Le langage orwellien du MIT masque sa position sur les manifestations pour Gaza

Dans le roman 1984 de George Orwell, un langage fictionnel, le novlangue, est conçu pour contrôler les esprits humains et cacher la réalité — par exemple, en affirmant que « la guerre est la paix » et « l’ignorance est une force », ou dans le cas de mon Haïti natale, en appelant une invasion violente « une mission de maintien de la paix » — afin que les classes dirigeantes du monde, aka « Big Brother », puissent renforcer le pouvoir de leurs régimes totalitaires. Au cours des derniers mois, cette utilisation dystopique du langage comme arme politique pour une variété d’objectifs néfastes (gaslighting, déshumanisation et fabrication du consentement) s’est intensifiée dans le contexte de la guerre contre Gaza, des manifestations et contre-manifestations associées, et de la répression policière sur les campements étudiants contre le génocide. Plus surprenant, la langue de bois a imprégné même des débats, liés à l’enseignement, avec les collègues de mon propre département du MIT sur ce qu’il est « approprié » d’enseigner en linguistique et sur ce que mon expertise (ou manque allégué de la dite expertise) devrait m’autoriser à enseigner. Est-ce que l’ignorance est vraiment une force, même au MIT, même parmi les linguistes ? Si la linguistique était conçue comme un outil indispensable pour dévoiler les distortions sémantiques du novlangue et pour promouvoir la libération et la construction communautaire, elle pourrait aider à inaugurer un monde meilleur.

J’écris cet essai en pensant à mon cher ami et collègue Noam Chomsky qui comprend profondément l’importance de la vérité, du courage, du langage et de la linguistique pour la décolonisation, la libération, la paix et la construction communautaire d’Israël et Palestine à Haïti.

Dans le roman 1984 de George Orwell, un langage fictionnel, le novlangue, est conçu pour contrôler les esprits humains et cacher la réalité — par exemple, en affirmant que « la guerre est la paix » et « l’ignorance est une force », ou dans le cas de mon Haïti natale, en appelant une invasion violente « une mission de maintien de la paix » — afin que les classes dirigeantes du monde, aka « Big Brother », puissent renforcer le pouvoir de leurs régimes totalitaires. Au cours des derniers mois, cette utilisation dystopique du langage comme arme politique pour une variété d’objectifs néfastes (gaslighting, déshumanisation et fabrication du consentement) s’est intensifiée dans le contexte de la guerre contre Gaza, des manifestations et contre-manifestations associées, et de la répression policière sur les campements étudiants contre le génocide. Plus surprenant, la langue de bois a imprégné même des débats, liés à l’enseignement, avec les collègues de mon propre département du MIT sur ce qu’il est « approprié » d’enseigner en linguistique et sur ce que mon expertise (ou manque allégué de la dite expertise) devrait m’autoriser à enseigner. Est-ce que l’ignorance est vraiment une force, même au MIT, même parmi les linguistes ? Si la linguistique était conçue comme un outil indispensable pour dévoiler les distortions sémantiques du novlangue et pour promouvoir la libération et la construction communautaire, elle pourrait aider à inaugurer un monde meilleur.

Sous la bannière de « Campement des scientifiques contre le génocide » [Scientists Against Genocide Encampment, SAGE], des étudiants du MIT se sont courageusement dressés pour la justice et la paix en faveur des Palestiniens. Aux cris de « intifada » (qui signifie en arabe « secousse, soulèvement, résistance ») et de « liberté pour les Palestiniens ‘du fleuve à la mer’ » (‘du fleuve à la mer’ étant une phrase utilisée également dans la charte originelle du Likoud, avant le Hamas, en faveur d’une expansion sioniste), ils demandent que le MIT coupe ses liens avec le ministère de la Défense d’Israël, dans le contexte d’une collaboration qui représente seulement 0,03% des sponsorings du MIT alloués en 2023. Dans leurs manifestations, les étudiants de SAGE ont mis en évidence deux projets qui contribuent directement à la guerre d’Israël contre les Palestiniens : un projet pour des essaims robotisés autonomes de drones tueurs, un autre pour des biocapteurs de détection à distance.

Quelques personnes de la communauté du MIT, comme le post-doctorant Lior Alon, affirment que les plaidoyers des étudiants de SAGE pour arrêter le génocide des Palestiniens sont « pro-Hamas » et promeuvent l’assassinat des juifs. C’est faux. Et Alon s’est contredit en se moquant de sa propre « peur » après avoir escaladé les barrières du campement et s’être juché sur une chaise au milieu des étudiants de SAGE qui s’occupaient de leurs affaires et l’ignoraient. Il a crié de manière sarcastique : « Retsef[1], je me sens en danger. Pouvez-vous venir m’aider ? Retsef, je suis tout seul ici, et j’ai besoin de l’aide d’autres juifs ». Alon, comme beaucoup d’autres contre-manifestants sionistes, participe à une propagande bien préparée qui efface les étudiants juifs anti-sionistes et les dégrade, ainsi que leurs camarades non-juifs, en les représentant comme violents et antisémites. Il faut ici souligner que les manifestants anti-génocide et pro-palestiniens ne sont pas anti-Israël, bien qu’ils soient anti-sionistes, dans la mesure où ils veulent la co-existence pacifique d’une Israël-Palestine où les juifs et les Palestiniens pourraient vivre en sécurité avec une souveraineté complète et sans entrave, des droits humains, des droits aux terres, la justice et la dignité en tant qu’égaux.

Pourtant la présidente du MIT, Sally Kornbluth, elle aussi, est coupable de participer à cette propagande quand elle contribue à répandre ce trope raciste selon lequel les étudiants palestiniens et leurs alliés poseraient une menace potentielle à la communauté du MIT. Dans une vidéo récente, elle critique «  des slogans qui sont compris par des membres de notre communauté comme appelant à l’élimination de l’État d’Israël ». Les étudiants de SAGE paient maintenant un prix élevé pour sa duplicité, alors que de prétendues « suspensions provisoires » et d’autres sanctions sans précédent imposées par l’administration du MIT provoquent des conséquences permanentes pour les vies et les carrières des étudiants, comme un délai dans la remise de leur diplôme et la perte d’un emploi, la perte de possibilités d’études supérieures, etc. Encore pire pourtant, ces suspensions ont été décidées hors de toute procédure régulière. À ce jour, quatre d’entre elles ont dû être annulées à cause du manque de preuves ou de preuves fausses dans les cas de ces étudiants. Pourtant l’administration défend encore ces mesures, les comparant même aux mesures anticipées nécessaires pour protéger des victimes potentielles de prédateurs sexuels. Les couches de langue de bois et de racisme sont épaisses.

Le professeur du MIT Retsef Levi, membre de l’Alliance MIT-Israël (MITIA), a ajouté de l’huile sur le feu de ces allégations orwelliennes à propos de la violence des étudiants de SAGE quand il a traduit faussement des slogans en arabe « Mort au projet sioniste » par « Mort aux sionistes » et « Israël est un voleur » comme « Israël détruit ». Ces traductions dévoyées sont tendancieuses, comme cela a été confirmé par des collègues qui parlent et étudient l’arabe. C’est comme si Martin Luther King avait appelé, non à mettre fin au racisme, mais à la mort des racistes. De telles calomnies mettent en danger les étudiants de SAGE, particulièrement quand des vidéos traduites erronément deviennent virales dans les cercles sionistes anti-palestiniens. Ces distorsions viennent du même professeur qui, le 8 mai devant SAGE, a décidé unilatéralement que son collègue senior du MIT (moi) ne pouvait être considéré comme « membre de la faculté ». Lors de la fête Yom Ha’atzmaut de MITIA le 7 mai, un événement approuvé par le MIT, des juifs sionistes ont dansé près de SAGE au rythme de חרבו דרבו, « Harbu Darbu », une chanson appelant les Palestiniens « prostitués », « putains de souris venues des tunnels » et « enfants d’Amalek », et qui encourage l’armée israélienne à « mettre un bazar total sur [leurs] tête[s] ». Pourtant ce sont les étudiants de SAGE qui sont accusés de poser une menace antisémite existentielle à la communauté et à Israël, et qui sont touchés par des suspensions et des renvois.

L’accusation d’antisémitisme est fausse. Dans le Boston Globe, l’Alliance MIT-Israël a caractérisé SAGE comme « anti-juif », comme «  anti-Israël », et comme provoquant la peur des étudiants juifs. Là non plus, il n’est pas fait mention du fait que SAGE inclut, parmi beaucoup d’étudiants juifs, des membres de Juifs du MIT pour un cessez-le-feu (MITJ4C) qui ont organisé une fête de Passover Seder au campement, fête à laquelle MITIA a été invitée. Des étudiants de MITJ4C, eux aussi, ont été vigoureux dans leurs critiques du gouvernement d’Israël.

La vérité, cependant, ne doit pas gêner le langage orwellien. En observant une contre-manifestation le 3 mai 2024 au MIT, co-sponsorisé par le consulat d’Israël à Boston, on pourrait penser que les Palestiniens n’existaient même pas. La manifestation « Plus jamais, c’est maintenant » se focalisait exclusivement sur les maux de l’Holocauste, les atrocités du 7 octobre et l’antisémitisme — pas un mot sur le génocide en cours à Gaza et la violence précédente contre les Palestiniens depuis la Nakba.

Dans son travail, la professeure Nurit Peled-Elhanan, qui était auparavant à l’Université hébraïque, a décrit une «  sémiotique de l’altérisation » utilisée dans les écoles israéliennes pour encourager l’indifférence vis-à-vis des souffrances des Palestiniens et du discours génocidaire des dirigeants israéliens et de leurs alliés. Dans ce contexte, les Palestiniens sont assimilés aux Nazis ; maintenant SAGE et d’autres étudiants anti-génocide sont soumis à la même calomnie — et à la « Hamasification ». Dans un retournement orwellien apparenté, un étudiant de l’Alliance MIT-Israël a appelé Israël « un mouvement anti-colonial réussi », en ignorant le fait que Theodore Herzl, à la fin du XIXe siècle, a fondé le sionisme comme un projet explicitement colonial. « L’ignorance est une force », effectivement.

Kornbluth a décrit la contre-manifestation israélienne comme ayant lieu « en soutien de nos étudiants israéliens et juifs » (notez le pronom !), effaçant encore une fois les étudiants juifs anti-sionistes qui soutiennent la justice pour les Palestiniens à égalité avec les juifs. Cette occurence de novlangue échoue aussi à reconnaître l’interférence directe, et inhabituelle, d’un gouvernement étranger dans les affaires du MIT, le consulat israélien à Boston étant co-sponsor d’une contre-manifestation sioniste sur les marches de l’entrée principale du MIT. C’est ce même gouvernement dont le Premier ministre, Benyamin Netanyahu, a comparé les étudiants du campement avec les étudiants nazis des universités allemandes dans les années 1930. Pendant ce temps, les cris pour la libération pro-palestinienne que scandent les étudiants « juifs pour le cessez-le-feu » continuent à défier la fausse binarité « pro-Palestine » versus « pro-Israël » du discours de l’administration du MIT sur les manifestations — une binarité qui conduit aux équations injustes assimilant pro-Palestine avec anti-Israël, avec pro-Hamas et même     avec néo-Nazis. C’est encore une autre manifestation du racisme anti-palestinien qui est masquée par cette langue de bois.

Mais il y a encore plus de novlangue orwellien chez Kornbluth. Elle qualifie la collaboration du MIT avec Israël de «  vibrante », alors même que celle-ci viole les propres principes « de feux rouges » du MIT, prévus pour arrêter les projets qui violeraient les droits humains. Ces « feux rouges » sont basés sur les mêmes « valeurs cruciales » qui ont conduit le MIT à mettre fin au fait que des membres individuels du MIT acceptaient des cadeaux du trafiquant sexuel condamné Jeffrey Epstein ; l’administration du MIT a demandé aux membres du personnel enseignant impliqués avec Epstein de s’excuser publiquement ou de démissionner. Le MIT a aussi cessé toute collaboration avec la Russie immédiatement après le début de la guerre contre l’Ukraine. Où sont les « feux rouges » pour arrêter la complicité du MIT dans le massacre de dizaines de milliers de Palestiniens par l’armée israélienne ? Dans un autre retournement orwellien de plus, Kornbluth en appelle à la « liberté académique » pour éclipser les droits humains et autoriser la complicité du MIT avec le génocide.

Le personnel est politique et ce n’est nulle part plus évident que dans nos institutions universitaires. Le 1er avril é024, j’ai été étonné d’apprendre, dans un rapport de police, que l’Alliance MIT-Israel (MITIA), une organisation affirmant être victime de la peur causée par les militants étudiants prétendument antisémites, avait, en fait, appelé à une surveillance physique de ceux qui protestent contre la guerre à Gaza. Dans un perturbant retournement de novlangue, un étudiant qui été été pris en train de me photographier a dit à la sécurité du MIT que les individus ciblés par MITIA étaient « perturbateurs » et « conflictuels ». Pourtant, les seules occurrences où je me suis senti en danger lors des rassemblements anti-génocide au MIT ont été quand les contre-manifestants sionistes ont physiquement ou verbalement attaqué les manifestants. Et en ce jour d’avril, ce sont les actions mêmes de cet étudiant, qui me photographiait clandestinement, avant de fuir, qui ont perturbé ma tranquillité d’esprit et m’ont incité à rapporter l’incident aux services de sécurité du MIT .

Cet incident fait partie d’un schéma plus vaste de surveillance et de répression. Le traitement différentiel par l’administration du MIT, hésitant à gérer de tels affronts tout en suspendant ou en expulsant avec célérité des groupes d’étudiants pro-palestiniens, est profondément inquiétant — particulièrement quand la raison donnée est le besoin de protéger les membres de la communauté qui se sentent « en danger ».

En tant que linguiste né à Haïti, j’ai consacré ma carrière.à utiliser le langage et la linguistique comme outil pour la décolonisation et la libération. Mon séminaire prévu pour l’automne 2024, comme beaucoup de mes cours antérieurs tels que « Les vies noires comptent », « Langage créole et identités caribéennes » et « Linguistique et justice sociale : langage, éducation et droits humains », est l’incarnation des slogans maintenant familiers, même s’ils sont quelque peu hypocrites, du MIT — « Pour un monde meilleur avec l’esprit, la main et le coeur — #BetterWorld with #MindHandHeart ».

Ce séminaire, pour lequel j’ai déjà reçu une subvention du programme EspritMainCoeur du MIT afin d’inviter des experts dans des champs adjacents aux miens, explorera les dimensions linguistiques de la recherche de la vérité et de la construction nationale de Haïti à la Palestine — de l’exceptionnalisme créole à l’exception palestinienne. Cependant, ma proposition pour ce séminaire a été accueilli par la résistance de mes collègues du département de linguistique au MIT — basée sur des « inquiétudes » : cela « conviendra-t-il ou non à notre curriculum ? », ai-je ou non l’expertise nécessaire pour planifier ce séminaire — même si j’ai déjà invité des auteurs de livres qui peuvent nous aider à naviguer dans de nouveaux contenus de leurs champs respectifs d’expertise quand c’est nécessaire. Mes collègues ont même fait appel à une clause dans le « Rapport du MIT sur la libre expression » qui limite la « liberté académique » dans le cas où un membre de la Faculté voudrait enseigner en dehors de son champ d’expertise — par exemple, le « Chinois pour débutants » dans un cours de calcul différentiel et intégral avancé. Pourtant l’objectif même des séminaires de recherche au département de linguistique du MIT est d’étendre la connaissance sur le langage en appliquant des connaissances déjà acquises à de nouveaux domaines empiriques —dans le cas de mon séminaire, de l’exceptionnalisme créole en Haïti à l’exception palestinienne et au novlangue orwellien des discours sur la guerre à Gaza. Mes collègues de linguistique du MIT ont entamé une procédure sans précédent d’examen pour cette proposition de cours, contrastant crûment avec l’approbation rapide de cours précédents sur une variété de sujets, enseignés par des professeurs juniors, seniors et même invités.

L’examen en cours de mon séminaire semble moins porter sur « le fait d’être approprié au curriculum » et sur mon « expertise » que tenter de taire des analyses qui pourraient être perçues comme une menace pour le statu quo. Ce soupçon est renforcé par le fait que la Société de linguistique des États-Unis (Linguistic Society of America, LSA) même, dont la mission est « l’avancement de la connaissance [linguistique] et l’amélioration de la société », a rejeté ma proposition d’une déclaration sur les distorsions linguistiques concernant la guerre à Gaza.

Les problèmes actuels ne sont pas seulement une mauvaise représentation orwellienne des manifestations pour Gaza et des contre-manifestations au MIT ou la censure d’un séminaire avancé d’un professeur. Ces stratégies de répression illustrent une bataille critique autour de la vérité, de la liberté d’expression, de la liberté académique et même de la démocratie, au milieu de pressions politiques cherchant à façonner l’université, non en un creuset de pensée critique, diverse et éthique, mais en une chambre d’écho au service de l’hégémonie. En ce qui concerne le champ de bataille linguistique, nous avons maintenant perçu la façon dont l’utilisation du langage, son interprétation et sa traduction sont des armes puissantes pour créer du brouillard autour de la guerre à Gaza. La lumière de la la vérité, cependant, émerge quand le langage est soigneusement analysé et sa manipulation exposée. En démythifiant le langage orwellien, le novlangue et la langue de bois comme des armes pour le gaslighting et la déshumanisation, nous pouvons nous rapprocher d’un monde dans lequel la paix et la liberté prévaudront pour tous — de Gaza au MIT à Haïti.

Michel DeGraff

Michel DeGraff est professeur au Massachusetts Institute of Technology, co-fondateur et co-directeur de l’Initiative MIT-Haiti, et membre fondateur de l’Académie du créole haïtien


[1] Retsef Levi, professeur au MIT et membre de l’Alliance MIT Israël (MITIA).