Dans un rapport publié jeudi, Human Rights Watch accuse Israël de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dans trois camps de réfugiés palestiniens vidés de leurs habitants depuis janvier. Mediapart s’est entretenu avec l’autrice principale, Nadia Hardman.
Le matin du 27 janvier 2025, Leila E., travailleuse sociale de 54 ans, préparait le déjeuner avec ses enfants et petits-enfants dans le camp de réfugié·es de Tulkarem, dans le nord de la Cisjordanie occupée, quand 25 soldats israéliens ont débarqué chez elle.
« Ils criaient et jetaient des trucs partout… Personne n’a rien expliqué, ils détruisaient la maison, hurlaient et disaient des gros mots. C’était comme dans un film, certains portaient des masques et ils avaient toutes sortes d’armes », rapporte-t-elle. Les soldats les ont sortis de force de chez eux, l’un d’eux leur lançant : « Vous n’avez plus de maison désormais. Vous devez partir. » La fille de Leila, enceinte de quatre mois, a été prise de panique et a fait une fausse couche.
Ce témoignage est l’un des 31 récits recueillis par l’ONG de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW), qui publie jeudi 20 novembre un rapport de 105 pages sur l’expulsion de quelque 32 000 habitant·es de trois camps de réfugié·es du nord de la Cisjordanie : Jénine, Tulkarem et Nour Shams. HRW accuse l’armée israélienne de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Le 21 janvier, deux jours après l’entrée en vigueur de la deuxième trêve à Gaza, Israël a lancé une vaste opération militaire qui a fait au moins 40 morts dans plusieurs camps de réfugié·es de Cisjordanie. Dix mois plus tard, trois camps sont toujours interdits d’accès par l’armée.
Entretien avec Nadia Hardman, autrice principale du rapport, enquêtrice senior au sein de la division des droits des réfugié·es et migrant·es de HRW.
Mediapart : Vous accusez Israël de nettoyage ethnique, crimes de guerre et crimes contre l’humanité à l’égard des habitant·es palestinien·nes des camps de réfugié·es de Jénine, Tulkarem et Nour Shams. Comment en êtes-vous arrivé·es à ces conclusions ?
Nadia Hardman : L’enquête a duré neuf mois, durant lesquels nous avons examiné ce qui s’est passé dans les camps. Les médias ont un peu couvert cette actualité en janvier et février 2025 mais l’attention était surtout tournée, bien sûr, vers Gaza. Pourtant, il s’agit du plus important déplacement de population depuis 1967 en Cisjordanie. C’est énorme.
Nous sommes allé·es deux fois dans les zones où les gens ont été déplacés, à Jénine et Tulkarem. Nous avons interrogé 31 Palestinien·nes. Nous avons regardé les images satellitaires pour visualiser à quoi ressemblent les camps de réfugié·es. Sur les six mois étudiés, nous avons trouvé que 850 bâtiments ont été très largement endommagés ou détruits. L’armée israélienne a envahi les camps avec des hélicoptères Apache, l’infanterie, des bulldozers… Celles et ceux dont les maisons ont été rasées ne pourront pas revenir. Et pour l’instant, il n’est pas certain que les Palestinien·nes de ces trois camps de réfugié·es seront un jour autorisé·es à y retourner.
D’un point de vue juridique, Israël occupe la Cisjordanie. Le droit de la guerre et le droit international interdisent absolument tout déplacement des populations sous occupation – sauf cas exceptionnel. Les autorités israéliennes disent qu’il y a des militants à l’intérieur de ces camps. Mais la simple présence de combattants ou d’armes ne justifie pas le déplacement massif de 32 000 personnes ou plus. Les lois de la guerre sont très claires à ce sujet. Israël doit expliquer, dans chaque cas, pourquoi il n’existe aucune autre solution que de déplacer ces gens. Et il ne l’a pas fait.
Ensuite, si vous souhaitez déplacer des gens, vous devez leur fournir de la nourriture, de l’eau, un abri. Les autorités israéliennes ont juste violemment forcé les habitant·es à fuir. Nous avons documenté des homicides durant ces expulsions. Des gens étaient dans leur maison alors que des bulldozers détruisaient des parties du bâtiment – des scènes terrifiantes. Les habitant·es ont été sommés de partir sans qu’on leur indique où aller ni comment survivre.
L’approche militaire israélienne repose sur une politique de déplacement et d’entrave du droit au retour.
Une fois que l’armée israélienne a pris le contrôle de ces zones, elle les a rasées. Elle a construit de larges routes d’accès à l’intérieur et en dehors des camps. Cela ressemble davantage à des destructions systématiques et intentionnelles, qui vont donc au-delà du simple impératif militaire.
Tous ces éléments combinés nous amènent à conclure qu’il s’agit de crimes de guerre liés au déplacement forcé. Plusieurs mois après la fin supposée de l’opération militaire, alors qu’il n’y a plus de combats, les habitants ne peuvent pas revenir chez eux.
À cela s’ajoute l’intention. Bezalel Smotrich [ministre des finances suprémaciste juif, également gouverneur de facto de la Cisjordanie – ndlr] a explicitement déclaré qu’ils allaient transformer ces camps en « ruines inhabitables ». Le ministre de la défense [Israël Katz – ndlr] a dit que les camps sont vides.
[L’opération] est soutenue par une politique d’État, ce qui nous amène à conclure qu’elle est étendue et systématique : cela constitue donc un crime contre l’humanité. Enfin, parce qu’il s’agit d’actions d’un groupe ethnique qui en déplace un autre par des moyens violents, cela s’apparente à du nettoyage ethnique.
En novembre 2024, vous aviez étudié les déplacements forcés des Palestinien·nes de Gaza. Votre rapport concluait également qu’Israël commettait des crimes de guerre et contre l’humanité. Est-ce qu’on peut pointer des similitudes avec ce qui s’est passé dans les camps de Jénine et Tulkarem ?
Pour chaque camp, le mode opératoire est légèrement différent – mais à chaque fois terrifiant. À Jénine, les gens ont été dirigés vers une seule sortie où était dressé un checkpoint informel avec un système de sécurité. À Tulkarem et Nour Shams, les habitant·es ont juste reçu l’ordre de partir en suivant des routes spécifiques. Il leur a été dit que s’ils empruntaient un autre chemin, ils se feraient tirer dessus par les snipers. Certains ont rapporté que l’ordre était venu des drones qui les ont parfois suivis, disent-ils, alors qu’ils quittaient le camp.
Les personnes en situation de handicap essayaient de comprendre comment sortir alors que les routes étaient en train d’être détruites par les bulldozers. J’ai parlé à un homme qui n’a pas pu prendre sa chaise roulante avec lui. Une femme a été tuée quand l’armée israélienne a fait exploser la porte de sa maison. Son père a été grièvement blessé. Une autre femme a été abattue, elle était enceinte de huit mois ; elle est morte, ainsi que son bébé. Son mari est handicapé à vie désormais. Les gens n’ont pas eu le temps de rassembler le strict minimum. Ils sont partis avec les vêtements qu’ils avaient sur le dos.
C’est un peu la même stratégie qu’à Gaza et cela expose l’approche militaire israélienne envers les populations, qui repose sur une politique de déplacement et d’entrave du droit au retour. À Gaza, l’armée a en quelque sorte prétendu qu’elle respectait le droit international : elle affirmait avoir mis en place un système pour les évacuations, avec des zones sûres… Nous avons démontré que tout ceci était complètement faux. Mais là [en Cisjordanie], les militaires n’ont même pas pris la peine de faire croire qu’ils évacuaient les gens. C’était juste des expulsions, sans ordres planifiés, sans zones sécurisées, ni instructions sur où aller.
Le traitement des Palestiniens dans les territoires occupés correspond à un régime d’apartheid.
[L’armée israélienne] nous a envoyé une longue lettre, plus détaillée que toutes celles que nous avions reçues auparavant, mais elle n’était pas substantielle car elle n’abordait pas certaines de nos questions. Elle disait simplement qu’il y avait des militants dans les camps et qu’ils avaient saisi des armes. Elle a admis vouloir réorganiser les camps.
Or, la question n’est pas de savoir si elle a une raison militaire légitime. Il faut une raison militaire impérieuse. Il y a une interdiction absolue des déplacements [de population en territoire occupé], sauf en dernier recours, et il faut alors expliquer les autres solutions qui ont été envisagées – Israël a bien sûr échoué à présenter tout cela.
Dans le rapport, Leila E., à Tulkarem, a vécu l’incursion militaire comme « une autre Nakba », en référence à l’expulsion de près de 900 000 Palestinien·nes autour de la création d’Israël en 1948. Quelles sont les séquelles pour ces habitants des camps de réfugié·es, eux-mêmes descendant·es de celles et ceux qui ont été chassé·es de leurs terres à ce moment-là ?
Ce qui était vraiment déchirant, c’est que les gens nous disaient qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’il était advenu de leur maison. Parfois, nous pouvions voir sur les images satellitaires qu’elle avait été détruite avant même qu’ils ne le sachent. Des fois, ils l’apprenaient par le bouche-à-oreille, ils étaient submergés par un sentiment de panique. Ce sont des zones militaires, leurs accès est officiellement interdit. Les gens n’ont pas la possibilité de faire appel. La Cour suprême israélienne a déclaré que ces démolitions peuvent continuer et s’étendre autant que l’armée le souhaite.
Les réfugié·es palestinien·nes ont enduré des années de déplacement, mais les camps étaient leur foyer, un espace où ils vivaient depuis des générations. C’est impossible à vérifier, mais les gens nous ont dit qu’ils pensaient que les autorités [israéliennes] essayaient d’effacer la question des réfugié·es, avec notamment la répression dont l’Unrwa [l’agence pour les réfugié·es palestinien·nes de l’ONU] est la cible et les déplacements de population qui se poursuivent dans l’ensemble des Territoires palestiniens occupés [TPO].
Nous avons vérifié les crimes de guerre commis dans les camps de réfugié·es, mais cela ne signifie pas que les déplacements forcés n’ont pas lieu ailleurs. Il y a des cas de déplacements en Cisjordanie et évidemment un déplacement massif à Gaza. Ce sont des schémas qu’il faut replacer dans le contexte du traitement des Palestinien·nes dans les TPO, qui, nous l’avons déjà dit, correspond à [un régime] d’apartheid.
Vous invitez, dans le rapport, des tribunaux nationaux et la Cour pénale internationale (CPI) à enquêter sur ces crimes israéliens. Quelles sont vos recommandations alors qu’Israël semble jouir, encore aujourd’hui, d’une large impunité ?
Dans ce rapport, nous avons isolé des responsabilités individuelles, que ce soit en raison de ce que ces personnes ont déclaré ou parce qu’elles faisaient partie de la chaîne de commandement. Nous avons identifié que les unités sur le terrain obéissaient au major-général Avi Bluth, qui, au sein du commandement central, est en charge des opérations militaires en Cisjordanie.
Nous sommes convaincus que ces individus devraient au moins faire l’objet d’une enquête. Nous ne sommes pas un tribunal, nous ne savons pas ce que les juridictions vont trouver. Nous voulions, avec ce rapport, exposer les preuves accablantes des nombreux crimes de guerre, crimes contre l’humanité et de nettoyage ethnique.
Tout ceci a lieu alors que la Cour internationale de justice a publié un avis consultatif selon lequel les États devraient ne pas participer à l’occupation illégale [par Israël des territoires palestiniens] et alors qu’il y a un cessez-le-feu à Gaza qui ouvre potentiellement la voie au retour de la solution à deux États – Human Rights Watch n’a pas pris position sur ce dernier point.
Mais nous voulons montrer que des atrocités sont commises au plus haut niveau dans les TPO alors même que ces négociations politiques sont en cours. Les États peuvent, sous le régime de la juridiction universelle, décider d’enquêter – et nous tentons de démontrer que certains crimes sont si graves que tout tribunal pourrait les juger, dont la CPI.
Nous affirmons également que des sanctions devraient être prises contre les individus que nous avons identifiés : Bezalel Smotrich, Israël Katz, Benyamin Nétanyahou ainsi qu’Avi Bluth, tout en imposant un embargo sur le commerce avec les colonies illégales et le transfert d’armes. Ce sont des recommandations que nous répétons depuis des années.
Nous espérons aussi que ce rapport mette en lumière ce qui se passe en Cisjordanie alors que l’attention du monde était concentrée sur Gaza – à raison, du fait des atrocités si brutales qui s’y déroulaient.
