J’ai passé des décennies à l’université Columbia. Je retire mon cours prévu cet automne à cause du marché qu’elle a passé avec Trump

Les politiques draconiennes de l’université et sa nouvelle définition de l’antisémitisme rendent impossible une bonne partie de l’enseignement

Chère Madame Shipman, présidente par intérim

Je vous écris cette lettre ouverte parce que vous avez jugé approprié de communiquer de cette manière les décisions récentes du Conseil d’administration et de la direction [de l’université].

Ces décisions, prises en étroite collaboration avec l’administration Trump, ont fait qu’il m’est impossible d’enseigner l’histoire du Moyen Orient moderne, mon domaine de recherche et d’enseignement depuis plus de 50 ans, dont 23 à Columbia. Bien que je sois retraité, il était prévu que j’enseigne un cours magistral sur ce sujet à l’automne en tant que « professeur invité » ; mais je ne peux pas le faire dans les conditions acceptées par Columbia lors de sa capitulation devant l’administration Trump en juin.

Plus spécifiquement, il est impossible d’enseigner ce cours (et beaucoup d’autres choses) à la lumière de l’adoption par Columbia de la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (International Holocaust Remembrance Alliance, IHRA). La définition de l’IHRA, délibérément, mensongèrement et hypocritement, assimile la judéité avec Israël, si bien que toute critique d’Israël, ou même toute description des politiques israéliennes, devient une critique des juifs. Mentionnant son effet potentiellement dissuasif, un des auteurs même de la définition de l’IHRA, le professeur Kenneth Stern, a répudié ses utilisations actuelles. Pourtant Columbia a annoncé que cette définition servira de guide dans les procédures disciplinaires.

Selon cette définition de l’antisémitisme, qui assimile de manière absurde la critique d’un État-nation, Israël, et une idéologie politique, le sionisme, avec le mal ancien de la haine des juifs, il est impossible d’enseigner avec quelque honnêteté des sujets comme l’histoire de la création d’Israël et de la Nakba palestinienne continue, culminant avec le génocide perpétré par Israël à Gaza avec la connivence et le soutien des États-Unis et d’une grande partie de l’Europe occidentale.

Le génocide arménien, la nature des monarchies absolues et des dictatures militaires qui sont le fléau de la plus grande partie du monde arabe, la théocratie non-démocratique en Iran, le régime dictatorial naissant en Turquie, le fanatisme du wahhabisme : tous sont sujets à des analyses détaillées dans les cours et les lectures de textes. Mais une simple description de la nature discriminatoire de la loi de l’État-nation de 2018 en Israël — qui affirme que seule la population juive a le droit à l’auto-détermination en Israël, dont la moitié des habitants sont palestiniens –, ou de la nature d’apartheid qu’a son contrôle sur des millions de Palestiniens se trouvant sous occupation militaire depuis 58 ans, serait impossible dans un cours d’histoire sur le Moyen-Orient selon la définition de l’IHRA de l’antisémitisme.

Il n’y a pas que la liberté académique et la liberté de parole des enseignants à être lésées par la capitulation de Columbia au diktat de Trump. Les assistants d’enseignement seront sérieusement contraints dans les sessions de discussion, comme le seront les étudiants dans leurs questions et débats, par la peur constante que des informateurs les dénoncent au redoutable appareil que Columbia a érigé pour punir tout discours critique d’Israël et pour réprimer une prétendue discrimination — qui, à ce moment de l’histoire, revient simplement à une opposition à ce génocide, presque invariablement. Des dizaines d’étudiants et de nombreux membres du personnel enseignant ont été soumis à des tribunaux fantoches, des étudiants comme Mahmoud Khalil ont été arrachés à leur logement de l’université et Columbia a maintenant promis de rendre ce système répressif encore plus draconien et opaque.

Vous avez affirmé qu’aucune « ligne rouge » n’avait été franchie par ces décisions. Cependant, Columbia a nommé un vice-provost initialement chargé d’examiner les études sur le Moyen-Orient et l’université a ordonné au personnel enseignant et administratif de se soumettre à des « entraînements » sur l’antisémitisme par des gens comme ceux de la Ligue anti-diffamation, pour qui virtuellement toute critique du sionisme ou d’Israël est antisémite, ou de Project Shema, dont les entrainements lient beaucoup de critiques anti-sionistes à l’antisémitisme. Elle a accepté un surveillant «  indépendant » de la « conformité » du comportement des enseignants et des étudiants, surveillant venant d’une compagnie qui, en juin 2025, a organisé un événement en l’honneur d’Israël. Selon l’accord de Columbia avec l’administration Trump, ce « surveillant aura un accès en temps opportun pour interviewer tous les individus liés à l’accord et pour visiter tous les bâtiments liés à l’accord, ainsi que les entrainements, les transcriptions de réunions liées à l’accord et des auditions disciplinaires, et des examens ». Les salles de cours sont explicitement NON exclues de visites possibles de ces personnes extérieures non universitaires.

L’idée que l’enseignement, les programmes et la recherche de quelques-uns des universitaires les plus importants dans leur domaine devraient être contrôlés par un tel vice-provost, par de tels « entraineurs » ou par un surveillant extérieur d’une telle compagnie est révoltante. Elle constitue l’antithèse de la liberté académique dont vous avez affirmé de manière hypocrite qu’elle ne serait pas lésée par cette capitulation honteuse aux forces anti-intellectuelles qui animent l’administration Trump.

Je regrette profondément que les décisions de Columbia m’aient obligé à priver d’une chance d’apprendre l’automne prochain l’histoire du Moyen-Orient moderne les près de 300 étudiants qui s’étaient inscrits à ce cours apprécié — comme des centaines d’autres l’ont fait pendant plus de deux décennies. Bien que je ne puisse rien faire pour les dédommager d’être privés de l’opportunité de suivre ce cours, je projette de donner une série de conférences publiques à New York focalisées sur des parties de ce cours, conférences qui seront diffusées en streaming et disponibles pour être regardées ultérieurement. Les bénéfices, s’il y en a, iront aux universités de Gaza, qui ont toutes été détruites par Israël avec des munitions américaines, un crime de guerre sur lequel ni Columbia ni aucune autre université des États-Unis n’a jugé approprié de dire un seul mot.

La capitulation de Columbia a transformé une université qui a été autrefois un lieu de libre investigation et de libre apprentissages en l’ombre d’elle-même, en une anti-université, en une zone de sécurité clôturée avec des contrôles d’entrée électroniques, en un lieu de peur et de dégoût, où est dit d’en haut aux enseignants et aux étudiants ce qu’ils peuvent enseigner et exprimer, sous peine de sanctions sévères. D’une manière honteuse, tout cela est fait pour couvrir un des plus grands crimes de ce siècle, le génocide en cours à Gaza, un crime duquel la direction de Columbia est maintenant totalement complice.

– Rashid Khalidi

  • Rashid Khalidi est professeur émérite Edward Said d’Études arabes à l’Université Columbia ; il est l’auteur de The Hundred Years’ War on Palestine (La guerre de Cent ans contre la Palestine)