Le scandale au ministère allemand de l’Éducation met en lumière le climat tendu et restrictifautour de Gaza

La ministre allemande de l’éducation, la libérale Bettina Stark-Watzinger, s’est efforcée d’éluder les appels à la démission après qu’a été rendue publique une enquête interne concernant la réduction des financements accordés aux universitaires sur la base de leurs positions politiques. Le scandale en cours illustre l’approche restrictive unique de l’Allemagne envers Israël et la guerre à Gaza.

BERLIN (CN) — Être ministre de l’Éducation n’est pas la position la plus tape-à-l’œil du cabinet allemand. C’est typiquement un rôle plutôt anonyme pour tous ceux qui ne sont pas impliqués dans le système universitaire ou éducatif du pays.

La ministre de l’Éducation, Bettina Stark-Watzinger, du parti libéral-démocrate, a réussi à obtenir un large écho rarement associé à sa position. Malheureusement pour elle, c’est parce qu’elle est embarquée dans un scandale et qu’elle doit faire face à un concert de plus en plus important d’appels à sa démission.

« Elle a pratiquement été absente des débats cruciaux à propos de plusieurs problèmes sérieux du monde universitaire allemand, où on avait vraiment besoin d’elle, et elle émerge comme une personnalité centrale quand il s’agit de contrôler les opinions politiques des chercheurs. C’est vraiment malheureux », a dit à Courthouse News Asli Vatansever, sociologue du travail de Berlin.

Vatansever est membre du « Réseau pour un travail décent à l’université », un groupe d’initiatives à l’échelle nationale [allemande] promouvant de meilleures conditions de travail dans les universités et les institutions de recherche.

Le Réseau a appelé à la démission de Stark-Watzinger — une demande appuyée par plus de 3 000 universitaires qui ont dit que les universitaires allemands vivent une attaque sans précédent contre leurs droits fondamentaux.

Les graines du scandale ont été semées lors d’une manifestation pro-palestinienne début mai à l’Université libre de Berlin [Freie Universität, FU]. L’Allemagne a adopté une position dure envers les manifestations pro-palestiniennes, et les quelque 150 étudiants impliqués ont été évacués par la police presque instantanément.

Des centaines d’universitaires basés à Berlin ont répondu par une lettre ouverte critiquant l’évacuation. «  Indépendamment de notre accord ou de notre désaccord avec les revendications concrètes du campement des manifestants, nous soutenons nos étudiants et défendons leur droit à manifester pacifiquement, ce qui inclut aussi l’occupation du site de l’université » ont-ils écrit.

Stark-Watzinger a été extrêmement critique de la lettre, disant qu’elle était « abasourdie » par elle et affirmant que ses signataires toléraient l’antisémitisme en soutenant les manifestations.

Markus Kienscherf, sociologue à l’Institut JFK des Études sur l’Amérique du Nord à l’Université libre [de Berlin] et un des signataires de la lettre, a dit que cette réponse explosive était sidérante.

« Bien que personne n’ait jamais spécifié ce qui pourrait être considéré comme antisémite dans ce qui s’était passé lors des manifestations, le sous-texte était en quelque sorte qu’en signant la lettre, nous avions d’une façon ou d’une autre facilité la parole et les actions antisémites. Je me suis vraiment senti mal », a-t-il dit à Courthouse News.

Il a souligné que les universitaires s’étaient focalisés, non sur la position des manifestants, mais sur leur droit à la soutenir.

« Je pense que c’est une distinction cruciale qui s’est quelque peu perdue par la suite ; la distinction entre le droit de manifester et le contenu et les objectifs de la manifestation », a dit Kienscherf.

Une fuite de documents a ensuite révélé que la ministre de l’Éducation a procédé à un examen juridique pour déterminer s’il serait possible de retirer des financements publics aux universitaires qui ont signé la lettre et même pour évaluer si des éléments quelconques de la lettre pourraient être considérés comme des actes criminels, a rapporté en juin le radiodiffuseur public allemand NDR.

Stark-Watzinger affirme qu’elle n’était pas informée de la demande d’examen juridique. La Secrétaire d’État pout l’éducation, Sabine Döring, a été considérée comme responsable et a été licenciée. Mais cela n’a pas suffi à calmer le scandale : Döring poursuit en justice la ministre de l’Éducation et une pression continue des médias, des universitaires et des politiciens indique que beaucoup continuent à tenir Stark-Watzinger pour personnellement responsable.

« Si vous affirmez être ‘abasourdie’ par cette lettre ouverte, alors un ordre pour un examen juridique n’est pas neutre et il s’ouvre sur une variété de conséquences », a dit à Courthouse News Christian Pestalozza, expert en droit constitutionnel et professeur de droit à l’Université libre de Berlin.

« Bien au contraire », a-t-il continué. « La lettre avait été critiquée et cet examen constitue l’opportunité de voir si d’autres conséquences peuvent être mises en œuvre. L’examen aurait probablement été dirigé dès le départ vers un certain résultat. »

Le droit ne dicte pas nécessairement que Stark-Watzinger doit démissionner, a dit Pestalozza, ce qui fait de ce scandale une affaire politique, plutôt que juridique. En définitive, a-t-il dit, la décision incombe au chancelier Olaf Scholz.

Pour Vatansever, du Bard College à Berlin, retirer potentiellement un financement sur la base de la politique d’un universitaire, c’est avoir franchi une ligne rouge.

« C’est clairement en contradiction avec le principe de la liberté académique, selon n’importe quelle définition de l’expression », a-t-elle dit.

Les universitaires allemands ne sont pas seulement sous pression de l’État. Peu de temps après la publication des professeurs de Berlin soutenant le droit de leurs étudiants à manifester, le tabloïde conservateur Bild — dans lequel Stark-Watzinger a rendu publiques ses critiques initiales contre les signataires de la lettre — a publié en première page un article qualifiant les signataires de « coupables » et imprimant beaucoup de leurs photos.

Vatansever est turque et a travaillé dans ce pays plus tôt dans sa carrière. Elle a été licenciée de son poste de professeur et bannie du service public après avoir signé il y a huit ans une Pétition des universitaires pour la paix.

Elle fait aussi partie des signataires dénoncés dans Bild.

« Cela m’a rappelé des souvenirs de la période qui a suivi la Pétition pour la paix que j’avais signée en Turquie en 2016, quand les journaux soutenant [le président

Recep Tayyip Erdoğan] ont publié nos noms comme étant ceux de traîtres », a-t-elle dit. « Je me suis dit, ‘O mon dieu, je suis en train de revivre la même galère. Où vais-je aller en exil maintenant’ ? »

L’indignation et l’inquiétude pour l’avenir parmi les universitaires et une ministre de l’Éducation conflictuelle et propulsée à une notoriété nationale mettent aussi en lumière le climat extrêmement tendu en Allemagne. La sévérité de l’approche du pays vis-à-vis des manifestations et des discours pro-palestiniens est liée à la relation spéciale de l’État allemand à Israël.

 L’Allemagne considère la sécurité d’Israël comme sa «  raison d’État  » à cause de la responsabilité historique de l’Allemagne dans l’Holocauste. Cela se vérifie fréquemment dans l’interprétation de toute critique d’Israël ou de la politique israélienne comme antisémite en elle-même — une position qui s’est durcie pendant la guerre à Gaza, façonnant le discours général ainsi que les limites de ce qui est considéré comme acceptable sur les campus.

Kienscherf, de l’Institut JFK de l’Université libre de Berlin, argue que l’utilisation large du terme « antisémitisme » et son instrumentalisation pour faire taire la dissidence ont rendu plus difficile de lutter contre le véritable antisémitisme.

« Une des conséquences les plus tragiques de tout cela est que ce terme très important, ainsi que le combat global contre l’antisémitisme, a vraiment perdu de son mordant », a-t-il dit.

Dans les universités, cela s’est étendu au-delà de l’évacuation rapide des campements de protestation contre la guerre à cause de messages et d’images pro-palestiniens : la philosophe américaine Nancy Fraser, qui est juive, a vu la proposition d’un professorat à l’université de Cologne annulée après avoir exprimé sa solidarité avec les Palestiniens.

Kienscherf s’inquiète à l’idée que les restrictions sur la liberté académique pourraient ne pas être limitées à Israël et à la Palestine.

« J’ai peur qu’il y ait une sorte de guerre culturelle plus large qui s’abatte sur le monde universitaire », a-t-il dit. « Il y a eu une attaque contre le monde universitaire de gauche et cela suit en quelque sorte le manuel de ce que nous avons vu aux États-Unis, particulièrement dans des États comme la Floride et le débat autour des études critiques sur la race.

Hors campus, cela n’a pas seulement conduit à une vaste condamnation des personnalités perçues comme trop critiques d’Israël ou à la fermeture de centres culturels hébergeant des événements considérés comme ouvertement critiques ; la relation de l’Allemagne à Israël est devenu un pilier vital des relations du pays aux immigrants.

L’État de Saxe-Anhalt, à l’Est, exige maintenant de quiconque demandant la citoyenneté allemande dans cet État qu’il ou elle reconnaisse le droit de l’État d’Israël à exister. Une activité sur les réseaux sociaux considérée comme « glorifiant le terrorisme » — ce qui pourrait être pertinent si l’État choisit d’identifier toute forme de solidarité avec la Palestine ou toute critique d’Israël avec un soutien au terrorisme du Hamas — sera maintenant un motif pour la déportation.

La lutte de l’Allemagne avec sa propre responsabilité historique dans l’Holocauste — particulièrement à un moment où l’extrême-droite continue à gagner du terrain — lui a apporté la reconnaissance internationale. Mais beaucoup d’universitaires arguent que l’actuel focus étroit sur Israël limite sévèrement la parole à un moment critique.

« C’est un sujet très sensible en Allemagne », a dit Vatansever. « Mais là encore, est-ce que les limites de la liberté académique ne deviennent pas explicitement visibles quand on en arrive à parler de sujets sensibles et à faire de la recherche sur eux ? La liberté académique est la liberté d’aborder des sujets sensibles. »