennes israéliennes ont détruit l’université Al Azhar à Gaza le 4 novembre 2023.