Les drones armés, secret le plus mal gardé d’Israël, et l’ombre de la censure militaire

Israël a récemment rompu avec sa politique contestée de censure, qui durait depuis des décennies, concernant l’utilisation de drones armés par ses forces de défense et leur exportation effectuée en collaboration avec des fabricants d’équipement militaire privés. 

Le déni de notre mortalité fait partie intégrante du mécanisme de la survie humaine. L’anthropologiste Ernest Becker, auteur de cette affirmation dans son livre The Denial of Death, a remporté le Prix Pulitzer en 1974.

Au cours des 20 dernières années, les habitants de Gaza n’ont pas pu dénier leur mortalité. Entre chaque cycle de guerre, ils ont entendu le bourdonnement presque incessant du drone (alias Unmanned Aerial Vehicle – UAV, aéronef sans équipage) qui plane au-dessus de leur tête, tel un ange de la mort. Ils lui ont d’ailleurs trouvé un surnom – “Zanana”. La journaliste israélienne Amira Hass s’en est fait l’écho régulièrement dans Haaretz, racontant que le bourdonnement du drone et la mort qui menace d’en résulter sont désormais indissociables d’une vie quotidienne inhumaine, celle des habitants de Gaza.

Avant que la Bande de Gaza ne devienne le principal terrain de jeu des Forces de défense israéliennes (FDI) et des industries militaires israéliennes, le lieu où sont testées de nouvelles technologies, destinées à être plus tard commercialisées à l’étranger, c’était le Liban qui jouait ce rôle. Dès 1986, la Central Intelligence Agency (CIA, Agence centrale de renseignement) des États-Unis a établi un rapport sur les conséquences spectaculaires, en ce qui concerne le champ de bataille du futur, de l’usage efficace des drones par Israël lors de ce qu’on appelle en Israël “la Première guerre du Liban” (la classification de ce rapport ayant été modifiée, il a été rendu public le 22 décembre 2011).

Selon le rapport, les États-Unis ont utilisé plus de 3 000 drones ancien modèle en Asie du Sud-Est dans les années 1965-1972. Israël a acheté aux États-Unis le modèle de drone Firebee au milieu des années 1970 pour sécuriser ses frontières et réduire le risque d’attaque surprise. En 1982, Israël a utilisé des drones dans le cadre d’opérations pour détruire des positions militaires syriennes dans la Vallée du Liban. Le rapport affirme que le recours aux drones a été un facteur décisif dans le succès d’Israël et que l’armée de l’air israélienne travaille au développement d’un petit drone appelé Harpy, qui pourrait améliorer ses capacités contre des positions syriennes mobiles.

Selon le rapport, les drones qui existaient à ce moment-là sur le marché mondial étaient capables de transporter une charge utile de 20 à 500 kg, y compris les munitions, et d’effectuer des tâches de surveillance, de guerre électronique, d’identification et de marquage électroniques, ainsi que des attaques. La CIA estimait qu’Israël avait la possibilité de devenir un producteur mondial dans le domaine des drones grâce à deux facteurs : un personnel doté d’un haut niveau universitaire et d’une expérience dans le domaine de l’ingénierie, et sa capacité à commercialiser sa technologie des drones en s’appuyant sur les succès déjà obtenus par les FDI sur le terrain.

Israël a déjà exporté des drones vendus à la marine étasunienne, à la Suisse et à Singapour, précise le rapport. Ces drones avaient pour avantages leur coût peu élevé, ainsi qu’une formation et un mode opératoire relativement simples. De surcroît, leur utilisation risquait moins d’entraîner une escalade, en comparaison d’avions de chasse qui pénètrent sur le territoire souverain d’un autre pays. La CIA prévoyait aussi que des drones – qui seraient plus exactement des munitions rôdeuses ou des missiles guidés – pourraient échapper au radar de l’ennemi à de grandes distances. Cette prévision s’est confirmée avec le développement réussi de modèles de drones suicides par des compagnies israéliennes, par exemple Harpy, produit par l’Israeli Aerospace Industries (IAI).

Dès lors que les FDI ont augmenté leur recours à des drones dans la Bande de Gaza, les drones armés sont devenus le produit d’exportation le plus profitable pour les industries militaires israéliennes vers la fin des années 2000, ce qui a permis d’augmenter le volume des transactions d’exportations israéliennes de matériel militaire, passé de 4,8 milliards de $ en 2007 à un montant annuel moyen d’environ 7 milliards de $ à partir de 2008.

À la fin des années 2010, en raison de l’émergence de la compétition avec des fabricants de drones de Turquie, de Chine et de Russie, la cyber-industrie a commencé à représenter une part plus importante de l’ensemble des exportations israéliennes de défense, mais l’État d’Israël et ses fabricants de drones restent des acteurs mondiaux de premier plan.

La diplomatie des drones de combat

Israël a pratiqué une diplomatie basée sur les drones armés. Un des exemples les plus remarquables est sa relation avec le régime dictatorial de l’Azerbaïdjan, partenaire stratégique d’Israël dans le commerce du pétrole et l’affrontement avec l’Iran. Les ministères israéliens de la Défense et des Affaires étrangères ont autorisé l’Azerbaïdjan à acquérir un drone suicide Harop auprès de la compagnie Israeli Aerospace Industries, et un drone de combat Star (Hermes 900) fabriqué par Elbit. De plus, l’Azerbaïdjan est autorisé à produire ses propres drones suicides sur la base de modèles produits par la compagnie israélienne Aeronautics.

En mars 2011 et en septembre 2016, le ministère azéri de la Défense a publié des photos illustrant des visites du dictateur Ilham Aliyev dans une usine où l’on voyait des modèles de drones suicides. Les Azéris ont également rediffusé des articles d’Aeronautics, accompagnés de données techniques.

Les ministères israéliens de la Défense et des Affaires étrangères ont autorisé la vente de drones armés et de drones suicides à l’Azerbaïdjan alors que, dès 1992, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a enjoint aux États membres de maintenir un embargo sur les exportations d’armes vers l’Azerbaïdjan. De ce fait, les États de l’Union européenne et le Royaume-Uni se sont abstenus de vendre des armes à l’Azerbaïdjan, et les exportations d’armes étasuniennes liées à la sécurité sont extrêmement limitées. Les craintes sous-jacentes à ces politiques concernent l’utilisation d’armes azéries contre l’Arménie dans le contexte du conflit du Haut-Karabakh.

Fin 2020, lors d’une nouvelle série de combats au Haut-Karabakh, le journaliste israélien Itai Engel et l’équipe de l’émission Uvda se sont rendus sur la zone de combat où ils ont recueilli des éléments qui témoignent de l’usage massif de drones suicides de fabrication israélienne. Le 15 mars 2021, Haaretz a publié des documents montrant le drone suicide Harop, fabriqué par IAI, qui frappe une batterie anti-aérienne sur le sol arménien.

L’Azerbaïdjan s’enorgueillit d’utiliser des drones israéliens. Le 12 décembre 2020, un défilé militaire victorieux, transmis en direct et disponible sur YouTube, s’est déroulé à Bakou, la capitale, en présence des présidents azerbaïdjanais et turc. Au cours de ce défilé, des armes qui avaient été utilisées lors des combats ont été arborées, notamment des drones armés et des drones suicides produits par les compagnies Elbit, Israeli Aerospace Industries et Aeronautics.

Une politique de l’ambiguïté   

Malgré la publicité tapageuse dispensée par l’Azerbaïdjan, les autorités israéliennes s’en sont tenues à une politique de l’ambiguïté. Si l’on contactait le ministère de la Défense au sujet du recours à des drones israéliens en Azerbaïdjan, on obtenait toujours la même réponse :

“La politique d’exportation de l’État d’Israël en matière de sécurité est déterminée par des responsables qualifiés au sein du ministère de la Défense et du ministère des Affaires étrangères. Pour des raisons stratégiques, politiques et de sécurité, le ministère de la Défense ne fournit pas de détails sur cette politique.”

Lorsque les services du procureur général israélien ont engagé des poursuites contre Aeronautics pour “violation de la Loi de contrôle des exportations relatives à la défense (2007) du fait de relations avec un client important de la société”, le tribunal de district de Rishon Lezion a imposé une consigne de silence de durée indéfinie.

Faute d’autres possibilités, les médias israéliens ont indiqué que l’affaire en cause concernait une compagnie productrice de drones, sans mentionner la nature des drones en lien avec le “client important” d’une transaction aux enjeux élevés. Comme on l’a signalé plus haut, cette société produit des drones suicides. Peut-être espérait-on faire croire au grand public israélien que ces drones larguaient des cargaisons d’oursons en chocolat.

Pendant qu’on interdisait aux journalistes israéliens d’informer sur l’utilisation de drones armés par les FDI, l’armée et le ministère de la Défense continuaient à se servir de l’activité opérationnelle des FDI, comportant le recours à ce type de drones, comme instrument essentiel de marketing en faveur des industries israéliennes de défense lors de leurs transactions avec la clientèle internationale, dans le cadre des salons de l’armement ainsi que sur les médias sociaux.

C’est ce qu’on voyait, par exemple, dans le vidéoclip publié par le ministère de la Défense sur sa chaîne YouTube officielle, “Meet the Hermes 450 – aircraft for special missions” (Découvrez Hermes 450, un aéronef pour des missions spéciales), à la date du 2 juin 2012. Dans un autre vidéoclip, publié le 1er mai 2012, le ministère célébrait “Hermes 900: The Israeli Air Force’s UAV of the future” (Hermes 900 : l’UAV de l’avenir pour l’armée de l’air israélienne), et des séquences de bombardements effectués par ces drones étaient également présentées.

En outre, dans un vidéoclip officiel de l’armée de l’air israélienne en date du 11 novembre 2015, posté sur YouTube sous le titre “Reception for the Kochav”, le lieutenant-colonel Daniel, commandant d’escadron, parlait du nouveau drone, soulignant que “le Kochav met en œuvre une capacité totale supérieure de charge marchande ”.

Le site web du ministère de la Défense s’exprimait en ces termes : “L’État d’Israël est un géant dans le domaine des véhicules sans équipage en général, et dans le domaine des aéronefs sans équipage en particulier”, mentionnant, parmi d’autres aspects, les capacités offensives et la possibilité de transporter des centaines de kilogrammes. Selon cet article, les modèles de drones au service des FDI, sous la responsabilité de l’Autorité chargée des UAV au ministère de la Défense, sont “Eitan”, “Kochav” et “Zik”. (À la suite du dépôt des deux requêtes décrites ci-après, la référence à la possibilité de transporter des centaines de kilogrammes a fait l’objet d’une nouvelle rédaction : “la charge utile désignée transportée par l’aéronef dans le but de remplir la mission”, et par ailleurs la vidéo du lieutenant-colonel Daniel est devenue privée.)

Le 29 juillet 2014, le site officiel de l’armée de l’air israélienne apportait des précisions : “les missions du Kochav sont similaires à celles du Hermes 450, mais il double la capacité de transport, ce qui lui permet de transporter une charge utile plus importante lors de ses sorties”. Le 19 mars 2014, le site officiel de l’armée de l’air avait fait une annonce sur les avantages opérationnels du Kochav : “il peut transporter plusieurs charges utiles désignées, ce qui lui permet d’effectuer plusieurs missions en une seule sortie.”

Il est clair que des termes comme “charges utiles désignées” ou “centaines de kilogrammes” ne se réfèrent pas à l’acheminement par des drones des FDI de tomates et de concombres destinés aux habitants de la Bande de Gaza, mais plutôt à des munitions létales.

La contribution des FDI aux besoins commerciaux des sociétés israéliennes de sécurité a été extrêmement voyante. Par exemple, une vidéo publiée sur la chaîne YouTube officielle de l’armée de l’air sous le titre “The Kochav UAV Lands in the Air Force” (L’UAV Kochav atterrit dans l’armée de l’air), et qui présente l’UAV Hermes 900, se conclut par les logos d’Elbit, du ministère de la Défense et de l’armée de l’air se détachant sur un fond noir, comme si c’étaient trois firmes commerciales partenaires sur un projet commun.

Un doigt agile sur la détente

Étant donné que l’État d’Israël approuve la commercialisation et la vente à des pays étrangers des modèles de drones armés utilisés par les FDI, nier que ces drones soient aux mains des FDI, c’est comme lorsque l’État d’Israël vend des armes nucléaires tout en niant leur existence.

Il ne s’agit pas d’une violation hypothétique du droit à savoir du grand public israélien et des principes de transparence. La tenue d’un débat public et juridique sur l’utilisation massive par les FDI de drones de combat dans la Bande de Gaza et ailleurs présente une énorme importance pratique. L’usage de ces drones comporte un coût relativement bas, tant sur le plan financier que par rapport à l’absence de risque pour les troupes des FDI. Une frappe de drone est pratique et réduit les efforts, les coûts et les risques inhérents à l’interpellation de suspects et à une procédure de mise en accusation.

En raison du faible coût, il est à craindre qu’en utilisant ce type de drones on appuie plus facilement sur la détente, et on peut s’attendre à ce que les efforts pour contourner les règles du droit international se multiplient en cas de recours à ces drones.

Aux États-Unis, l’utilisation d’UAV armés et les problèmes posés par cette pratique sont devenus un sujet central dans l’opinion publique, la presse, à la télévision et dans les films. Par exemple, il est apparu clairement qu’au cours de l’administration Obama, les États-Unis ont mené des opérations appelées “signature strikes” – des attaques de drones contre des cibles uniquement définies par leur emplacement et leur comportement, sans référence à des informations concrètes sur l’identité des individus ciblés.

Dans le langage israélien, les drones permettent de dégrader la “banque de cibles” en y intégrant des cibles de “qualité inférieure”. Une bombe d’une tonne peut tuer des multitudes en une seule frappe, mais son utilisation par un avion de chasse est plus coûteuse et plus compliquée. La mise en danger de la vie des pilotes, le coût et la crainte des dommages collatéraux limitent l’utilisation de ce type d’armement. L’utilisation des drones, en raison de leurs avantages tactiques, autorise des frappes au compte-gouttes, en tenant moins compte des morts et des blessures infligées aux civils.

Les critiques du grand public concernant l’utilisation des drones de combat dans le monde entier, qui ont augmenté devant le nombre croissant de civils blessés par des frappes étasuniennes de drones au Yémen, en Somalie et au Pakistan, ainsi qu’une bataille juridique prolongée menée par l’American Civil Liberties Union (ACLU, Union américaine pour les libertés civiles), ont conduit l’administration Obama à rendre publique la procédure américaine instaurant les règles d’autorisation d’une frappe meurtrière au moyen de drones hors du territoire des États-Unis.

En Israël, du fait d’une politique de dissimulation, l’État était même prêt à tromper la population dans le cadre d’une procédure juridique. Inspirés par les actions menées par des groupes et des militants aux États-Unis, réagissant à des textes publiés par le ministère de la Défense et les FDI, le 29 novembre 2016, des défenseurs israéliens des droits humains ont adressé une requête au tribunal de district de Tel Aviv. Ils demandaient la publication des procédures suivies par les FDI pour obtenir l’approbation des instances juridiques en matière d’utilisation des drones de combat, et des informations sur la façon dont le droit international et les lignes directrices de la Haute Cour de justice israélienne sont intégrés dans ces procédures.

La requête a été adressée après que les FDI ont d’abord refusé de révéler ces procédures en invoquant un préjudice potentiel pour la sécurité de l’État et de ses relations étrangères. Du fait de la politique militaire de censure et de la dissimulation de l’utilisation par les FDI de drones armés, l’État a soumis au tribunal une réponse contradictoire – affirmant qu’il n’existait réellement pas de procédure d’utilisation des drones de combat, mais ajoutant qu’un avis juridique confidentiel explique pourquoi il est interdit de rendre publiques ces procédures censées ne pas exister.

La journaliste Gili Cohen, qui a couvert ce sujet pour Haaretz, n’a pas eu le droit d’utiliser les mots “ drones de combat ” et son reportage a donc eu pour objet les procédures juridiques concernant les “aéronefs sans équipage (UAVs)”.

Puisque l’État déclarait ne pas avoir de procédures pour l’approbation de l’utilisation des drones de combat, la requête a été annulée. Le 16 mai 2017, des militants des droits humains ont contacté les services du chef d’état-major des FDI, Gadi Eisenkot, et ont demandé fermement qu’il suspende l’utilisation de ces équipements jusqu’à l’instauration de procédures respectant les dispositions du droit international et l’arrêt de la Haute Cour de justice. Le 18 juin 2017, les services du chef d’état-major ont répondu, indiquant qu’en fait les FDI ont des procédures, qu’elles ont “fait l’objet d’un examen juridique et qu’elles sont conformes à la loi”.

Le 15 juillet 2017, ces mêmes militants israéliens des droits humains ont adressé une deuxième requête au tribunal de district de Tel Aviv, soulignant que les FDI avaient trompé le tribunal dans leur réponse à la première requête. Les militants s’exprimaient en ces termes : “même si les requérants participent au jeu de faux-semblants de l’État, et feignent de croire que les FDI n’utilisent pas de drones de combat et n’en possèdent aucun, les requérants apprécieraient cependant de recevoir les procédures appropriées relatives à la mise en œuvre de drones de ce type”.

À l’issue de l’audience qui a eu lieu le 17 avril 2018, après une série de questions posées par le juge Shaul Shochat, les FDI ont accepté de révéler une paraphrase des procédures appropriées d’approbation de l’utilisation de drones de combat – mais sans reconnaître que ces drones sont réellement aux mains des FDI.

Le 16 juillet 2018, les militants ont reçu de la part des FDI la paraphrase suivante :

“Conformément aux instructions obligatoires des FDI, le commandant de la mission se doit de vérifier, sur la base d’une évaluation en temps réel de la situation, que les frappes visant des cibles seront effectuées en accord avec, entre autres choses, le principe de distinction, le principe de proportionnalité et l’obligation de prendre des mesures de précaution, tout en veillant à n’utiliser que des moyens de guerre conformes à la loi, approuvés en tant que tels par les autorités compétentes au sein des FDI.

C’est-à-dire qu’il doit veiller à ce que la frappe soit dirigée uniquement contre l’ennemi or contre des cibles militaires, que l’étendue des dommages collatéraux prévisibles ne soit pas excessive au regard de l’avantage militaire attendu en résultat de la frappe, et que des mesures raisonnables soient prises pour réduire les dommages collatéraux autant que possible. Des conseillers juridiques participent à certaines des tâches impliquées dans la préparation d’une frappe visant des cibles, l’accent étant mis sur la procédure d’approbation relative aux cibles prévues.”

Cependant, on n’était toujours pas autorisé à préciser que l’affaire en cause portait sur des drones de combat.

Ce que les médias israéliens ont préféré ignorer  

Après des décennies passées à appliquer une politique de dissimulation et de censure, le 20 juillet, l’organisme de censure militaire d’Israël a annoncé que, à la suite d’un “travail mené par le personnel et d’un examen substantiel et en profondeur”, il a décidé d’autoriser la mise au jour dans les médias de l’utilisation de drones de combat par les FDI dans le cadre de leurs activités opérationnelles. Haaretz a publié en réponse un éditorial intitule “The Problem of Censorship“.

Pourquoi le Censeur militaire a-t-il choisi d’annoncer subitement un changement radical de sa position ?

Cette question n’a pas encore de réponse. Dans le passé, les politiques de censure concernant d’autres technologies changeaient lorsque les FDI et le ministère de la Défense souhaitaient autoriser des entreprises du secteur de la défense à présenter ces technologies dans des salons de l’armement et réaliser des transactions lucratives avec des pays étrangers. Cependant, les drones de combat fabriqués en Israël se vendent très bien en toute circonstance.

Pour ce qui est de savoir pourquoi la décision du Censeur militaire a été prise avec plusieurs décennies de retard, on peut aussi mettre en cause les comités de rédaction des journaux et des médias électroniques israéliens. Quand ces instances veulent intervenir contre la censure ou les consignes de silence, elles savent comment s’y prendre en publiant constamment tous les détails qui ne sont pas visés par ces consignes, et en montrant qu’il est absurde de dissimuler l’information, jusqu’à ce que le Censeur militaire ou le procureur général comprennent que “ça ne peut pas durer”, et lèvent partiellement ou complètement la consigne de silence afin d’apaiser les critiques du grand public.

Cette méthode fonctionne souvent, même si ce n’est pas toujours le cas. Les médias israéliens n’ont pas essayé de suivre ce procédé pour les drones armés, à part quelques cas exceptionnels qui ont suscité l’intérêt du grand public en Israël indépendamment du type de technologie militaire utilisé.

Le fait que l’utilisation des drones de combat par les FDI n’ait pas beaucoup intéressé les rédactions des journaux et médias électroniques israéliens se reflète aussi dans la vague de publications qui a suivi l’annonce par le Censeur militaire de son changement de politique.

Les médias israéliens se sont hâtés de reprendre des sujets juteux qui étaient tombés jusqu’alors sous le coup de la censure, par exemple l’utilisation d’un drone de combat contre le “chef d’état-major du Hamas” Ahmed Jabari dans la Bande de Gaza. À ce jour, aucun journal israélien, aucune chaîne d’information israélienne, n’a repris la liste complète de civils tués ou blessés par des attaques de drones israéliens dans la Bande de Gaza – celles et ceux dont les corps et les biens sont devenus, indépendamment de leur volonté, des “dommages collatéraux” des opérations des FDI.

En 2014, Haaretz a publié le rapport “Sleepless in Gaza” compilé par le Dr. Atef Abu Saif, chercheur palestinien, pour la Fondation Rosa Luxemburg. Selon ce rapport, au cours des guerres menées par Israël à Gaza (appelées en Israël opérations “Pilier de défense” et “Plomb durci”), les drones des FDI ont effectué plus de cent frappes, provoquant la mort de plus de 120 civils, dont environ 30 enfants.

Au fil des années, la question de l’utilisation de drones de combat par les FDI ou de leur exportation vers des dictatures a intéressé certains journalistes en Israël, notamment Amira Hass (Haaretz), Yossi Melman (Haaretz et Maariv), Gili Cohen (Haaretz et plus tard l’entreprise publique de radiodiffusion), Ami Rojkes Dombe (Israel Defense) et Itai Engel (émission télévisée Uvda). Hass, en particulier, a repoussé les limites dans ses reportages sur les opérations de drones de combat menées par les FDI dans la Bande de Gaza et les souffrances ainsi infligées à ses habitants.

De plus, alors que la censure concernant l’utilisation de drones de combat par les FDI a été levée, la politique de censure concernant l’export de ce matériel vers des pays étrangers reste en vigueur, de façon absurde, et s’applique même à des pays qui choisissent de leur propre initiative de rendre publique leur utilisation de drones israéliens. Les journalistes israéliens peuvent citer les publications étrangères, mais il leur est difficile de publier des informations qui proviennent directement de sources israéliennes.

La position du Censeur militaire a reçu un soutien indirect de la Cour suprême israélienne, qui a accepté la distinction entre publications étrangères et israéliennes. Dans son arrêt du 17 décembre 2019, Esther Hayut, Présidente de la Cour, a rejeté un recours en appel formé par des militants des droits humains et a donné son accord à la position prise par les ministères des Affaires étrangères et de la Défense, qui s’élevaient contre la révélation d’informations sur les ventes de drones de surveillance qui ont aidé le gouvernement du Sri Lanka à commettre des crimes de guerre pendant la guerre civile dans ce pays (les drones ont contribué au ciblage de civils et d’objectifs civils).

Le gouvernement sri-lankais avait pourtant publié des informations officielles à ce sujet, de sa propre initiative. Pour citer Hayut : “La divulgation de telle ou telle information par le gouvernement sri-lankais ou dans des rapports de l’ONU ne change en rien cette conclusion et ne dissipe en rien la crainte d’une menace contre la sécurité de l’État et ses relations extérieures, au cas où l’information en question serait révélée”.

Hayut approuvait pleinement la décision de Shaul Shochat, juge du tribunal de district de Tel Aviv, qui a accepté la position de l’État selon laquelle, en raison d’un accord de confidentialité avec le Sri Lanka, même si ce dernier violait ses obligations découlant de l’accord, cela ne modifiait pas les obligations découlant de l’accord pour l’État d’Israël.

Les rédactions des journaux et des médias israéliens auraient dû s’exprimer avec vigueur il y a bien longtemps, en avertissant qu’elles ne souhaitaient plus se plier au jeu ridicule du Censeur militaire et du ministère de la Défense autour des drones de combat d’Israël. Elles auraient dû repousser résolument les limites, comme elles ont su le faire sur d’autres sujets. Que feraient les autorités ? Elles arrêteraient tout le monde ? Même si la plupart des journalistes en Israël ne s’inquiètent pas personnellement des victimes de “dommages collatéraux” dans la Bande de Gaza ou dans le Haut-Karabakh, ils devraient au moins pratiquer l’intégrité et le professionnalisme.

Contrairement à la conclusion exprimée par certains journalistes israéliens à la suite du changement de politique du Censeur militaire, la leçon à tirer de l’affaire des drones de combat n’est pas la nécessité de remettre en question la crédibilité et la sagesse des censeurs, mais la nécessité de remettre en question la légitimité même du Censeur militaire et toute coopération avec cette institution. Ce système de censure devrait être mort et enterré, et le plus tôt sera le mieux.