Le commerce avec des entités illégales est-il conforme au droit européen ?

Entretien avec Eric Pichet, professeur à Kedge Business School et Ghislain Poissonnier, magistrat.

Recueil Dalloz 2021, p. 1072.

Le tribunal de l’Union européenne (TUE) a rendu le 12 mai 2021 une décision inédite (Moerenhout et a. c/ Commission, aff. T-789/19), annulant une décision de la Commission européenne ayant refusé d’enregistrer une initiative citoyenne européenne demandant à la Commission d’initier une législation pour empêcher le commerce entre l’UE et les colonies illégales dans les territoires occupés.

Dans quel cadre procédural cette décision a-t-elle été rendue ?

Après des années de tergiversations, la Commission européenne a adopté en 2015 une « Communication interprétative » invitant les États membres de l’UE à prévoir dans leur législation un étiquetage spécifique pour les produits issus des colonies israéliennes vendus sur le marché européen (JO 2015, C 375, p. 4). La Cour de justice de l’Union européenne, saisie à titre préjudiciel par le Conseil d’État, l’a d’ailleurs validé le 12 novembre 2019 (aff. C-363/18, D. 2019. 2183 ; RTD eur. 2020. 685, obs. I. Bosse-Platière ; RD rur. 2020. Comm. 59, obs. E. Pichet et G. Poissonnier). En écho aux demandes d’interdiction pure et simple de l’importation des produits des colonies, par des rapporteurs onusiens et certaines Organisations non gouvernementales (ONG) internationales mais également israéliennes et palestiniennes opposées à la colonisation, sept citoyens de l’UE ont donc demandé à la Commission européenne en juillet 2019 de prendre des mesures beaucoup plus contraignantes dans le cadre d’une initiative intitulée « Assurer la conformité de la politique commerciale commune avec les traités de l’Union européenne ainsi que le respect du droit international ». L’initiative exigeait de la Commission un acte juridique non seulement identifiant l’origine des produits mais prohibant purement et simplement le commerce entre l’UE et les colonies illégales dans les territoires occupés. Rappelons qu’en vertu du règlement UE 211/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 16 février 2011, des initiatives citoyennes européennes peuvent être déposées et enregistrées à la Commission qui doit y répondre. Confrontés au refus de la Commission, en septembre 2019, d’enregistrer cette initiative, les requérants ont alors saisi le tribunal de l’UE d’une demande d’annulation de la réponse de la Commission. Le tribunal leur a donc donné raison, estimant que le refus d’enregistrer leur initiative de citoyens européens les privait de leur droit fondamental à provoquer un débat au sein des institutions européennes sur le commerce avec les territoires occupés. La Commission est désormais contrainte d’enregistrer leur initiative et de prendre ses responsabilités.

Quelle a été la motivation du tribunal de l’UE ?

Le tribunal a constaté que la motivation, sommaire, de la Commission ne permettait tout simplement pas la participation des citoyens à la vie démocratique qui est au cœur du règlement de 2011. Cet objectif ne peut être poursuivi que si les citoyens peuvent connaître les raisons ayant présidé au refus d’enregistrer leur initiative et peuvent utilement contester ce refus. En effet, la Commission n’a pas motivé sa compétence négative, c’est-à-dire en quoi l’interdiction du commerce avec des entités illégales relevait du domaine exclusif de la politique extérieure et de sécurité commune (PESC) réservé au Conseil européen (art. 215 TFUE), et non, comme l’affirmaient les requérants, de la politique commerciale commune (PCC) relevant du ressort de la Commission (art. 207 TFUE).

Quel est l’enjeu de cette procédure ?

L’UE s’est engagée « au strict respect et au développement du droit international » (art. 3, § 5, TFUE). Or le droit international commande de ne pas commercer avec des entités qui sont illégales, car cela encourage le développement desdites entités. C’est pourquoi l’UE interdit le commerce avec la Crimée, sous contrôle russe, au motif de l’illégalité de son détachement de l’Ukraine. Au nom du principe d’égalité et de la cohérence de sa politique, elle ne peut en toute logique pas autoriser le commerce avec des produits issus des colonies israéliennes de Cisjordanie ou des entreprises marocaines au Sahara occidental. Rappelons que la Cour internationale de justice a, en outre, indiqué qu’il était du devoir des États de ne pas reconnaître et de ne pas encourager les colonies illégales de Cisjordanie (CIJ, avis, 9 juill. 2004, Rec. CIJ 2004. 136). Quand certains États membres ont voulu arrêter le commerce avec les colonies illégales, la Commission a affirmé que le commerce relevait de sa compétence exclusive et lorsque l’Irlande a envisagé d’adopter une législation nationale interdisant tout commerce avec ces entités illégales, la Commission l’a même menacé de poursuites. En refusant de prendre elle-même des sanctions pour faire cesser le commerce avec les colonies illégales, la Commission est en contradiction non seulement avec le droit international mais également avec ce qu’elle affirme être de sa compétence. Une clarification est donc nécessaire, avec en filigrane un test des autorités européennes sur leur capacité, au-delà des discours, à vraiment œuvrer au respect du droit international.