La littérature affranchit Nasser Abu Srour, séquestré palestinien

Né en 1969 dans un camp près de Bethléem, le Palestinien Nasser Abu Srour est incarcéré à perpétuité en Israël depuis 1993, accusé du meurtre d’un officier des services de renseignement lors de la première Intifada. Il tire un texte éblouissant de sa nuit carcérale.

Nasser Abu Srour est un enfant de ce que l’on a appelé « la génération des pierres », celle de la première Intifada (1987-1993), où entre deux manifestations contre l’occupation israélienne, les jeunes gens lisaient les poètes, Nâzım Hikmet ou l’Égyptien Amal Dunqul, s’informaient sur le Che et sur Võ Nguyên Giáp, et dansaient « autour du feu avec les derniers Indiens d’Amérique ».

Un matin de janvier 1993, il est réveillé par le froid de l’acier d’un canon de fusil qui s’écrase contre son front. Au centre d’interrogatoire où il est conduit sous une pluie de coups, on lui extorque des aveux sous la torture. Il sera condamné à la prison à perpétuité. Quand son éditrice américaine demandera à consulter son dossier, on lui répondra qu’il a disparu.

Il a fallu bien des subterfuges aux proches de Nasser Abu Srour pour faire sortir son manuscrit de la cellule 23 de la prison de Hadarim, dans laquelle il se trouvait quand il l’a achevé. Les conditions de détention des prisonniers palestiniens dans les geôles israéliennes sont extrêmement dures et n’ont fait qu’empirer, comme en témoignait en août 2024 un rapport de l’ONG israélienne B’Tselem, qui parle désormais d’un réseau de camps de torture. Ce rapport s’intitule « Welcome to Hell », car c’est avec ces mots qu’un soldat a accueilli des détenus qui arrivaient à la prison de Megiddo. 

Alors même qu’il s’est frayé un chemin hors de l’un des cercles de l’enfer, le livre de Nasser Abu Srour, à la différence de beaucoup de récits de prison, ne s’attarde pas sur les tortures, humiliantes fouilles au corps, ou autres mauvais traitements qu’il a subis de façon quasi routinière ou au moment de l’une de ses grèves de la faim.

Sans doute les mots sont-ils difficiles quand ils doivent dire la honte de n’être plus qu’un corps brisé qui empeste la sueur et les excréments. Ce qu’on trouve dans ces pages relève plutôt à la fois du témoignage historique, de l’analyse politique, de la réflexion philosophique, de la méditation métaphysique et de la poésie qui infuse toute l’écriture et lui confère une véritable splendeur.

D’une certaine manière, Nasser Abu Srour n’a connu que l’enfermement. Il est venu au monde « au temps de l’impuissance et de la collusion, dans une famille marginale habitant un lieu marginal peuplé de gens marginaux » : le camp de réfugiés d’Aida, séparé de Bethléem par un mur d’enceinte qu’adolescent curieux il avait fini par sauter.

Avec la première Intifada, les déplacés, débarrassés de leur marginalité, prennent le devant de la scène. Le camp construit son théâtre : « Nous étions des dieux menteurs qui croyions à nos mensonges. Nous croyions que la Palestine était encore possible, même si la route était longue… nous croyions que la liberté était réalisable. » La suite ne sera que désillusions et souffrances.

Cet exil définitif

Nasser Abu Srour passe d’abord quelques mois à l’isolement dans le sous-sol de la prison de Ramleh. Il y a appris que « l’étroit peut être vaste, que planer est formidable ». Survivre en prison, survivre à la prison, à cet exil définitif, c’est savoir planer au-dessus de ce bas monde, en invoquant qui Trotski, qui le Dieu du Coran. Les lieux de détention vont se succéder.

À chaque fois, il lui faut quitter ses compagnons de captivité et son mur, et s’engouffrer, pieds et mains enchaînés, dans le ventre d’un monstre de fer, la bosta, ce fourgon percé de trous où sont entassés des prisonniers ignorants du sort qui leur est réservé.

À Ashkelon, dans un vieux bâtiment imprégné de l’odeur de la mer, il apprend le rituel des visites : trois quarts d’heure pendant lesquels les défenses tombent, pendant lesquels il faut mentir, croire aux mensonges des siens, dire que tout va bien, et se contenter, en guise d’étreinte, d’agripper du bout de ses doigts d’autres bouts de doigts, à travers la grille qui, dans le parloir, sépare le prisonnier de sa mère et de son père, de sa sœur, de son petit frère : « Trois quarts d’heure où vous chutez de votre mur sans vous souciez du sol sur lequel vos os se fracassent. »

À l’intérieur des prisons, les détenus suivent les événements politiques et assistent, impuissants, à la mort lente de leur révolution, au sursaut de la deuxième Intifada, puis au printemps arabe, balbutiant et trébuchant, et au « tourbillon de violence et de chaos » qui lui a succédé.

Ne lui restent que la poussière du désert qui envahit les poumons, les aboiements incessants des chiens et la surface du mur.

Nasser Abu Srour est encore à Ashkelon quand s’amorce le processus de ce qu’on a appelé les accords d’Oslo, quand « les leaders palestiniens surprirent le monde entier avec un copieux menu secrètement concocté en Europe dans les restaurants étoilés du guide Michelin ». Les opinions se divisent entre ceux qui veulent encore croire au « narrateur en chef », c’est-à-dire Yasser Arafat, et d’autres qui à la légende de la terre avaient préféré le « récit des cieux » et s’accrochaient à leur mur divin. 

Au milieu des dangers et de la peur, Nasser Abu Srour avait ressenti le besoin d’un dieu plus clément, plus familier, compagnon magnanime qui soit toujours à ses côtés et devant qui il pourrait laisser tomber tous ses masques. Cependant, quand il est transféré dans la prison de Nafha, un centre de haute sécurité situé dans le désert du Néguev, et dont les conditions de détention sont particulièrement dures, il ne trouve plus son dieu.

Ne lui restent que la poussière du désert qui envahit les poumons, les aboiements incessants des chiens et la surface du mur. C’est comme s’il revenait à la période d’avant l’islam où les Bédouins du désert, femmes et hommes, étaient de si grands poètes. Et lui aussi, sur les courbes de son mur, va suspendre ses poèmes d’amour et de guerre. 

La douleur parfois est insupportable : celle qu’il ressent quand, lors d’une de ses rares visites, sa mère lui apprend la mort de son père. « Je tombai évanoui. Le soir, quand je me réveillai sur mon lit, je vis mes doigts qui saignaient d’avoir frappé la grille me séparant, moi qui pleurais mon père, de ma mère qui pleurait l’homme qu’elle aimait. »

Nous pouvons endurer toute forme de douleurs, si nous nous résignons à leur présence et que nous cessons d’attendre et de nous focaliser sur elles.

Nasser Abu Srour

Plus tard, l’État occupant décidera d’interdire les visites de sa mère. Mais il refuse de se laisser enchaîner par la douleur. Il apprend, non à la nier, mais à se réconcilier avec elle. C’est ainsi qu’il peut être sa liberté : « Nous pouvons endurer toute forme de douleurs, si nous nous résignons à leur présence et que nous cessons d’attendre et de nous focaliser sur elles. » On pense ici aux plus belles pages de la philosophie stoïcienne. Nasser Abu Srour se réfère, lui, à Kierkegaard et au penseur mystique du VIIIe siècle Imam Ja’far al-Sadiq qui écrit : « Un homme libre l’est en toutes circonstances. »

Il faut aussi faire taire l’espoir, en particulier l’espoir de la libération quand son nom n’apparaît jamais sur les listes de prisonniers libérables : « Mon rocher était toujours au pied de la montagne. Reprends ce roc, Sisyphe. » L’amour sera l’ultime menace. Il s’incarne en la personne de Nanna, une jeune avocate italo-palestinienne qui lui rend visite une première fois un jour de printemps, en 2014. La passion s’empare d’eux, alors qu’ils sont assis de part et d’autre d’une vitre qui a remplacé la grille des premières prisons.

Comme dans la légende bédouine de Majnûn et Leïla, cet amour, vécu dans les rêves, les fantasmes et un échange fébrile de lettres, est à la fois absolu et impossible. À l’exaltation première succèdent la douleur et les larmes : « Mon corps m’était revenu, et avec lui les chaînes et le fer. »

De part et d’autre la souffrance devient trop forte : « Tu ne me suffis pas », lui dit un jour Nanna. Nasser veut alors retrouver son mur et avec lui sa liberté : pour cela il doit renoncer à Nanna alors qu’il n’a jamais cessé de l’aimer : « En prison je suis le maître de chaque chose. Je suis le témoin de ma cause perdue. Je suis privé de ma liberté et je suis ma liberté. » Comme jadis Kierkegaard, Nasser Abu Srour reste attaché à l’amour tout en renonçant à son objet.

Force rare

Ce livre dont l’écriture éblouissante est parfaitement restituée par la très belle traduction de Stéphanie Dujols, ce récit d’un emmuré est d’une force rare. Il dit le plus profond, le rêve, le désir, mais aussi la volonté obstinée de rester humain dans les circonstances les plus extrêmes.

En disant adieu au monde, Nasser Abu Srour en construit un autre et le déploie devant nous. Que faire maintenant pour que ce monde commun et ordinaire dans lequel nous nous débattons puisse enfin l’accueillir et que tombent enfin les murs ?

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Nasser Abu Srour, Je suis ma liberté. Traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols (Gallimard,304 p., 22,50 euros)

Sonia Dayan-Herzbrun (En attendant Nadeau)