Lettre de BRISMES à propos de l’annulation par l’Université libre de Berlin de conférences de Francesca Albanese et de Eyal Weizman

La Société britannique des Études sur le Moyen-Orient [British Society for Middle Eastern Studies, BRISMES) condamne fermement l’annulation par l’Université libre de Berlin de conférences de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies Francesca Albanese et du professeur Eyal Weizman, soulignant qu’il s’agit d’un acte de censure politique et d’une violation de la liberté académique. BRISMES critique le mauvais usage de la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, servant à réduire au silence toute critique d’Israël, et appelle à des excuses publiques, à la réaffirmation de la liberté académique et au rejet de la définition de l’ IHRA. La lettre souligne le besoin de protéger les débats ouverts et de résister à l’interférence politique dans les universités.

À

Kai Wegner, bourgmestre-gouverneur de Berlin

Dr. Ina Czyborra, Sénatrice pour l’Enseignement supérieur et la Recherche, la Santé et les Soins de longue durée

Prof. Dr. Dr. h. c. Günter M. Ziegler, President of FU Berlin

Envoyé par e-mail : Der-Regierende-Buergermeister@senatskanzlei.berlin.de, wegner@cdu-fraktion.berlin.de, SenBuero@senwgp.berlin.de, praesident@fu-berlin.de

21 février 2025

Cher Kai Wegner, chère Dr. Ina Czyborra, cher Prof. Dr. Dr. h. c. Günter M. Ziegler,

Nous vous écrivons au nom du Comité pour la liberté académique de la Société britannique des Études sur le Moyen-Orient (BRISMES) pour exprimer notre condamnation de l’annulation par l’Université libre de Berlin des conférences, prévues le 19 février, de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies pour les Territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, et d’un architecte israélien, le professeur Eyal Weizman. 

Fondée en 1973, BRISMES est la plus grande association universitaire nationale en Europe spécialisée dans l’étude du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Elle s’engage à soutenir la liberté académique et la liberté d’expression, à la fois à l’intérieur de la région et en connexion avec l’étude de la région, au Royaume-Uni et dans le monde entier.

Francesca Albanese et. Eyal Weizman étaient invités à parler des « Conditions de vie calculées pour détruire : perspectives juridiques et médico-légales sur le génocide en cours à Gaza ». Tant l’analyse d’Eyal Weizman que celle de Francesca Albanese — qui, étant donné l’annulation de l’Université libre de Berlin, a donné un exposé dans les bureaux du journal Junge Welt le 18 février et une conférence en ligne (montrée en streaming aux étudiants) le 19 février — sont analogues à l’avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) du 19 juillet 2024. Celui-ci concluait qu’Israël viole l’Article 3 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (article portant sur la ségrégation raciale et l’apartheid). 

Sur la base de l’avis consultatif de la CIJ, des experts des Nations Unies ont demandé que les États examinent toutes leurs interactions diplomatiques, politiques et économiques avec Israël pour s’assurer qu’eux-mêmes ne soutiennent pas sa présence illégale dans les Territoires palestiniens occupés, et ne lui fournissent ni aide ni assistance ; qu’ils imposent un embargo total sur les armes destinées à Israël ; et qu’ils annulent ou suspendent les relations économiques, les accords de commerce et les relations académiques avec Israël qui pourraient contribuer à sa présence illégale et à son régime d’apartheid dans les Territories palestiniens occupés. Au lieu de supprimer des événements qui cherchent à débattre des sérieuses violations par Israël du droit international, les universités et les gouvernements locaux devraient les faciliter et permettre une discussion ouverte du droit international et des obligations de toutes les parties à ce sujet.

Les accusations d’antisémitisme formulées contre Albanese s’appuient sur la définition de travail de l’antisémitisme par l’IHRA, qui assimile de manière erronée la critique d’Israël et du sionisme à de l’antisémitisme, et qui a souvent été utilisée pour discriminer des individus sur la base de leur opinion politique. Il a été largement démontré au cours des dernières années que la définition de l’IHRA n’est pas adaptée en tant qu’outil pour évaluer si des déclarations ou des opinions d’individus constituent de l’antisémitisme. Un des rédacteurs même de la définition de l’ IHRA, Kenneth Stern, a clarifié à plusieurs reprises le fait qu’elle n’était ni conçue, ni adaptée pour être utilisée dans un contexte universitaire. De plus, la définition a été instrumentalisée à des fins politiques. En conséquence, plus de 100 organisations de la société civile du monde entier ont écrit au Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, exhortant les Nations Unies à ne pas adopter cette définition, parce qu’elle « a souvent été utilisée pour étiqueter à tort une critique d’Israël comme antisémite et ainsi geler ou parfois supprimer des manifestations non-violentes, le militantisme et des discours qui étaient critiques d’Israël ou/et du sionisme.»

La justification de l’administration de l’université selon laquelle il y avait un risque incalculable de sécurité est non corroborée et peu crédible : Albanese a pu parler sans incident dans de nombreuses autres universités européennes et son exposé au Junge Welt n’a posé absolument aucun risque de sécurité, même si la police est entrée dans les locaux contre la volonté de l’équipe éditoriale de Junge Welt. Les universités doivent être un lieu où des discussions peuvent avoir lieu, y compris celles que certains pourraient estimer controversées. En fait, l’annulation par l’Université libre de Berlin n’a eu lieu qu’après des pressions publiques de la Société israélo-allemande (DIG), de l’Ambassade israélienne à Berlin, du bourgmestre-gouverneur de Berlin Kai Wegner et de la Sénatrice de Berlin pour l’enseignement supérieur et la recherche, la santé et les soins de longue durée, Dr. Ina Czyborra, qui a discrédité Albanese et l’a accusée d’antisémitisme. Cela représente une forme de censure sur ordre de l’État de toute critique basée sur les faits des actions militaires d’Israël — une interférence inacceptable dans la liberté d’opinion et la liberté académique ainsi que dans l’autonomie des universités. Les universités doivent demeurer des endroits de débats ouverts.

Il est malhonnête d’exiger comme prérequis que des positions opposées soient représentées sur le panel même — une demande qui n’est pas formulée pour d’autres sujets et d’autres intervenants. L’annulation de Albanese et de Weizman à cause de pressions politiques contribue au mythe dangereux que le combat contre l’antisémitisme exige de réduire au silence ceux qui critiquent Israël à propos de ses sérieuses violations du droit international. Rien ne peut être plus éloigné de la vérité.

 L’annulation de l’Université libre de Berlin s’est produite après l’annulation d’une conférence d’Albanese par l’université Ludwig Maximilian de Munich une semaine plus tôt et fait partie d’une série de mesures pour supprimer la discussion sur la violence et la guerre d’Israël en Palestine, dont la CIJ a conclu qu’elles revenaient de manière plausible à un génocide. Cela constitue une restriction arbitraire du droit constitutionnellement garanti à la liberté académique. Des universitaires en Allemagne et dans le monde entier s’en sont alarmés, comme cela est aussi indiqué dans le Rapport sur les universitaires en danger de 2024, qui mentionne pour la première fois de multiples attaques contre les libertés académiques en Allemagne, dont beaucoup en relation avec cette question. Votre censure des opinions qui contredisent les positions du gouvernement allemand crée un climat d’intimidation, alimente l’auto-censure et de fait permet à des groupes de lobbying et à des ambassades étrangères de restreindre la liberté académique sur la base de leurs intérêts politiques étroits et du mauvais usage d’une définition hautement contestée de l’antisémitisme.

Comme mentionné dans la déclaration d’annulation du professeur Ziegler, la liberté d’expression, y compris la liberté académique, est protégée par de nombreux instruments de droits humains et des organisations internationales dont l’Allemagne est signataire ou membre. La Cour européenne des droits humains traite la liberté académique comme une préoccupation particulière de la clause sur la liberté d’expression de l’Article 10, l’Article 13 de la Charte de l’Union européenne sur les droits fondamentaux garantit explicitement la liberté académique et l’Article 19 de la Convention internationale sur les droits civils et politiques protège la liberté d’expression. La déclaration de Bonn de 2020 sur la liberté de la recherche scientifique affirme le rôle central de la liberté de recherche scientifique comme une valeur et un principe fondamentaux communs pour la coopération de recherche à l’intérieur de la zone de recherche européenne. En Allemagne, en plus des protections mentionnées ci-dessus selon le droit international, la liberté académique et artistique est sous la protection spéciale de la Loi fondamentale, soumise aux limites déterminées par le Code pénal allemand. Selon les protections constitutionnelles accordées à l’art et à la science, l’État ne peut dicter leur contenu aux artistes ou aux universitaires ou les restreindre sur la base de l’opinion politique des intéressés. La discrimination sur la base de l’opinion politique est spécifiquement interdite par l’Article 3 paragraphe 3 de la Loi fondamentale d’Allemagne.

Par conséquence, nous vous exhortons — dans les termes les plus forts — à faire des excuses publiques à Francesca Albanese et à Eyal Weizman. Nous vous appelons de plus à :

  • confirmer publiquement votre engagement envers la liberté académique et la liberté d’expression et envers la sauvegarde de ces droits constitutionnellement garantis pour tous les peuples en Allemagne ;
  • résister à la pression de la presse et des politiciens et défendre l’autonomie des universités ;
  • abandonner la définition de l’antisémitisme de l’IHRA.

Nous attendons avec impatience de connaître les mesures que vous allez prendre afin de répondre aux inquiétudes présentées dans cette lettre.

Avec l’expression de notre haute considération,

Prof. Nicola Pratt, présidente de BRISMES

Dr Lewis Turner , président du Comité sur la liberté académique de BRISMES

Au nom du Comité sur la liberté académique de BRISMES