La justice française se penche sur un crime de guerre à Gaza

A la suite d’une plainte pour « complicité de crime de guerre » et « homicide involontaire » visant une société française ayant livré une pièce servant à fabriquer un missile israélien qui a….

A la suite d’une plainte pour « complicité de crime de guerre » et « homicide involontaire » visant une société française ayant livré une pièce servant à fabriquer un missile israélien qui a tué des enfants en 2014, une juge d’instruction a auditionné les parents des victimes venus de Gaza.

Le 17 juillet 2014, en pleine guerre de Gaza, une courte trêve vient soulager les habitants soumis au feu intense de l’armée israélienne. Celle-ci vise le mouvement islamiste palestinien Hamas dans le cadre de l’opération « Bordure protectrice », qui a causé la mort de 1 462 civils, dont 551 enfants, et 11 000 blessés côté palestinien et 6 morts, dont un enfant, côté israélien. Trois des enfants de Wissam et Kefah Shuheibar en profitent pour sortir à l’air libre et jouer avec deux de leurs cousins sur le toit de l’immeuble qu’ils habitent dans le quartier de Sabra, à Gaza-ville, peu avant la rupture du jeûne de ramadan.

« C’était le huitième jour de la guerre, mais tout était tranquille à ce moment-là. Nous ne sommes pas dans une zone militaire, raconte Wissam Shuheibar, 47 ans, policier en disponibilité de l’Autorité palestinienne. Quand le missile est tombé sur le toit, j’étais dans la pièce juste au-dessous. L’explosion n’a pas fait un bruit énorme de là où je me trouvais. J’ai ouvert la fenêtre pour comprendre ce qui se passait et j’ai vu tous les voisins regarder dans la direction de ma terrasse. » Son immeuble a été le seul de son quartier frappé pendant la guerre de l’été 2014.

Malgré le risque d’une seconde frappe, il se précipite sur le toit. « Là, j’ai vu une mare de sang, le réservoir d’eau fuyait de partout et se mélangeait au sang des enfants. La bombe n’avait pas creusé un grand trou, mais les murs étaient criblés de milliers de petits éclats de métal. Ma fille me montrait ses mains déchiquetées en disant : « Papa, j’ai mal. » Je l’ai prise dans mes bras pour la transporter jusqu’à l’ambulance qui est venue. Elle est morte en route », raconte Wissam Shuheibar, toujours affecté près de dix ans plus tard.

« On n’a toujours pas compris la raison de ce tir »

Deux autres enfants meurent: Wassim, 9 ans, et Jihad, 10 ans, qui sont les fils du frère de Wissam, Issam Shuheibar, 45 ans. Comme la petite Afnan, 8 ans, ils sont criblés de shrapnels. Le missile, tiré par un drone, est aussi meurtrier que précis : les éclats ne dépassent pas une zone de deux à trois mètres. C’est une arme de précision – potentiellement un missile de type Spike, Mini-Spike, ou Lahat selon les experts – faite pour tuer une cible humaine sans détruire un bâtiment tout entier.

Un fils de Wissam, Oudaï, et un de ses neveux, Bassel, sont grièvement blessés. Le premier, touché au cerveau, a été transporté en Turquie puis en Allemagne afin d’être opéré. Il a gardé d’importantes séquelles mentales. Le second, malgré quatre opérations, a toujours des morceaux de métal dans les bras et les jambes et ne peut porter une charge un tant soit peu lourde. Neuf ans plus tard, les séquelles psychologiques affectent toute la famille.

« On n’a toujours pas compris la raison de ce tir, s’exclame Wissam Shuheibar, rencontré en juillet à Paris au cabinet de l’avocat Joseph Breham. Il ne se passait rien à ce moment-là. Des gens étaient même dans la rue. Les enfants voulaient seulement donner à manger à nos pigeons sur le toit. Dix minutes plus tard, trois d’entre eux, dont ma fille unique, étaient morts déchiquetés. Nous avons essayé d’obtenir justice en Israël,  mais toutes nos plaintes ont été rejetées. »

En 2016, Wissam Shuheibar et sa femme, Kefah, avaient déposé une plainte en France pour « homicide involontaire » et « complicité de crime de guerre » par le truchement de Me Breham. Après un classement sans suite par le parquet, une nouvelle plainte avec constitution de partie civile a été déposée, entraînant l’ouverture d’une information judiciaire et la nomination d’un juge d’instruction. Le 18 juillet 2023, le couple a été entendu pour la première fois par la juge Carole Vujasinovic, vice-présidente chargée de l’instruction au tribunal judiciaire de Paris. Cela a aussi été le cas d’Issam Shuheibar, père des deux garçons morts.

« Une indifférence coupable à la vie »

De Gaza au tribunal judiciaire de Paris, qu’est-ce qui relie le drame des Shuheibar et la justice française ? C’est un petit objet retrouvé après coup sur le toit de la famille gazaouie portant la mention « Eurofarad Paris France ». Photographiée par une journaliste française, Anne Paquier, identifiée par des experts en armement, la pièce se révèle être un capteur de position entrant dans la fabrication du missile qui a touché les enfants sur le toit. Des pièces similaires ont été retrouvées dans la ville de Rafah et le camp de Jabaliya à la même période.

Des experts identifient rapidement le fabricant du capteur de position, une société française nommée Eurofarad, rachetée en 2015 par Exxelia Group, devenu ensuite Exxelia Technologies, sans que la marque Eurofarad disparaisse. Exxelia, qui fabrique des composants de toutes sortes, exporte ses produits vers Israël par l’intermédiaire du revendeur israélien Relcom, qui compte parmi ses clients Elbit System, IAI, le ministère de la défense israélien et la société Rafael, qui fabriquent tous des missiles.

La plainte se fonde juridiquement sur la responsabilité d’Exxelia Technologies dans l’infraction d’homicide involontaire « par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité », ainsi que sur la compétence universelle de la justice française en matière de crimes de guerre, dont font partie les attaques délibérées contre les civils. Le bombardement de la famille Shuheibar a été documenté par la commission d’enquête des Nations unies, qui ne fait état d’aucune cible militaire dans l’environnement direct des Shuheibar. « En l’espèce, il est reproché à l’entreprise Exxelia Technologies (anciennement Eurofarad), de s’être rendue coupable de complicité, par la fourniture de moyens, de crimes de guerre commis à l’encontre de la famille Shuheibar », est-il écrit dans la plainte.

La plainte estime que la « faute » commise par la société Eurofarad est caractérisée par le fait que des violations du droit international et des crimes de guerre ont été documentés et largement publicisés à la suite de l’opération « Plomb durci » de l’armée israélienne contre Gaza en décembre 2008 et janvier 2009, notamment l’utilisation de missiles contre des civils. « Il semble incontestable que la société Exxelia Technologies aurait fait preuve d’une indifférence coupable à la vie », souligne la plainte. Elle poursuit : « En ne mettant pas en place un processus interne de nature à limiter les risques, la société Exxelia Technologies a commis une faute de négligence à engager sa responsabilité pénale. » Enfin, « il n’est pas nécessaire que le complice ait lui-même partagé les mobiles de l’auteur », souligne Me Joseph Breham. « En matière de crime de guerre, il suffit que le complice ait connu la réalisation possible de crimes de guerre. »

Aucun doute permis sur l’utilisation

Une information judiciaire est ouverte début 2018. A la réception de la plainte, la société Eurofarad tombe des nues et se contente, dans un premier temps, de répondre que, son exportation ayant reçu le feu vert des autorités françaises, tout était donc en règle. Outre les délais déjà lents de la justice, la plainte connaît un sort tortueux. Les investigations, ralenties par la période de Covid-19, se sont révélées longues et fastidieuses; elles ont donné lieu à une bataille d’expertise, notamment sur le possible caractère dual (militaire et civil) de la technologie du capteur de position, qui sert à guider les ailettes des missiles. En cas de vente des capteurs à titre civil, Exxelia Technologies aurait été exonéré de toute responsabilité.

L’enquête a établi que le capteur de position a été importé par un département spécifique d’Israel Aircraft Industries (IAI) appelé « MBT Missiles Division ». Un procès-verbal de synthèse partielle rédigé par un officier de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine à Paris (OCLCH), le 20 juillet 2022, précise : « Nous rappelons in fine que ces autorisations de l’Etat n’exonèrent pas l’auteur de ses responsabilités. »

Le procès-verbal conclut qu’Eurofarad avait toujours eu connaissance de l’utilisation de ces capteurs et qu’aucun doute n’était permis sur leur utilisation à des fins militaires, d’autant qu’Amnesty International avait mentionné dès 2009, après « les liens avec la France » des fabricants d’armes israéliens ayant conçu les missiles qui ont visé des civils pendant l’opération « Plomb durci » de décembre 2008 et janvier 2009.

Le procès-verbal établit également qu’Eurofarad n’a fait que changer de nom pour devenir Exxelia. Le procès-verbal se termine en recommandant l’audition des victimes, celle de responsables techniques et des ventes d’Eurofarad ainsi que la saisie des différents capteurs potentiométriques évoqués par les experts afin d’authentifier le modèle découvert sur le toit de Gaza. Il préconise l’identification et l’audition des personnes physiques contre lesquelles des poursuites pourraient être engagées, ainsi que des représentants actuels de la personne morale, à savoir Exxelia.

Quelle responsabilité ?

Interrogée par Le Monde, l’avocate d’Exxelia, Me Valérie Munoz-Pons, se dit sereine : « La première plainte avait donné lieu à une enquête préliminaire classée sans suite par le parquet de Paris pour « infraction insuffisamment caractérisée ». Il n’existe pas, à notre connaissance, de raison de penser que l’issue de la seconde procédure sera différente. Nous coopérons avec la justice dans laquelle nous avons toute confiance. »

Sur la destination des capteurs de position, Marie Evrard, directrice de la communication d’Exxelia, souligne : « Nous vendons des composants passifs à des intermédiaires qui sont rarement le fabricant final. Nous avons toujours strictement respecté les règles et les lois en matière d’exportations, en accord avec notre charte éthique. » Exxelia, qui emploie 2 100 personnes, dont un millier en France, a été racheté par le groupe américain d’électronique et de défense Heico, début 2023.

Engagé aussi dans des plaintes visant la vente par la France de missiles ayant tué des civils au Yémen, Me Breham réclame la « fin de l’impunité » pour les marchands d’armes et l’application du Traité sur le commerce des armes de 2016, qui prévoit l’interdiction des exportations lorsque des clients sont soupçonnés de crimes de guerre ou la révision des autorisations.