L’Allemagne doit faire face à ses problèmes à propos d’Israël et du passé. Réduire au silence une autrice palestinienne n’y aidera pas

L’annulation par la foire au livres de Francfort de la cérémonie de remise de prix à Adania Shibli montre le risque qu’il y a à imposer une seul récit sur notre espace culturel.

Il y a plus de dix ans, dans un bar bondé de Tel Aviv, mon amie et moi nous sommes retrouvés en train de parler à un groupe de touristes allemands. A l’époque, le monde observait le déroulement de l’opération israélienne de 2012 sur Gaza. « La plupart des Palestiniens sont des terroristes », expliquait l’un des Allemands à mon amie, Juive israélienne qui s’opposait à l’attaque. Et : « Ne pas soutenir les FDI, c’est trahir notre héritage ». Un Allemand, dont la famille est, comme ma propre famille allemande, impliquée dans des atrocités historiques, faisant la leçon à une Israélienne sur quelle leçon morale ou politique elle peut ou non tirer de cette histoire même, était un spectacle grotesque à observer.

Dans la société allemande d’aujourd’hui, cependant, ce genre de position semble normalisé. Le soutien à Israël est considéré comme un prérequis pour la construction d’une nouvelle identité germanique collective. Tandis qu’un degré de sensibilité envers Israël semble compréhensible, étant donnée l’histoire antisémite brutale de l’Allemagne, la question est devenue toujours plus problématique ces dernières années. Les Palestiniens, les artistes et conservateurs du dit Sud global et les Israéliens de gauche sont régulièrement réprimandés, renvoyés ou annulés pour leurs opinions sur la politique israélienne jugées indigestes. La semaine dernière, la co-dirigeante du parti Social-démocrate, Saskia Esken, a même annulé un meeting avec Bernie Sanders à cause de sa position sur la guerre continue Israël-Hamas. Sanders a perdu de nombreux membres de sa famille dans l’Holocauste.

Le cas d’Adania Shibli est l’exemple le plus récent, et peut-être le plus grave, de ce genre d’absurdités. Le roman de Shibli Détail Mineur raconte la véritable histoire du viol suivi du meurtre en 1949 d’une jeune Bédouine palestinienne par un soldat israélien. Publié en 1920 par Fitzcarraldo et sélectionné pour le prix International du Livre [Booker Prize], le livre a remporté le prix allemand 2023 du LiBeraturpreis, réservé aux femmes écrivaines d’Afrique, d’Asie, d’Amérique Latine et du monde Arabe. Mais en conséquence des événements en Israël, il a été décidé par les organisateurs qu’une cérémonie prévue le 20 octobre pour honorer Shibli à la foire du livre de Francfort serait reportée.

J’ai lu Minor Detail à la fois en anglais et dans sa version allemande, qui a été publiée en 2022. Le livre est un récit indiscutable de ce à quoi les Palestiniens et les historiens font référence comme la Nakba – les atrocités commises par les Israéliens dans la Palestine historique au cours de la création de l’État d’Israël. Entre le récit à la troisième personne de l’officier israélien peiné responsable de l’action et le récit ultérieur à la première personne d’un Palestinien insomniaque de Ramallah aujourd’hui, l’histoire passe d’un point de vue à l’autre. Dans le deuxième, Shibli raconte ce qui semble approcher sa propre expérience : la difficulté à essayer de faire des recherches pour un récit historique du point de vue de la victime dans l’Israël contemporain. Dans le roman, son projet l’amène à s’embarquer dans un voyage risqué vers un site au sud du pays, au-delà des frontières autorisées par sa carte d’identité palestinienne.

Il y a, sans aucun doute, un rapport entre l’annulation de la cérémonie de remise du prix de Shibli et la sensibilité allemande. L’été dernier, le journaliste Ulrich Noller a quitté le jury du prix pour protester contre le livre. Selon Noller, le roman « est au service de récits anti-israéliens et antisémites ». Quelques jours avant l’annonce, le journaliste Carsten Otte dans un article pour le journal de gauche Taz, a écrit que le ton empathique du roman « occulte un problème de fond : dans ce court roman, tous les Israéliens sont des violeurs et des meurtriers anonymes ». A la suite des meurtres de masse perpétrés par les terroristes du Hamas, conclut-il, remettre le prix à Shibli serait « difficilement supportable ».

De mon point de vue, ces interprétations sont non seulement effrontément réductrices, mais aussi politiquement autodestructrices et essentiellement xénophobes. Avant tout, elles reposent sur une incompréhension fondamentale du rôle de la littérature, qui n’a jamais été de donner un récit équilibré des événements historiques ni de satisfaire les exigences d’un devoir imposé de type Wikipedia. Dans l’exploration de la subjectivité elle même, au-delà des frontières de l’ethnicité, de la mémoire et même de l’objectivité, le grand potentiel de la littérature est de mettre en lumière des récits inédits et d’ouvrir de nouvelles voies de réflexion sur le monde.

C’est comme si les critiques allemands de Shibli se nichaient dans une douillette couverture de fantaisie historique : ils s’accrochent à une vision de la création d’Israël comme à une immaculée conception, qui a été réfutée par tout historien sérieux – israélien ou palestinien – qu’on peut consulter à ce sujet. Ils semblent aussi implicitement suggérer que la création d’Israël constitue une négation des crimes historiques de leurs aïeux. En tant qu’Allemand, je peux me rattacher à cette illusion. Et pourtant, cela n’efface pas la violence historique – ni ne rend les récits littéraires à ce sujet du tout moins valables.

Qui plus est, cela ne semble pas déranger les critiques de Shibli que leur critique soit en parfaite concordance avec la façon de penser de certains des ethno-nationalistes d’extrême droite actuellement au pouvoir en Israël : des gens qui, soit minimisent la Nakba, soit nient qu’elle ait jamais eu lieu. En réalité, je doute qu’ils aient jamais compris le terrain sur lequel ils vivent, un terrain où la voix des Palestiniens est plus souvent perçue comme une irritation que comme un enrichissement du discours. Dans leur manque d’empathie, ces critiques défendent une approche sans repères, ce qui réduit toute tolérance à plus d’une seule perspective.

Selon l’annonce de LitProm, organisateurs de la cérémonie, elle a été reportée « en accord » avec l’autrice. Cell-ci a ensuite précisé que la décision a été prise sans son accord. Sa déclaration a dit qu’elle se serait servi de la cérémonie pour réfléchir au rôle de la littérature en ces temps difficiles. C’est ce qui fait tellement rager dans cette décision de la foire aux livres. C’est précisément parce que l’Allemagne a été si lente à fournir une tribune aux voix des Israéliens et des Palestiniens que les discussions sur ce sujet en Allemagne paraissent souvent si réductrices. An tant qu’Allemands, nous ne pouvons nous permettre de renoncer à un discours pluraliste.

Une lettre ouverte signée par plus de 350 auteurs, dont les lauréates du Nobel de Littérature Annie Ernaux et Olga Tokarczuk, ont réprimandé les organisateurs de la foire aux livres pour avoir fait taire les voix des Palestiniens. « C’est de leur responsabilité de créer des espaces où les écrivains palestiniens puissent partager leur pensées, leurs sentiments et leurs réflexions », ont-ils écrit.

Si l’affaire d’Adania Shibli nous dit une seule chose, c’est que l’ignorance performative et l’évitement sur la question d’Israël-Palestine ne nous aidera pas à contourner indéfiniment les questions difficiles sur nos propres histoires familiales. Cela ne nous aidera pas non plus à empêcher l’antisémitisme actuel. C’était vrai avant le massacre haineux de civils israéliens par le Hamas le 7 octobre. C’était également vrai avant que l’actuel gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël n’arrive au pouvoir. Si l’Allemagne continue de refuser de s’engager avec les voix et israéliennes et palestiniennes dans sa société, elle pourrait bientôt se retrouver dans une perte de pertinence culturelle et une intolérance politique. Le scandale de la foire aux livres devrait servir d’avertissement urgent.

Hanno Hauenstein est un journaliste et auteur qui vit à Berlin.