L’État hébreu restreint, depuis le 7 octobre, les activités des ONG et des agences onusiennes chargées de venir en aide aux Palestiniens, en refusant de délivrer des visas de travail à leurs responsables et en entravant le déplacement de leur personnel sur le terrain.
Israël, depuis un an, refuse de délivrer des visas de travail aux personnels des organisations non gouvernementales (ONG) qui opèrent dans les territoires palestiniens occupés par l’Etat hébreu. Les employés quittent le pays quand leur durée de séjour autorisée expire. Ils sont remplacés par d’autres, qui ne peuvent entrer qu’avec un visa de tourisme, valable trois mois, et qui interdit, en théorie, de travailler. Pendant quelque temps, certains de ces employés ont rusé, en sortant temporairement du pays pour entrer à nouveau, quelques jours après. Ce n’est plus possible. Les autorités israéliennes ont formulé une nouvelle règle, à la mi-septembre : il est impossible de cumuler plus de deux visas de tourisme en moins de six mois.
D’autres personnels humanitaires, beaucoup plus rares, se sont vu accorder un visa de tourisme multi-entrée valable un an, grâce à la discrète pression d’un pays donateur exercée sur Israël. Mais il leur est tout aussi interdit, officiellement, de travailler. Ils ne peuvent effectuer certaines démarches légales, comme acheter un véhicule, procéder à certaines opérations bancaires…
« Comment attirer des professionnels de l’humanitaire qui travailleraient avec un visa touristique valable trois mois ? Ce n’est pas probablement pas quelqu’un qui a une famille. Mais plutôt quelqu’un de plus jeune prêt à prendre le risque. Nous ne pouvons donc pas recruter le personnel plus expérimenté dont nous avons besoin. Et même s’ils arrivent à entrer, ils n’ont pas la permission de travailler avec des visas touristiques », s’inquiète Allegra Pacheco, responsable du Consortium de la protection de la Cisjordanie, un partenariat regroupant cinq ONG.
Les humanitaires sont placés au mieux dans l’insécurité juridique, voire dans l’illégalité. La situation devient intenable, selon l’ensemble des employés rencontrés par Le Monde. Les restrictions sont imposées à plusieurs niveaux. A commencer par l’entrée sur les territoires palestiniens, dont tous les accès sont contrôlés par Israël. L’État hébreu oppose un refus généralisé de délivrer des visas de travail à tout le personnel humanitaire international. Et les membres de deux importantes ONG ont fait l’objet d’interdictions du territoire. « Il semble qu’ont été interdits d’entrée les membres des organisations qui ont tenu les propos les plus virulents sur les violations des droits humains commises par Israël », estime une source proche des milieux humanitaires.
Les autorités semblent resserrer la vis ces dernières semaines : depuis la mi-septembre, selon une étude de plusieurs ONG, tous les humanitaires qui ont voulu entrer en Cisjordanie depuis la Jordanie, via le pont Allenby, se sont fait refouler par les autorités israéliennes. Les restrictions s’imposent aussi à l’intérieur des territoires occupés. Le checkpoint d’Al-Jib, entre Ramallah et Jérusalem, réservé aux humanitaires et aux diplomates, permettait de circuler rapidement entre les deux villes, où de nombreuses ONG sont basées. Mais le point de passage a été fermé pour nombre d’organisations. Autre restriction : quelque 1 300 employés palestiniens de Cisjordanie travaillant pour des agences humanitaires à Jérusalem ont perdu leur permis de travail, ce qui leur interdit de se déplacer au siège de leur organisation. « Le personnel international ne peut plus venir dans les territoires palestiniens. Et le personnel local ne peut plus se déplacer. Toutes ces restrictions ne sont pas un accident : c’est un plan intentionnel pour limiter la délivrance d’aide humanitaire » s’alarme un membre d’une ONG.
« Israël effectue ce qu’on appelle un rétrécissement de l’espace humanitaire, estime Allegra Pacheco . En tant que puissance occupante, Israël est obligé de laisser passer aide et assistance, qui ne peuvent être fournies sans personnel humanitaire. Mais je pense qu’Israël ne souhaite pas que nous apportions notre soutien à la population palestinienne, ni que des représentants internationaux soient présents en Cisjordanie pour témoigner des violations des droits humains qui s’y déroulent. Israël doit penser, à tort selon moi, que les Palestiniens de Cisjordanie se tiendront tranquilles s’ils sont maintenus dans une situation de détresse. »
Une campagne à son paroxysme
Le personnel humanitaire obtenait auparavant ses visas par le ministère de l’intérieur, sur une lettre de recommandation fournie par le ministère du travail et des affaires sociales. Mais après le 7 octobre, ce dernier s’est déclaré incompétent. Contactés par Le Monde, le ministère du travail et le bureau du premier ministre n’ont pas donné suite. Le gouvernement est censé mettre en place une nouvelle procédure, mais celle-ci se fait attendre depuis un an. Les humanitaires se sont discrètement adaptés pendant cette période, en apprenant à se contenter des visas de tourisme. Mais la situation n’est pas viable : « Les programmes sont perturbés, l’instabilité opérationnelle est énorme. On ne peut plus recruter efficacement », ajoute Allegra Pacheco.
Les ONG réclament une date butoir pour la résolution du problème des visas et des permis de travail et l’instauration de procédures de demande de laissez-passer plus transparentes et efficaces. Elles demandent aux pays donateurs de faire pression à leur tour sur Israël, en menaçant de suspendre les visas de travail de ses citoyens résidant à l’étranger.
Ce travail de sape visant à limiter la tâche des ONG n’est pas inédit. « Le gouvernement israélien mène une campagne contre les organisations israéliennes, palestiniennes et étrangères qui ne lui sont pas favorables, explique la chercheuse Nitzan Perelman, doctorante en sociologie politique à l’université Paris Cité. Elles sont décrites comme antisémites, anti-israéliennes ou antisionistes. En 2021, quand il était ministre de la défense, Benny Gantz a criminalisé les ONG palestiniennes de défense des droits humains, les qualifiant d’organisations terroristes. Des représentants des Nations unies sont interdits d’entrée en Israël. Israël affirme être une démocratie, mais je ne connais pas d’autre « démocratie” qui déclare le secrétaire général de l’ONU persona non grata sur son sol. »
Cette campagne contre les organisations internationales a pris forme en 2009 avec la conjonction de deux événements : le retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou, en mars et, dans la foulée, la publication du rapport Goldstone. Ce document, rédigé à la demande du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, accusait Israël d’avoir commis des crimes de guerre durant l’opération « Plomb durci » contre Gaza, en 2008-2009. D’autres organes contribuent à miner la légitimité des ONG, comme NGO Monitor, créée en 2001. Dans un rapport publié en 2018, le groupe de réflexion allemand Stiftung Wissenschaft und Politik la décrivait comme « une organisation affiliée au gouvernement qui cible de manière sélective les organisations de défense des droits humains, dépend presque entièrement du financement de donateurs aux Etats-Unis, se dérobe à la transparence qu’elle exige des autres et diffuse des informations trompeuses et tendancieuses, qu’elle présente comme des recherches factuelles approfondies ».
NGO Monitor et d’autres organisations, telle UN Watch qui s’intéresse aux Nations unies, poursuivent trois objectifs : délégitimer les ONG et les agences onusiennes par des campagnes politiques et médiatiques; les réduire au silence en jetant l’opprobre sur les institutions qui les invitent ; et couper leurs sources de financement par des campagnes d’intimidation contre les pays donateurs.
La campagne contre ces organisations internationales atteint son paroxysme. La Knesset doit statuer sur un projet de loi qualifiant l’UNRWA, l’agence onusienne chargée des réfugiés palestiniens, d’organisation terroriste. L’administration domaniale envisage de saisir le siège de l’UNRWA à Jérusalem-Est et d’y construire 1 400 unités d’habitation, probablement destinées à loger des colons. « Si le gouvernement israélien met fin aux opérations de l’UNRWA, alors d’autres agences de l’ONU et des ONG internationales seront vulnérables. Surtout celles qui rappellent qu’Israël est une puissance occupante à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, reprend Allegra Pacheco. Nous sommes préoccupés par le fait que ces restrictions sur les opérations humanitaires pourraient faire boule de neige. »
Le 14 octobre, dans une lettre au gouvernement israélien, Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, et Lloyd Austin, le secrétaire à la défense, ont souligné qu’il y avait « des changements à faire pour que le niveau de l’aide apportée à Gaza remonte par rapport aux niveaux très, très bas d’aujourd’hui » La lettre, qui mentionne expressément le fait de ne pas remettre en cause l’UNRWA et ses opérations, donne trente jours au gouvernement israélien pour améliorer la situation, faute de quoi l’aide militaire américaine pourrait être remise en question.